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Nicole Beaurain et Christiane Passevant
Femmes et anarchistes. De Mujeres Libres aux anarchaféministes
Article mis en ligne le 16 juin 2009
dernière modification le 31 août 2009

par CP

Si l’on excepte l’un des pères fondateurs de l’anarchisme, Proudhon — que certaines de ses phallophrases rendent digne de figurer au panthéon de la mysogynie [1]—, les anarchistes revendiquent la liberté et l’égalité pour tous les individus, ce qui induit entre les sexes. La plupart des théoriciens sont à ce propos sans ambiguïté, qu’il s’agisse de Bakounine :

« Il n’est point d’autre principe moralisateur, ni pour la société ni pour l’individu, que la liberté dans la plus parfaite égalité. » [2] « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes, femmes, sont également libres. » [3]

Ou de Malatesta :

« […] combattons la prétention brutale du mâle qui se croit maître de la femelle, combattons les préjugés religieux, sociaux et sexuels. » [4]

Cependant, il n’y a pas pour les anarchistes une question spécifiquement féminine : la libération des femmes est conçue et comprise dans le problème plus général de la libération de la personne humaine. Or, la mise en œuvre de ces principes reste problématique tant sur le terrain militant que dans la vie privée et, comme beaucoup d’autres courants et partis politiques, l’anarchisme a connu et connaît un décalage entre théorie et pratique. L’évolution d’une société, dit-on souvent, se mesure au degré d’émancipation des femmes : même si la pensée anarchiste prône l’égalité des sexes, il semble que sur ce point précis les libertaires aient encore du chemin à parcourir. C’est du moins ce que laisse penser le slogan “If You’re Dissing the Sisters, You Ain’t Fighting the Power [5] que les féministes noires des États-Unis inscrivaient sur leurs badges au début des années 1990.

Emma Goldman a déjà mis en évidence la persistance de “l’instinct de propriété du mâle [6] , même parmi les révolutionnaires : “dans son égocentrisme, l’homme ne supportait pas qu’il y eut d’autres divinités que lui.” Une analyse qu’elle développe dans La Tragédie de l’émancipation féminine. [7]

À l’appui de cette remarque, on peut citer celles de militantes anarchistes lyonnaises des années 1930 : “J’ai souvent dit à mon mari que les anarchistes sont contre l’autorité des autres pour imposer la leur dans leur foyer. [8] Une critique répétée quand il s’agit de constater la division domestique du travail ou l’exercice de l’autorité au sein du couple : “Il est possible que mon mari me considérait comme son égale, n’empêche qu’entre nous, il voulait toujours avoir raison. [9]

Même au sein du mouvement anarchiste, les femmes ont souvent dû compter sur leurs propres forces pour imposer cette égalité trop théorique à leurs yeux. La revendication d’une égalité entre les sexes reste un sujet de controverse dans les mouvances révolutionnaires comme au sein de la société. Si l’élan révolutionnaire réapparaît épisodiquement suivant une logique conjoncturelle quasi imprévisible, les réalisations d’une pratique véritablement libertaire et égalitaire en matière de rapports entre femmes et hommes sont encore plus épisodiques.

Il existe cependant des expériences historiques essentielles pour comprendre l’idéal que représente l’anarchisme dans la vision d’une société future de liberté et d’égalité, où le mouvement pour l’émancipation des femmes a joué un rôle central dans l’action socialement révolutionnaire. À la lumière de la difficulté de cette lutte menée à l’intérieur de la lutte révolutionnaire, il est intéressant d’examiner deux de ces expériences préfigurant des rapports sociaux où la différence entre les sexes était refusée comme critère de pouvoir : le mouvement des Femmes libres, qui s’est développé pendant la Révolution espagnole de 1936 et l’émergence de l’anarchaféminisme aux États-Unis vers la fin des années 1970. Ces deux moments sont exemplaires en ce qu’ils ont illustré une concrétisation des idées égalitaires dans la lutte même. Il n’en demeure pas moins que l’observation oblige à faire ce constat : les idées et la pratique de ces expériences historiques rencontrent de la résistance au sein des mouvements anarchistes. D’où l’intérêt de la résurgence depuis quelques années d’un courant féministe dans la mouvance anarchiste en France.

Mujeres libres [10], une avancée exemplaire des femmes vers l’émancipation

En Espagne comme ailleurs, les anarchistes revendiquent la liberté et l’égalité complète, à tous les niveaux, entre les hommes et les femmes, et préconisent la liberté sexuelle (plus exactement l’union libre en lieu et place du mariage : ce qui n’a rien à voir avec le libertinage), ainsi que l’indépendance économique des femmes qui seule peut permettre de s’émanciper de concert avec les hommes. Dans cette optique, l’éducation des femmes a toujours été l’une des préoccupations dominantes : il s’agissait de leur donner une conscience sociale, de leur faire prendre conscience de leur situation ouvrière et de la nécessité de se syndiquer.

Théoriquement, dans la vie militante, on ne faisait aucune différence entre hommes et femmes ; il n’empêche que, bien que les femmes aient été très actives au sein de la CNT (Confederaciòn Nacional del Trabajo), le grand syndicat anarchistes espagnol [11], aucune d’entre elles n’est parvenue à la notoriété. Le mouvement anarchiste espagnol a néanmoins connu de grandes figures féminines comme Teresa Claramunt, une ouvrière du textile, ou de Federica Montseny, intellectuelle et fille d’intellectuel, mais elles constituent des exceptions. Ceci s’explique par le fait qu’au sein du mouvement, dans les pratiques comme dans les mentalités, l’égalité entre hommes et femmes se situait surtout au niveau des principes. Pourtant, dans les années 1930, années de grande agitation politique et d’effervescence intellectuelle en Espagne où l’on débattait de tout, en particulier à la CNT, la question sexuelle, comme on l’appelait à l’époque, et le problème de l’égalité des droits des femmes avaient fait l’objet de grands débats dans la presse libertaire, et les polémiques faisaient rage au sein des organisations anarchistes. Toutes ces discussions et controverses amenèrent les femmes anarchistes à prendre conscience de leur condition, c’est-à-dire à constater que dans leur vie professionnelle et familiale [12], comme dans les pratiques militantes, leurs compagnons étaient loin de mettre en pratique les grands principes libertaires concernant l’égalité des sexes. D’où la décision de certaines militantes de se joindre au mouvement Mujeres libres.

C’est ce que précise la militante anarchiste Pepita Carpena qui raconte ainsi l’expérience qu’elle a vécu alors :

Les femmes de la CNT se sont organisées en Femmes libres en avril 1936. Ces femmes-là étaient des féministes avant l’heure. Elle s’étaient syndiquées à la CNT, mais elles avaient pris conscience de leur rôle de femmes et de la nécessité d’une organisation de femmes. Il y avait alors beaucoup de machisme chez les hommes en général. Les copains de la CNT eux acceptaient volontiers qu’une femme vienne au syndicat. […] Le problème des féministes de la CNT s’est posé au contact du militantisme : elles se sont aperçues que ces hommes qui étaient libertaires l’étaient un peu moins quand ils étaient à leur foyer. Ils ne le faisaient pas exprès. Ils avaient été élevés comme ça et n’en avaient pas conscience. [13]

Mujeres libres (Femmes libres) est un mouvement issu d’une revue hebdomadaire d’inspiration libertaire, créée à Madrid en avril 1936, peu de temps avant la révolution, par trois femmes, respectivement journalistes et médecin : Lucia Sanchez Saornil, Mercedes Comoposada et Amparo Poch y Gascon. Femmes libres, qui a publié treize numéros, se voulait une revue de réflexion générale, un lieu de débat qui ne se limitaient pas aux problèmes féminins, mais où l’on abordait les thèmes politiques. C’est en même temps un instrument de propagande libertaire et d’information sur le mouvement lui-même. Parallèlement à la revue, Femmes libres a également édité un certain nombre de brochures de vulgarisation destinés à un public plus large, traitant du développement de l’enfant, de l’éducation, etc. Femmes libres se transformera très vite en mouvement et regroupera rapidement trente mille adhérentes.

L’Espagne avait précédemment connu d’autres mouvements féministes mais l’originalité de Femmes libres, organisation pionnière, c’est d’avoir voulu et réussi à regrouper des féministes majoritairement ouvrières, alors que le propre de la plupart des mouvements féminbistes d’hier et aujourd’hui, en Espagne comme ailleurs, était/est de recruter des membres principalement de la bourgeoisie (on peut parler d’un « féminisme bourgeois) », ou dans les classes moyennes. Le mouvement Femmes libres était et reste original d’abord à ce titre. Il l’était aussi dans les objectifs qu’il se fixait et où il se démarquait des organisations féministes traditionnelles. Tandis que pour ces dernières, il n’était pas question de remettre en cause le rôle traditionnel des femmes ou les structures sociales qui les enfermaient dans leur condition de dépendance, mais simplement d’élever leur niveau de connaissances afin de mieux remplir leurs rôles d’épouses et de mères, Femmes libres au contraire, qui se veut un mouvement politique rattaché idéologiquement à l’anarchisme, remet en cause ces structures et s’il s’adresse aux femmes du peuple, c’est pour leur faire prendre conscience d’elles-mêmes en tant que femmes, en tant que productrices et les amener aux idées libertaires.«  Femmes se propose de créer une force féminine consciente et responsable qui se comporte comme avant-garde de la révolution. » [14] La révolution sociale doit révolutionner aussi la condition des femmes qui doivent soutenir deux combats pour abolir les rapports d’exploitation, l’un à l’extérieur, contre la société telle qu’elle est, l’autre à l’intérieur contre la famille elle-même (parents, mari, enfants…). Il s’agit d’« émanciper la femme du triple esclavage auquel, généralement, elle a été et continue à être soumise : esclavage de l’ignorance, esclavage en tant que femme et esclavage en tant que productrice. » [15]

Le but de Femmes libres n’était pas d’émanciper les femmes en général, mais les femmes du peuple en particulier. Il ne s’agissait pas non plus de mener une guerre contre les hommes, mais de se préparer à transformer révolutionnairement la société à leurs côtés, donc de former des individus conscients qui pourraient prendre part à la lutte et militer aux côtés des hommes. Le mouvement voulait une sorte d’école d’apprentissage à la vie professionnelle, sociale et politique, afin de donner aux femmes du peuple les conditions de leur indépendance et de leur autosuffisance (jusqu’au droit de se battre sur le front avec des armes…), et les sauver de la dictature, « de la médiocrité : tâche culturelle et constructive pour gagner la guerre et faire la révolution » [16]. Ce qui constituait dans l’Espagne de l’époque une remise en cause totale des rôles dévolus à la femme, vouée au foyer, à la famille, aux enfants et au sacro-saint foyer.

Avec Femmes libres, raconte Pepita Cardena, j’ai pris conscience du fait que les filles d’Espagne avaient quand même moins de liberté que dans les autres pays. Enfin… dans tous les pays c’est un peu la même chose. Mais nous, nous avions le fardeau des traditions, de huit siècles d’occupation arabe et c’était très difficile de chasser de l’esprit des hommes l’idée que la femme devait rester à la maison et ne servir qu’à faire les enfants, à être "la compagne". Par exemple, il y avait une idée très répandue chez les libertaires, chez les hommes de la CNT. Elle consistait à croire qu’ils avaient la possibilité de prendre une femme quelconque et de la "former".

"C’est après y avoir adhéré que je me suis rendue compte que toutes ces femmes qui venaient chez elle porter leurs doléances étaient incapables de le faire parmi les hommes. […] Dans la CNT et dans le mouvement libertaire en général, les problèmes de relations entre les sexes ne se posaient pas avec autant d’acuité que dans les autres mouvements, mais ils se posaient. […] Les Femmes libres, contrairement aux féministes bourgeoises, que je n’ai pas connues, alliaient la lutte sociale et politique au féminisme et elles ont lutté contre le machisme même chez les libertaires. Parce qu’ils avaient beau dire que l’homme et la femme, c’était la même chose, des égaux, le machisme existait quand même. Les copains étaient très contents d’avoir une compagne qui les comprenne eux, en tant que militants, mais pas qu’elle soit militante. ils pensaient toujours que les femmes n’étaient pas capables sauf quelques-unes. […] Les hommes pensaient qu’elles ne comprenaient rien aux problèmes économiques et sociaux. la plupart d’ailleurs n’avaient pas de compagnes militantes. Ceux qui avaient des femmes militantes… eh bien, elles étaient là pour recevoir tous les copains qui arrivaient, faire la bouffe, faire les hôtesses. C’est vrai aussi que les militants étaient souvent en prison. […] Et par conséquent ils avaient besoin d’une compagne qui soit toujours là pour les coups durs. Si leurs femmes étaient aussi militantes on pouvait les arrêter et alors… […] Les copains de la CNT ne voyaient pas plus loin que donner aux femmes une conscience sociale. […] Ils voulaient que les femmes prennent conscience de leur situation d’ouvrière et de la nécessité de se syndiquer. Chez les anarchistes, on approfondissait les problèmes de la femme en tant que militante, on parlait de liberté sexuelle. On allait au-delà de la condition de la femme au travail." [17]

Évidemment constituée en dehors de tout ordre hiérarchique, Femmes libres était une organisation fédérative et fonctionnait sur le modèle libertaire de l’autogestion et de l’autonomie des différents groupes. Organisation indépendante, Femmes libres s’était constituée en dehors de la volonté de la CNT qui, non seulement ne l’a jamais totalement admise, mais avait même tenté, contre ses propres principes (il n’y a pas de problème de différence des sexes chez les libertaires…) de créer une section femmes, comme le rappelle Pepita Carpena qui relate dans quelles circonstances elle a rejoint le mouvement :

"À seize ans, quand la guerre a commencé, j’étais donc à la CNT et aux Jeunesses libertaires. Je n’avais pas de problème avec les camarades jusqu’à ce qu’ils aient besoin de porter la contradiction aux femmes communistes. Au lieu de la faire en tant qu’organisation libertaire où la différence des sexes n’existait pas, ils ont cru bon que ce soit des femmes qui portent la contradiction aux femmes communistes. Or, d’une part, ils n’avaient pas à féminiser le problème qui, en l’occurrence, concernait aussi bien les femmes que les hommes, et à créer une section une section de femmes au sein de l’organisation. D’autre part, si c’était un problème qui concernait spécialement les femmes, ils oubliaient tout simplement qu’il y avait Femmes libres." [18]

Femmes libres ne relevait donc que d’elle-même, à la différence de nombre d’organisations féminines constituées à l’initiative des partis, exhibées, manipulées par des directions politiques masculines.

Femmes libres entreprit d’abord une campagne d’information et de propagande parmi les femmes et dans le même temps, une lutte contre l’analphabétisme en assurant, dans son institut comme dans ses divers groupes, une formation élémentaire et organisant des stages professionnels où l’on formait des infirmières, des puéricultrices, des secrétaires, etc. Femmes libres créa des bibliothèques, des garderies écoles pour les enfants de réfugiés, les enfants abandonnés mais aussi pour les enfants dont les mères travaillaient. Femmes libres organisa des crèches gratuites dans les usines et les quartiers ouvriers et des réfectoires pour adultes. Dans un ordre d’idées moins traditionnel, Femmes libres organisa des sections de travail féminin, et même un syndicat de femmes dans les services de transport et d’alimentation de Madrid et Barcelone. Une colonne Femmes libres, armée de machines à coudre, à laver, à repasser, fut même envoyée au front.

Éducation, cuisine, couture, lavage, repassage, etc. On pourrait croire en énumérant ces activités qu’elles étaient une remise en cause des objectifs initiaux de Femmes libres, mais la participation des femmes à l’effort commun était une exigence de la guerre, une guerre qui s’inscrivait dans la perspective d’une victoire de la révolution, de l’instauration d’une société plus juste. Et Femmes libres se devait de soutenir cet effort. On peut cependant voir un aspect positif dans ces activités traditionnellement féminines, en ce sens qu’exercées collectivement, et en dehors du cadre du foyer, elles contribuaient à intégrer les femmes à la vie sociale, à donner une finalité politique à leur action, qu’elles allaient donc dans le sens de leur émancipation.

Il faut préciser ici, et il suffit pour s’en rendre compte de regarder les actualités cinématographiques de l’époque, que la guerre d’Espagne, ou la Révolution espagnole, a vu les femmes surgir sur la scène de l’histoire [19] dans toute leur neuve modernité ; en pantalons (des salopettes, une révolution…), elles sont partout : sur les barricades d’abord, distribuant les vivres, les médicaments ; à l’information ; dans les usines d’armement où elles fabriquent des balles et des pièces de fusils. En règle générale, la guerre avait obligé la plupart des femmes à se mettre au travail, à remplacer les hommes dans les fermes comme dans les usines ; certaines d’entre elles s’étaient même engagées et participaient aux opérations militaires avec (au même titre que) les hommes, notamment dans les milices anarchistes. Elles en seront cependant exclues à partir de 1937.

Il nous faut constater une fois de plus que les guerres et les révolutions, même si elles sont souvent suivies de périodes de régression, ont constitué pour les femmes un terrain favorable à leur affirmation et à la conquête de nouveaux droits. Ainsi, lors de la brève participation des anarchistes au gouvernement (1936-1937), les femmes avaient obtenu l’égalité des droits — dont la capacité juridique —, la légalisation du mariage après dix mois d’union, l’information sur le contrôle des naissances et le droit à l’avortement.

Parmi les actions entreprises par Femmes libres, il ne faut pas oublier sa lutte contre la prostitution — et non les prostituées —, action qui va bien dans le sens des principes qui l’animaient. Car comment prôner la liberté des femmes, la liberté de l’amour et accepter l’existence de la prostitution ? Pour lutter contre ce qui constituait à l’époque un problème social important, Femmes libres lança une campagne de propagande dissuasive auprès des hommes et fonda des centres libératoires de la prostitution pour des prostituées qui souhaitaient abandonner leur condition. Ces centres proposaient un traitement médico-psychiatrique, un traitement psychologique et éthique pour encourager le sentiment de responsabilité, une orientation et une formation professionnelle, enfin un soutien moral et matériel aux femmes, même après avoir quitté le centre. Ce qui fait dire à Pepita Cardena, entrée en 1934 à la CNT :

Pendant la révolution, tous ces problèmes, crèches, habitat, libération de la femme, nous les avons posés… Je peux dire avec rage parce qu’en trois ans on a voulu faire le travail de vingt ans et cela n’a pas été possible. Mais quand même il en est resté des choses si bien que je suis fière d’avoir vécu la révolution espagnole parce qu’en trois ans de révolution j’ai vécu vingt ans de ma vie !

L’anarchaféminisme aujourd’hui : la connection états-unienne

Le renouveau du féminisme aux États-Unis se situe dans la continuité d’un mouvement progressiste brisé dans son élan par la répression sous le maccarthisme de l’après-guerre. Après la Seconde Guerre mondiale, les femmes avaient non seulement été renvoyées dans leurs foyers pour laisser la place dans les usines aux soldats démobilisés, mais, pendant ces années de plomb, le féminisme avait été exclu du débat politique au même titre que toute revendication radicale radicale ou de gauche. C’est pourquoi la participation des femmes à la lutte pour les droits civiques des Américains-africains entre 1955, début du mouvement organisé, et 1965 [20], a joué un rôle primordial dans la résurgence du féminisme — comme à la fin du siècle dernier, lorsque le mouvement des suffragettes s’était inspiré du mouvement abolitionniste. Les modalités de cette participation et ses ramifications ont été complexes, combinant des expériences de milieux différents et contribuant progressivement à une prise de conscience et à la formation d’un sentiment de force collective.
Si le pays est pour le moins retardataire en ce qui concerne la législation sociale ou le développement d’une gauche radicale et révolutionnaire, il en va différemment du progrès de l’intégrationn des femmes et de la spécificité de leurs luttes inscrites dans un programme radical d’action sociale. Dans ce pays où une gauche politique organisée a eu toujours des difficultés à s’imposer, l’action sociale a en conséquence souvent emprunté des voies plus “culturelles” dans le sens que les pratiques sociales dans la lutte ont primé sur les abstractions idéologiques. Sara Evans l’explique ainsi :

la communauté qui s’est organisée dans le Nord du pays a offert de nouveaux modèles qui ont renforcé les expériences menées dans le Sud. Cela a donné l’image d’une femme qui reconnaît l’oppression qu’elle subit, la nomme, et ainsi se lève pour ce qu’elle représente, cassant les schémas habituels de passivité et acquérant un nouveau respect au sein du processus de remise en question. L’image puissante de la « mama » du Sud a aussi pénétré le mouvement du Nord”. […] Il y avait surtout cette “contradiction d’accomplir la plupart des tâches concrètes de l’organisation tout en restant dans l’ombre. Les femmes étaient efficaces, mais les hommes étaient les vedettes. [21]

Pendant les années 1960 les femmes ont participé aux luttes qui ont alors émergé sur les campus universitaires, dans la mouvance “Black Power” — qui avait succédé au mouvement pour les droits civiques —, au sein du mouvement contre la Guerre au Vietnam, constitué à partir de 1965. Leur engagement s’est révélé exaltant mais aussi frustrant : tandis que les hommes tenaient le devant de la scène médiatique, elles étaient généralement reléguées au second plan et n’en accomplissaient pas moins les tâches, sans pour autant assumer les responsabilités du leadership. Certaines en firent la remarque et s’attirèrent cette réponse brutale de Stokely Carmichael : “Il y a une position pour la femme au sein du SNCC (Student Non Violent Coordinating Committee) : sur son dos (prone).” Quant aux Black Panthers, ils assignaient aux femmes un rôle important dans la lutte : inspirer aux hommes l’esprit révolutionnaire en leur faisant un chantage au sexe s’ils manquaient d’ardeur révolutionnaire. Autrement dit le “pussy power” (le pouvoir de la chatte) ?

Le sexisme qui était de mise dans la lutte pour l’émancipation sociale a finalement provoqué un scission fatale dans ces mouvement en 1969. Comme la militante Cathy Wilkerson l’écrivait en juillet 1969, “les femmes ne pourront pas jouer de rôle important dans les luttes tant qu’elles seront assujetties à des tâches dans un mouvement qui, en pratique, ne combat pas la suprématie masculine. [22].”

Au dernier congrès du Students for a Democratic Society (SDS) en 1969, auquel participaient les membres d’autres groupes de gauche importants, tels les Black Panthers et le Progressive Labor Party, les militantes refusèrent de continuer à jouer les faire-valoir et à tenir les rôles d’arrière-plan. Le SDS s’est alors scindé en trois tendances, perdant ainsi sa cohésion et son influence et accélérant la déliquescence que la nouvelle Gauche des années 1960 connaissait depuis la fin de la lutte pour les droits civiques, l’arrêt de la guerre du Vietnam et l’anéantissement des Black Panthers.

Paradoxalement, la nouvelle Gauche en tant qu’avant-garde révolutionnaire avait été brisée en grande partie par une nouvelle vague de féminisme réformiste et bourgeois qui s’était développé pendant les années 1960. Entre la publication du livre, La Mystique féminine, de Betty Friedan en 1962, la création du National Organization of Women (NOW) en 1966, et les actions médiatiques spéctaculaires (interruption de concours de beauté, incendies publics des soutiens gorges, etc.) en 1968 et 1969, le féminisme états-unien avait gagné en ampleur. Des “groupes pour la prise de conscience” (consciousness-raising groups) s’étaient constitués un peu partout dans le pays pour traquer et démasquer le sexisme au quotidien. À ce niveau, le féminisme avait réellement infléchi une évolution des mentalités dans la gauche radicale états-unienne.

Cet élan féministe était essentiellement animé par des femmes issues des classes moyennes et de la bourgeoisie. Mais force est de constater que le féminisme de cette époque est aussi une réponse des travailleuses qui fonde sa logique dans l’évolution du capitalisme. Le féminisme de la fin des années 1960 est également une conséquence de la baisse du pouvoir d’achat. Le chômage, dû à l’affaiblissement de l’appareil de production états-unien, aux investissements à perte de la guerre au Vietnam, à la concurrence économique avec le Japon et avec les pays européens, et enfin, à la désindustrialisation et à la mondialisation, a contraint les États-uniennes à rentrer dans “la vie active”. La conséquence de cette situation pour les hommes a été le sentiment de se sentir menacés par les revendications des femmes, leur pouvoir étant remis en cause. Les femmes ont réclamé des droits au sein de la famille et les hommes ont résisté. De ce point de vue, on peut dire que le féminisme s’est alors inscrit dans certains des mécanismes du capitalisme : c’est justement dans cette conjoncture nouvelle que la praxis révolutionnaire et féministe est importante. Cependant les revendications des femmes sur les lieux de travail et dans les foyers ne constituent pas forcément un féminisme déclaré : le décalage entre la conscience de l’aliénation sous toutes ses formes et la prise de conscience politique persiste.

Les féministes états-uniennes ont alors renoué avec la tradition des luttes des anarchistes et des IWW (Industrial Workers of the World) du début du siècle en Amérique du Nord, pour qui l’égalité entre les sexes était un principe incontournable. Elles ont certainement revendiqué une émancipation et une égalité immédiates, et non pas renvoyées indéfiniment dans un futur idyllique. Une volonté qu’Emma Goldman affirmait déjà en 1906 :

Pour moi l’anarchisme n’était pas une théorie applicable dans un lointain futur, mais un travail quotidien pour se libérer de ses inhibitions, les nôtres et celles d’autrui, et abolir les barrières qui séparaient artificiellement les gens. [23]

Il semble que le manque des structures politiques de gauche aux États-Unis ait favorisé l’essor puissant d’une mouvance féministe forte au début des années 1970. [24] L’anarchaféminisme qui émerge alors aux États-Unis a certes puisé dans la pratique de la nouvelle Gauche états-unienne des années 1960, mais il n’est toutefois pas possible de considérer la décennie suivante comme une simple époque transitoire de l’après-sixties. Deux enjeux importants ont dominé des luttes des années 1970 : les femmes et l’écologie. Dans la seconde moitié des années 1970, une fusion s’est opérée entre le féminisme et le mouvement écologiste, les deux luttes convergeant dans la pensée révolutionnaire. Comme Murray Bookchin l’a justement observé,

au moment où la nouvelle gauche s’est décomposée en sectes marxistes et où la contre-culture a été transformée en marchandise, l’écologie sociale et le féminisme ont développé l’idéal de liberté plus que dans tous les autres mouvements récents. [25]

Le grand courant féministe des années 1970 s’est accompagné du rejet du machisme qui régnait dans les groupes politiques de gauche et d’avant-garde : s’affranchir de toute domination patriarcale est devenu à la fois un principe et une stratégie d’action pour les groupes féministes.

D’où l’intérêt pour les groupes anarchistes : les féministes ont reconnu, comme les anarchistes, qu’il était nécessaire de remettre tous les systèmes en question et de refuser toutes les formes de d’oppression. Ces féministes se considéraient elles-mêmes comme des libertaires "naturelles", opposées au système et au fondement patriarcal de la domination. Ainsi, cette prise de conscience féministe, réaction au sexisme qui régnait au sein des groupes militants des années 1960 a été double : sociale et politique à la fois. Ce féminisme a profondément bouleversé les militants et leurs pratiques pendant les années 1970 — de même qu’il avait marqué la nouvelle Gauche d’une influence durable. Pour l’intégrer dans l’idéologie des mouvances radicales, la conception tout entière du projet révolutionnaire était à revoir et à reconstruire.

La force du féminisme dans les mouvements radicaux est devenue apparente vers 1975, lorsque l’opposition aux centrales nucléaires a pris forme. En 1976, une coalition de groupes, la Clamshell Alliance, s’est créée dans le Massachusetts et le New Hampshire afin de lutter contre la construction d’une centrale sur la côte atlantique à Seabrook (New Hampshire). Cette coalition entreprit une vaste campagne d’action pour la désobéissance civile qui fut suivie par des milliers de personnes, anarchistes pour la plupart, avec occupation du site et sit-in. Ce qui rend ce mouvement remarquable, c’est son mode d’organisation et de fonctionnement, gouverné par l’application de deux principes : toute décision devait être prise après discussion dans des “groupes d’affinités” (brigades unies au plan politique où les individus trouvaient le soutien émotionnel nécessaire pendant les épreuves de la lutte) où chacun s’exprimait, et être “consensuelle”.
Selon les participants de la Clamshell Alliance, ce mode d’organisation s’est directement inspiré des écrits de Murray Bookchin sur les anarchistes espagnols :

Avec des objectifs volontaristes en tête, les anarchistes ont tenté de construire un mouvement organique dans lequel les individus se rassembleraient par « affinités », comme les intérêts et les tendances en commun, et non par des liens bureaucratiques ou des abstractions idéologiques. Et tout comme les révolutionnaires se regrouperaient librement ensemble, par affinité, les groupes individuels se fédèreraient volontairement, sans jamais nuire à l’esprit d’initiative ou à la volonté de chacun. [26]

Transposés dans le contexte états-unien des années 1970-1980, ces “groupes d’affinités” ont formé un noyau de solidarité parmi les militant-e-s, voire un soutien affectif quasi familial pour surmonter les épreuves dans l’action et la répression. Ce lien avec la Révolution espagnole et les expériences anarchistes ont contribué à l’élaboration d’une idée de changement révolutionnaire dans lequel s’inséraient les interventions ponctuelles du mouvement écologiste. Ainsi, la “révolution préfigurative” illustrait la vision d’une société égalitaire dans ses modes d’action et les relations instaurées entre militant-e-s.

Si la lutte de la Clamshell Alliance contre Seabrook n’a pas atteint son objectif — stopper la construction de l’installation nucléaire —, elle a toutefois remporté un succès indéniable comme modèle d’action et d’organisation. Malgré l’affaiblissement du mouvement en raison d’une controverse sur la nécessité ou non de détruire la propriété, la création de cette vaste coalition de groupes, fonctionnant sur le principe de la démocratie directe et dans le respect des individus, a connu une influence considérable et a permis l’émergence d’une mouvance dite “anarchaféministe”.

Au début des années 1980, les anarchaféministes s’engagèrent dans le mouvement d’Abalone Alliance, contre l’implantation d’une centrale nucléaire sur la côte californienne. Les protestations contre le projet nucléaire du Diablo Canyon avaient commencé au début des années 1970 et avaient été initiées par les Mothers For Peace, groupe de femmes contre la guerre du Vietnam de San Luis Obispo (Californie), rejointes par des étudiant-e-s anarchistes de l’Université de Stanford. Le Clamshell Alliance a servi de modèle à l’Abalone Alliance et l’expérience a poussé plus loin la recherche pour des nouvelles tactiques et stratégies de lutte. Comme à Clamshell, quelques conflits générèrent des tensions entre militant-e-s, certain-e-s se battant uniquement pour faire barrage à l’implantation du site nucléaire, d’autres souhaitant élargir la lutte à une stratégie antinucléaire nationale, d’autres enfin visant le long terme pour former un mouvement susceptible de jouer un rôle global sur l’environnement, la décentralisation, dans la perspective d’une société égalitaire.

Les actions se multiplièrent, par exemple des occupations qui se soldèrent par près de 2000 arrestations en 1981. Mais, contrairement à la lutte de Clamshell, la fin du mouvement ne fut ni amère, ni stérile. Celle-ci laissait en place des réseaux et surtout une expérience génératrice d’idées pour les luttes à venir ; notamment la transformation des relations entre militants et militantes.

L’expérience de l’Abalone Alliance a été le creuset d’une action directe qui a engendré un mouvement original où la perspective utopique d’une société démocratique radicale était liée à l’égalité des droits de tous et toutes, d’où l’importance des changements culturels à envisager dans le cadre d’une société égalitaire.

La spécificité d’Abalone Alliance a été d’être menée, en grande partie, par des féministes libertaires qui s’étaient jointes à l’action pendant l’occupation de Diablo Canyon et s’étaient donné le nom d’“anarchaféministes”. Dans le mouvement d’Abalone Alliance, comme le précise Barbara Epstein :

Les anarchaféministes ont insisté sur le fait qu’une politique anarchiste ou révolutionnaire égalitaire doit être féministe, ce qui signifie que la politique doit dépasser la division entre public et privé en appliquant ses principes dans la vie quotidienne. Ces principes incluent forcément la non violence, le respect des êtres humains et de l’environnement naturel, et le rejet du machisme qui avait sapé le mouvement antiguerre et empoisonné l’Alliance Clamshell. [27]

Il s’agissait alors de trouver un équilibre dans la lutte, c’est-à-dire de réconcilier l’action avec une vision à long terme : créer de nouvelles formes de communautés qui devaient préfigurer la société future. La “politique préfigurative” devait être une application sur le terrain des théories égalitaires afin de créer les conditions d’une nouvelle société dans un environnement sauvegardé. Les anarchaféministes ont envisagé d’autres formes de lutte, d’autres rapports à l’action directe, d’autres stratégies vis-à-vis par exemple d’une technique asservie au capitalisme, utilisée pour ou contre le progrès humain selon les exigences du marché. Le slogan, omniprésent à cette époque, “the personal is political” ("le privé est politique") sera érigé en praxis révolutionnaire pour contourner l’individualisme qui régnait alors. L’anarchaféminisme a été conçu non comme un rejet de l’homme, mais comme un élément primordial de l’action et de la finalité révolutionnaire. Pas question pour les anarchaféministes de séparatisme, mais plutôt de choisir des espaces libertés et de garder une vigilance par rapport à l’influence d’un système et d’une propagande essaimant sexisme et racisme.

Fait remarquable, l’influence du féminisme sur les mouvements radicaux ne faiblira en rien durant les années reaganiennes et même après — époque réactionnaire et de régression par excellence. Si les actions ont été moins médiatisées que dans les années 1960, la réflexion et les débats ont permis de consolider l’organisation et les stratégies d’action. Faut-il conclure que la contribution féministe à la création de mouvements libertaires, à la dimension égalitaire incontournable, a permis de garder la cohérence qui fait défaut ailleurs, en France par exemple ? C’est tentant. En tous cas, l’anarchaféminisme états-unien, comme le mouvement des Mujeres libres dans l’Espagne révolutionnaire, a tout pour inspirer de nouveaux modèles d’action sociale et politique.

Patriarcat, ordre moral et anarchaféminisme en France

En France, le mouvement féministe a connu son apogée dans la seconde moitié des années 1970, mais la récupération par le parti socialiste des mouvements féministe, écologiste et antiraciste a démobilisé une grande partie des militantes féministes. Depuis, les liens entre l’anarchisme, le féminisme et l’écologie radicale n’ont guère été actifs. L’engagement des femmes dans le champ politique, construit par et pour des hommes, a rapidement été récupéré ou écarté.

Le début des années 1990 a vu la formation de groupes spontanés de femmes autour de luttes ponctuelles comme le mouvement antiguerre contre la guerre du Golfe en janvier 1991. Un engagement hors des groupes féministes historiques qui engendra une réflexion sur le rôle des femmes dans les mouvements de protestation. La mobilisation contre la guerre du Golfe a été en effet un bel exemple de résistance face à l’essence même du patriarcat guerrier représenté par le SIRPA [28] et tout le complexe militaro-industriel. L’occupation audiovisuelle et médiatique par les militaires était quotidienne. La présence d’experts militaires a littéralement envahi l’espace public et privé, sans parler des pressions et des censures. Le domaine du guerrier était omniprésent, ne s’embarrassant plus des hypocrisies habituelles vis-à-vis de la moitié féminine de la population. Ce déchaînement virtuel et barbare provoqua une réaction des femmes face à l’usurpation d’un espace à nouveau volé. Les anarchistes, et notamment les femmes anarchistes, ont fédéré un mouvement et une contre-information diffusée sur les ondes de Radio libertaire. Ce mouvement renforça les réseaux de soutien et d’information, en France mais aussi à l’étranger, et renoua des liens internationaux entre féministes.

Cette part importante de la mobilisation des femmes dans le mouvement contre la guerre du Golfe aura des conséquences sur la réflexion des militantes féministes et anarchistes, comme, par la suite, leur investissement dans les réseaux de soutien aux femmes victimes de la guerre en ex-Yougoslavie.

Malgré leur participation militante active, les femmes ne représentent qu’un taux de 22 % dans la Fédération anarchiste. [29] On peut se demander si, étant sous-représentées, [30] leurs propositions rencontrent quelque écho : c’est sur ce genre de question (entre autre analyse du sexisme et de ses méfaits) qu’un groupe de femmes anarchistes s’est penché pour faire un constat sur “l’influence du féminisme sur le mouvement anarchiste" [31] et organiser la Rencontre internationale anarcho-féministe [32] du 2 mai 1992. Selon les organisatrices, si les femmes ne sont pas les seules exploitées dans une société inégalitaire et patriarcale, elles le sont en premier lieu. C’est pourquoi il apparaissait urgent de revenir à une analyse de la domination et du rapport sexué.

Il nous semble essentiel de rendre visible notre position entrant dans les problèmes sociaux, avec notre différence de genre, au-delà d’un discours seulement émancipateur et égalitaire qui porte un discours plus fort de liberté et d’égalité dans la différence sans hiérarchie recherchant une identité féminine horizontale et antiautoritaire.

D’où la nécessité de modifier le langage et le discours pour que les femmes s’expriment en tant que sujets dans leur diversité et non en objets. Il s’agissait de se réapproprier la parole, de “renverser la signification de l’« universel » masculin, démarrer par ce qui est marginal et qui s’éloigne de tout contrôle de pouvoir, ajoutant des mots adaptés aux nouveaux sens, sans hiérarchie et prenant l’initiative féminine dans le discours. […] L’effort a été d’exprimer et de créer une pensée de femmes cherchant à se soustraire à l’esprit conformiste du pacifisme — femmes pacifistes car donneuses de vie au lieu de mort ; toujours passives au lieu d’agressives." [33]
Créer et élargir, comme le préconisaient les autonomes, un contre-pouvoir pour combattre toutes les oppressions masculines était nécessairement "l’objectif des femmes dans la situation actuelle". [34]

Le mouvement féministe ne se définit pas, loin de là, simplement comme la demande de droits égaux pour les femmes, la lutte contre les discriminations sexistes ou la défense de la liberté de conception, ni même la demande du droit de vote. Il s’attaque à un des fondements de l’ordre social : le patriarcat. Et les militantes féministes, notamment les anarchistes, nous l’ont appris, ce dernier constitue la matrice d’où sont issues la plupart des oppressions. C’est pourquoi le statut de la femme est si important au maintien de l’ordre. [35]

La lutte contre la domination masculine et capitaliste est le thème récurrent de l’émission féministe de Nelly Trumel sur Radio libertaire. Une émission créée en 1986, cinquante ans après Mujeres Libres, dont elle reprend le nom, Femmes libres. Espace de lutte et de revendications, l’émission Femmes libres a toujours tenté de mettre en commun les expériences des femmes et de fonctionner sur l’idée de réseau. L’émission, "construite sur ce qui rassemble", sera durant des années le seul espace féministe sur les ondes pour "être à l’écoute et donner la parole aux femmes", dans le respect de la différence et pour de fédérer les différents types de féminisme. Cette volonté vaudra à l’émission, à travers son animatrice, sa reconnaissance par le mouvement féministe, le mouvement libertaire et syndical, avec la CNT [36]. Le “dénominateur commun” à toutes les femmes invitées dans l’émission, c’est “la revendication de leur dignité. Elles veulent être reconnues comme individus à part entières, et revendiquent le droit à l’expression. [37] Encore une fois, la réappropriation du langage est revendiquée comme une priorité de l’émancipation et du respect des droits de toutes.

Qu’il s’agisse de la manifestation du 25 novembre 1995 pour la défense des droits des femmes (« En avant toutes et tous ensemble pour les droits des femmes ») ou de la manifestation anti-pape en septembre 1996, les anarchaféministes sont, sinon à l’initiative, du moins très actives dans ce type de mouvements. La remise en question de la domination patriarcale du système n’est toutefois pas aisée et suscite parfois de vives réactions antiféministes, que l’on peut qualifier d’antilibertaires, au sein même de la Fédération anarchiste. Cela soulève le problème, récurrent, de l’acceptation des femmes dans la lutte politique. Dans les luttes ponctuelles, elles sont les bienvenues, à l’intendance. Mais sur le devant de la scène et pour des revendications spécifiques… C’est à voir. Ou bien elles doivent se plier à certains rites : discours calqués sur celui des hommes, attitudes de rapports de force obligés, abandon du "bon sens" au vestiaire.

La proportion de participation des femmes dans les congrès anarchistes, notamment pour la prise de parole, est-elle à hauteur de leur taux de représentation ? Les anarchaféministes sont-elles suivies dans leur demande de "non-hiérarchisation des revendications" ? La "minorité agissante" des militantes est-elle sous l’influence des modèles politiques ? La surprise de certains militants, lorsque les anarchaféministes ont présidé les débats lors du 48 ème congrès de la Fédération anarchiste en 1991, est éloquente dans ce cadre de réflexion. S’opposer au sexisme est une réflexion à mener dans les groupes, d’où l’importance pour les libertaires et les anarchaféministes de s’impliquer dans des projets communs concernant les droits égalitaires dans les rapports sociaux, familiaux, etc., afin que le mouvement libertaire intègre les projets des alternatives en actes, telles que le féminisme. [38] La démarche anarchaféministe — des Mujeres libres, des anarchaféministes états-uniennes et européennes — est d’appliquer au présent les principes libertaires, mais la tâche s’avère ardue dans des pays où la célébration des différences entre les sexes nuit, consciemment ou non, au débat sur la construction du “genre”.

En France, où les anciennes structures de la gauche organisée demeurent intactes (à l’inverse des États-Unis), les féministes comme les anarchaféministes luttent encore sur les questions les plus élémentaires : les hommes sont-ils capables de remettre en question le patriarcat ? Les anarchaféministes françaises peuvent à bon droit s’interroger lorsqu’elles observent que les femmes assument seules, dans leur très grande majorité, la responsabilité de la contraception. Entre les deux guerres mondiales, le mouvement libertaire a pourtant milité pour la limitation des naissances et la camaraderie amoureuse, et revendiqué ce choix pour les deux sexes :

Nous réclamons la maternité libre ; nous réclamons le néo-malthusianisme ; nous voulons pour l’homme comme pour la femme, la libre disposition de sa chair et de son corps. Nous n’appartenons pas servilement à la société, à la patrie ou à l’église. [39]

La revendication libertaire du libre choix envisageait aussi la contraception masculine, c’est-à-dire la stérilisation volontaire : la vasectomie. Apparue vers 1935, cette nouvelle technique était demandée par les “Espagnols et les Italiens ; très peu de Français [40] qui assimilaient la stérilisation à la castration. La technique, interdite à l’époque, le resta jusque dans les années 1980, et ne souleva jamais de débat généralisé sur la contraception masculine dans le mouvement libertaire. Est-ce une régression par rapport aux années 1930 ? Un refus de la remise en question des bases du patriarcat ? Cela nous ramène au rôle de l’anarchaféminisme dans le mouvement libertaire ; un rôle moteur pour la contestation des rôles sociaux et le refus des rapports de domination. La participation des anarchaféministes est, selon celles-ci, essentielle pour l’analyse et le combat du pouvoir, pour la volonté de construire une société égalitaire, pour l’application immédiate des théories libertaires. Une participation qui semble en effet d’autant plus importante si l’on considère l’origine controversée de la journée des femmes et la volonté de récupération des revendications spécifiques des femmes par les groupes politiques. [41]

Pour les anarchaféministes en France, en Espagne et aux États-Unis, la remise en question de la domination masculine est la clé de voûte de la lutte contre la domination et l’oppression. Pour elles, la construction d’une société égalitaire pour tous et toutes passe par lutte contre la domination sexuelle, contre le patriarcat, chez les révolutionnaires comme chez les militants libertaires. La lutte des anarchaféministes s’annonce cependant difficile, surtout si l’on considère l’attitude de l’un des grands artistes anarchistes, Léo Ferré, comme emblématique. Léo Ferré qui chantait dans les années 1970 :

Ton style c’est ton cul c’est ton cul c’est ton cul

Ton style c’est ma loi quand tu t’y plies salope ! [42]

Cet article a été publié dans le n° 123-124 de la revue L’Homme et la société, en 1997 (L’Harmattan) : Actualité de l’anarchisme (coordonné par Nicole Beaurain, Christiane Passevant et Larry Portis.)