Chroniques rebelles
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Larry Portis
Du pain et des roses
Histoire d’un slogan
Article mis en ligne le 11 mars 2008
dernière modification le 23 décembre 2011

par CP

La grève de Lawrence en 1912 a été l’une des grandes victoires du mouvement ouvrier nord-américain.
Ville du textile dans le Massachusetts, Lawrence était le site de l’American Woolen Company, propriétaire de quatre usines de filature de laine.
Les 23000 employé-e-s étaient, pour la plupart, de nouveaux immigré-e-s
et l’on comptait plus de vingt-cinq nationalités et langues différentes.
C’est lors de cette célèbre grève que le slogan, « Bread, and Roses Too » (du pain et des roses aussi), apparut sur les pancartes tenues par des femmes grévistes. Un slogan qui a marqué et qui résonne encore aujourd’hui, témoin le film récent de Ken Loach, Bread and Roses (2000).

Cette revendication peut paraître atypique. Demander des roses ne correspond pas à l’image trop souvent propagée du militant ouvrier prêt
à se battre physiquement contre le patronat et ses sbires. Même parmi les IWW, qui avaient coordonné de la grève de Lawrence après l’arrestation des organisateurs — Joseph Ettor et Arturo Giovannitti —, l’imagerie du travailleur costaud et bagarreur primait dans leur iconographie.
Si c’est une grande victoire pour les IWW, on oublie souvent que cette lutte a été essentiellement menée par des ouvriers immigrés confrontés aux autorités publiques et à une classe patronale cynique et brutale.

Dans cette véritable guerre de classes, les immigrés étaient réprimés par des milices formées pour une large part par des étudiants de l’université d’Harvard, université tout aussi prestigieuse à l’époque. Joli spectacle de voir ces fils de bourgeois s’adonner avec sauvagerie à la remise au pas des peuplades ignorantes des bonnes manières. À cheval, les étudiants-miliciens fonçaient sur les manifestant-e-s, les grévistes — hommes, femmes, enfants — allant jusqu’à les poursuivre sur les marches des maisons pour les frapper.

Au cours d’une de ces charges, une jeune gréviste, Anna Lopezzi, est abattue par des policiers. À l’occasion d’une autre, John Ramy, un adolescent d’origine syrienne et membre de l’orchestre des grévistes, est transpercé par une baïonnette alors qu’il fuit les miliciens. Il n’a que son instrument au moment des faits et il mourra à l’hôpital.

Dans ce contexte, on peut s’étonner d’une telle revendication : « du pain et des roses ! » Le « pain » bien sûr. Mais les « roses », pourquoi cette association ?
Du pain. « Gagner son pain » était, comme aujourd’hui, une expression résumant tous les aspects de la précarité matérielle et psychologique. Au-delà de la généralité du terme, la pénurie et parfois même la famine étaient le lot de nombreux immigrés de l’époque. La majorité des ouvriers venaient de l’Europe de l’Est, du Sud, des pays baltiques, de Russie ou de Méditerranée orientale. Autant de pays où le prolétariat et la paysannerie vivaient des conditions difficiles. Au cours du dix-neuvième siècle, les candidats à l’immigration aux États-Unis venant d’Europe de l’Est avaient une expression courante pour évoquer leur voyage, ils disaient « za chlebom » — « aller au pain ».

Par ailleurs, les ouvrières étaient majoritaires dans l’industrie du textile. Immigrées ou non, elles avaient un sens plus aigu de la sensibilité et de l’esthétique dans le contexte d’une société patriarcale. Les conceptions de la féminité et de la masculinité véhiculaient une image des femmes traditionnellement plus acquises aux qualités émotionnelles qu’au matériel.
Des roses. Cela ne correspond pas à une revendication matérielle. Les roses sont un symbole de beauté, de plaisir des sens. Et certainement une manière de dire que la lutte sociale n’avait pas but unique la subsistance, mais signifiait aussi le droit à la beauté, au plaisir, au respect. La sensibilité
et le raffinement n’étant pas l’apanage des élites, mais la norme accessible à tous.

Outre la signification symbolique du slogan, son utilisation dépend aussi d’un débat interne à la grève, menée par des travailleurs quasi sans ressources. L’un des premiers tracts fut un appel à la solidarité et réclamait du pain : « Aidez vos camarades qui ont besoin de pain ». Le tract continuait ainsi : « Nous, travailleurs qui trimons pour vêtir les autres, demandons du pain aux travailleurs et à tous ceux qui nous soutiennent ». Se nourrir devenait en effet pour beaucoup un problème sérieux. Cinq soupes populaires furent organisées pour nourrir les grévistes et leurs familles. L’appel national reçut immédiatement une réponse impressionnante. Pendant les neuf semaines de grève, le soutien régulier des syndicats, des partis politiques militants — notamment des socialistes —, des associations nationales — polonaises, portugaises, italiennes, françaises et belges — et des particuliers n’a cessé de croître.

C’est dans cette ambiance de lutte spécifique que les femmes ont réalisé les fameuses pancartes : « Bien sûr, nous voulons du pain. Mais nous voulons aussi des roses. » Le dialogue s’est en quelque sorte instauré entre les grévistes. Exemple de créativité spontanée dans la lutte, de solidarité active qui a favorisé la prise de conscience critique et constructive des militant-e-s.
Il faut souligner le rôle joué par les femmes dans la grève de Lawrence. D’abord pour leur participation active et en grand à la grève. Ensuite pour leur sens pratique, leur détermination et leur courage. Dans son autobiographie, « Big Bill » Haywood écrit à leur sujet : les femmes de Lawrence ont été « aussi actives et efficaces que les hommes dans la lutte et les bagarres ».

Est-ce un relent de machisme qui le pousse à décrire un incident dont il a été témoin et qui l’a fortement impressionné ? « Sur le pont, par un matin particulièrement froid, alors que les pickets étaient trempés à cause du canon à eau, des femmes ont attrapé un policier et l’ont entièrement déshabillé. Elles étaient sur le point de le jeter dans le fleuve glacial, lorsqu’il fut sauvé in extremis par d’autres policiers venus à la rescousse. »
Haywood raconte également comment les femmes ont repris le flambeau de la lutte lorsque la répression s’est durcie. Les femmes ont persuadé les hommes de rester à la maison et les ont remplacés comme piquets de grève. Deux italiennes enceintes ont convaincu les grévistes de laisser les femmes faire les piquets. L’une des deux, Bertha Crouse, et une autre femme enceinte furent tabassés sauvagement au point de perdre leur bébé.

Une autre particularité de cette grève est l’envoi des enfants de grévistes hors de Lawrence. Cette pratique, assez courante dans les pays européens, était inhabituelle aux États-Unis et devint le point de mire du conflit. Les premiers voyages à New York donnèrent lieu à des manifestations où les enfants, souffrant souvent de malnutrition, firent gagner un gain considérable de sympathie à la cause des grévistes. La situation était intenable pour les patrons qui décidèrent de s’opposer à d’autres voyages des enfants. Il en résulta des scènes hallucinantes où la police tabassait mères et enfants pour les empêcher de monter dans les trains. Le spectacle de cette violence et l’emprisonnement des « petits criminels » et de leurs mères ont fait l’objet d’enquêtes du Congrès. Une publicité détestable qui a, sans aucun doute, largement contribué à la victoire des grévistes. Les patrons seront contraints de renoncer aux baisses de salaires annoncées et d’améliorer les conditions de travail.

Le slogan de cette grève historique, « Bread, and Roses Too », est ainsi devenu légendaire. Arturo Giovannitti, poète anarchiste, a composé une chanson, « Pan e Rose », très populaire dans le milieu syndical. Le poète et romancier, James Oppenheim, a écrit son poème «  Bread and Roses  », publié dans le journal des IWW, Industrial Solidarity, le 27 avril 1946, et mis en musique par Caroline Kohlsaat. En 1984, elle fera partie des chansons publiées dans le célèbre petit livre rouge des IWW. Avec le film de Ken Loach et son titre emblématique, le slogan reprend sa place dans la revendication des droits, du partage et de la dignité.

Cet article est paru dans Les Temps maudits, n° 10, juin 2001.