Chroniques rebelles
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Li Fet Met (Le passé est mort). Film documentaire de Nadia Bouferkas et Mehmet Arikan (2007)
Christiane Passevant / Divergences
Article mis en ligne le 16 mai 2008
dernière modification le 23 novembre 2008

par CP

À lire dans Divergences.be, mai 2008.

En 1956, les autorités militaires coloniales françaises créent les SAS (sections administratives spéciales) où demeurent des militaires français et des supplétifs (harkis, goumiers) ainsi que leurs familles. Le jour, les SAS servent de centre de soins et la nuit de lieu de tortures pour réprimer la résistance algérienne.

À la fin de la guerre d’Algérie, en 1962, certaines familles de supplétifs restent sur place, les habitations libres sont occupées par des familles de martyrs en attendant que l’Algérie réponde aux espoirs soulevés par l’indépendance.

Mais, quarante-six ans plus tard, la situation n’a guère changé : « L’indépendance, on ne l’a pas encore vue ! » La SAS de Laperrine, dans la région de Bouira, est habitée par les mêmes personnes, rejointes dans les années noires du terrorisme par des paysans qui ont abandonné leurs villages dans les années 1990. Tous et toutes cohabitent dans ce lieu qu’ils n’ont pas choisi, et qui est symbolique des conséquences des guerres…

Li Fet met, c’est une autre mémoire, celle d’une population flouée. La réalité quotidienne, les regards, les échanges, la conscience de l’injustice, la parole qui soudain se libère, c’est tout cela Li fet met  : « Nous avons fait une guerre, nous y avons laissé beaucoup et nous pataugeons toujours dans la même boue. Au final, on n’a rien gagné. Quarante-cinq ans que l’on vit sous des toits de tôle ! Les proches des colonisateurs ont pris le pouvoir. »

Le passé est mort ? Non, le passé est enfoui, prêt à resurgir à travers de difficiles souvenirs.

C. P.

Nadia Bouferkas : La guerre aujourd’hui, c’est la continuité de l’héritage colonial. Un des personnages le dit très bien dans le film : « Nous sommes le peuple qui n’a pas eu accès à l’école, à l’éducation. Ceux qui, aujourd’hui, profitent de l’Algérie sont ceux qui ont eu accès au savoir et ce sont ceux qui ont récupéré les maisons… » Nous sommes dans la continuité de l’héritage colonial, d’où le choix de ce lieu — la SAS (section administrative spécialisée) — qui regroupe des mémoires multiples. C’est un lieu unique qui, symboliquement, rappelle la domination française.

Laure Meravilles (Radio Clapas) : Et le robinet ?

Nadia Bouferkas : Le robinet, ce sont les « bienfaits de la colonisation », ou ce qu’il en reste ! (Rires.) Un débris de robinet que nous avons mis en scène par parti pris esthétique, pour renvoyer en permanence à cette trace du passé de l’Algérie. Quand on voit les conséquences désastreuses de la colonisation, notamment dans le film, il est impossible de parler sérieusement de « bienfaits de la colonisation ». Le robinet n’est présent que pour renforcer une dramaturgie dans le film. La situation actuelle est absolument liée à la présence coloniale. C’est un point au centre du film : il est impossible de parler de l’Algérie d’aujourd’hui sans se soucier de son passé colonial.

Les paysans de la région — témoins de la réalité des guerres — devaient avoir leur place dans ce documentaire. La SAS regroupe en fait la mémoire de la guerre coloniale de 1954-1962 et de celle des années 1990. Pour nous, il était important de filmer le témoignage de ces paysans qui, s’ils n’ont pas le savoir, ont cette capacité d’analyse, ce regard distancié pour faire un bilan aujourd’hui de ce qui s’est passé et sur ce qui se passe aujourd’hui. Revisiter au présent le passé, la SAS, c’était une manière de rendre compte d’un certain nombre de choses qui ont lieu à cet endroit et surtout de réécrire l’histoire avec les témoignages de paysans qui n’étaient pas les grandes figures de la guerre d’Algérie.

Je suis une enfant de la République française, j’ai eu accès à des livres d’histoire et, jusqu’en 1999, on parlait de maintien de l’ordre pour la guerre d’Algérie. La France n’a pas fait son travail de sauvegarde de la mémoire, d’éducation et, comme pour l’Algérie, l’unique préoccupation est de donner une version officielle de l’histoire. Le jeune homme, qui ouvre le film, a intégré la vision de l’histoire officielle algérienne. La conversation à propos de la mémoire prend place dans l’espace du robinet où l’on vient s’approvisionner en eau. Un lieu de palabre où ce jeune homme illustre, par son discours, le formatage de l’éducation nationale algérienne. Cette version officielle est mise en question par l’une des femmes qui a vécu les événements et qui, immanquablement, renvoie à un autre type de discours. La jeunesse incarne la version officielle de cette histoire formatée.

La femme intervient d’abord pour préciser la fonction de la SAS. En 1962, la SAS a été recyclée en logements pour des familles, mais ce lieu, ces lieux, créés en 1956 dans toute l’Algérie, ont d’abord été des lieux d’interrogatoires, de tortures. Ces SAS faisaient partie du plan de « pacification » des « indigènes ». Le jour, la SAS de Laperrine était un centre de soins et la nuit un centre d’interrogatoires et de tortures, ensuite recyclé en logements après l’indépendance. Cet aspect est intéressant dans la construction du film. Comment utiliser ces témoignages et ce lieu pour réécrire l’histoire.

Mehmet Arikan : Quand la femme nous fait visiter la SAS, elle raconte aussi son histoire. Elle se fait une sorte de virginité identitaire. On ne connaît pas cette femme et, pourtant, elle vient et dit : « Je suis. J’ai vécu ça. Nous les femmes de martyrs, nous étions prioritaires. » Mais personne ne peut en attester et, finalement, on s’en fout. On n’a même pas cherché à savoir. Ce qui était intéressant, c’était ce lieu de mémoires multiples où chacun a hérité d’une histoire et veut la transmettre. De quelle manière veut-il ou veut-elle nous la transmettre, c’était cela l’essentiel.

Quand cette femme dénonce les délateurs et les collaborateurs de l’armée française pendant la guerre d’Algérie, à son tour elle fait de la délation. Dans cette histoire, il n’existe ni bons ni méchants, ni vrais ou faux héros. En fait, c’est une histoire de survie au passé et au présent. La caméra est là pour prendre la température. Certains ont fui, d’autres ont évité la caméra ou, au contraire, l’ont recherchée. C’était l’occasion pour beaucoup de dire : « Je suis tel ou telle. » C’était une difficulté aussi, car les protagonistes de cette guerre, déçus aujourd’hui, ne voulaient pas vraiment parler. Ceux qui se sont battus pour la libération de l’Algérie savent bien ce que les gens pensent : « C’est bien, vous avez libéré le pays, et maintenant ? » Et là le silence. Le silence parce que c’est difficile de dire : « Nous avons lutté, mais cela ne nous a pas sortis de la boue. » C’est difficile de dire : « Nous avons fait une guerre, nous y avons laissé beaucoup et nous pataugeons toujours dans la même boue. » Cela éveille des souvenirs difficiles.

Pendant quarante-six ans, on essaye de refouler des souvenirs, et voilà deux cinéastes qui arrivent avec leur caméra et s’autorisent à poser des questions. Quand les questions étaient « tolérées », cela nous a permis d’aller plus loin en ayant conscience de l’angoisse qui accompagnait certaines des questions soulevées.

Nadia Bouferkas : Et nous, qu’aurions-nous fait pendant la guerre ? Comment savoir ? Quel côté aurions-nous choisi ? Ce que nous avons tenté de mettre en avant, c’est la fragilité humaine. Pendant la visite de la SAS, cette femme nous dit « Je suis la femme de tel », et elle existe à nouveau. Le passé est sans cesse présent. La SAS est un mur du souvenir. Des gens passent et l’on ignore dans quel camp ils étaient pendant la guerre : moudjahidin ou supplétifs ? Ces gens cohabitent dans le même lieu, le même espace, partagent le même sort aujourd’hui. Alors se pose la question : comment peut-on cohabiter ensemble ? Le seul point commun est aujourd’hui la survie.

Mais, avant tout, la question essentielle, la question en creux, qui se pose à nous : qu’aurions-nous fait dans cette situation de guerre ? Une situation qui signifie la déshumanisation totale des individus et les pires horreurs possibles. Donc, en tant qu’individus, qu’aurions-nous fait ? Notre guide pendant la visite, cette femme, nous raconte son histoire, sa perception de l’histoire, sa mémoire… Mais, finalement, qui dit la vérité ?

Mehmet Arikan : Et d’ailleurs de quelle vérité est-il question ? La vérité n’existe pas. La vérité historique, c’est la vérité des vainqueurs qui ont écrit l’histoire. Et malheur aux perdants à qui il ne reste que la mémoire. Et quand cette mémoire est étouffée…