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Vicente Aranda : « L’importance de témoigner pour son temps. »
Cinéma espagnol : Vicente Aranda, un témoin / Divergences
Article mis en ligne le 2 octobre 2008
dernière modification le 23 novembre 2008

par CP

À lire dans Divergences d’octobre 2008, divergences.be

Méconnu en France, Vicente Aranda est certainement l’un des réalisateurs les plus importants du cinéma espagnol. Cinéaste social et politique, Aranda est un remarquable adaptateur de fiction littéraire, par exemple les romans de Juan Marsé pour ne citer que ce grand romancier catalan. Ses films récents traitent de l’histoire sociale et politique — Juana la loca, Carmen (très proche du roman de Mérimée), Tirante el Blanco (adaptation d’un roman de chevalerie) — et sont des interrogations sur les grands de ce monde.

La question de la sexualité féminine est importante dans l’œuvre cinématographique de Vicente Aranda, notamment dans Cambio de sexo (Je veux être femme), La Pasion turca, La mirada del otro, Juana la loca, Carmen ou Tirante el Blanco . Ce regard très libre qu’il porte sur la sexualité et les rapports qu’elle engendre entre les êtres est tout à fait original. L’influence familiale de son éducation y est peut-être pour quelque chose. La liberté sexuelle et les images libertaires de la nudité innocente, la lutte des Mujeres libres pour la reconnaissance des droits des femmes transparaissent dans son discours sur la force des femmes et l’importance de l’égalité entre les sexes, à commencer par le rapport au désir.

La Mirada del otro est en cela un film très intéressant car il met en scène une jeune femme qui refuse le rôle que la société lui confère. Elle est autonome et ne tolère aucune entrave pour « aller aussi loin qu’un homme » dans l’expérience d’une sexualité qu’elle s’invente. Elle en paraît détachée car elle se place en observatrice et pense rompre avec les règles en déclarant : « Je préfèrerais être une vache plutôt qu’une femme ! » Pour oublier sa révolte ou sublimer une insatisfaction ? « Fureur utérine » conclut un médecin. Le rapport de Begoña à la maternité est également troublant, elle en veut l’exclusivité. C’est l’amazone qui refuse par avance toute forme de dépendance, réelle ou supposée. Sans doute est-ce pour cela qu’elle pousse les hommes qui l’entourent à la quitter.

La caméra, confidente de l’intimité de Begoña, joue ici un rôle central dans sa démarche de repousser les limites et dans l’auto analyse de la jeune femme. Après la naissance de son enfant, elle retourne dans l’univers interlope qui la fascine et fait ensuite visionner une scène de sexualité sadomasochiste à ses compagnons comme pour poser une condition : il faut m’aimer pour ce que je suis. En partant, l’un d’eux lui dit : « je comprends surtout que tu veux être seule. Tu ne peux pas vivre comme une adulte ». Et là commence réellement l’histoire de Begoña, sans le Regard de l’autre.

Victoria Abril a refusé le rôle, repris par l’actrice italienne Laura Morante. Film détesté et retiré des écrans après quelques jours, il continue à susciter des réactions, comme celle d’une festivalière de Montpellier qui s’interroge si la « crudité et [la] violence des rapports entre les hommes et les femmes » seraient des caractéristiques du cinéma espagnol. Et de souligner que les scènes de sexualité sont rarement filmées ainsi. La Mirada del otro est un questionnement ouvert sur la sexualité féminine et l’acceptation de celle-ci par la société.

Somptueuse fresque historique et cinématographique, Tirante el Blanco retrace la fin d’une ère, un tournant pour les civilisations méditerranéennes et orientales. Le générique, qui défile sur la toile de Paolo Uccello, place déjà le décor. Magnificence des couleurs avec l’arrivée de Tirante à Constantinople, les batailles au ralenti dans un étalonnage proche des tableaux de Paolo Uccello, entre cinéma du réel, peinture et animation. Les batailles stylisées et surréalistes tranchent avec le réalisme du pillage des blessés et des morts après l’affrontement. Pouvoir et sexualité, les thèmes que l’on retrouve dans l’œuvre d’Aranda sont aussi au cœur du récit : la couronne et la virginité. Les femmes sont au centre de ce film et ce sont elles qui influent directement sur l’histoire : la princesse refuse le sultan, la reine approuve avec un « alors ce sera la guerre ! » et, à la mort du roi, elle épouse son jeune amant, Hipolito.
Tourné à Alicante, Palerme et Istanbul, le film explore les complots dans les coulisses d’un règne en déliquescence. Le titre en anglais, The Maiden’s Conspiracy (la conspiration de la jeune fille), évoque les luttes de pouvoir — le duel à mort du sultan et de Tirante, la défloraison de la princesse — et encore une fois le rôle des femmes dans la société.

Cet hommage rendu à l’œuvre de Vicente Aranda par le 29e Festival de Montpellier met en valeur l’itinéraire original et cohérent du cinéaste en programmant ses premiers et ses nouveaux films [1]. Fata Morgana , film mythique, ne fait pas partie de ce panorama, mais La Pasion turca — dont le générique se déroule sur un long plan séquence d’Istanbul se terminant sur Aya Sofya — n’est-il pas le Fata Morgana de la maturité ?

Le fameux Cambio de sexo — qui a démarré la carrière de Victoria Abril et marqué sa longue collaboration avec Aranda — rappelle l’audace d’une réalisation filmée à la fin du règne de Franco. Cambio de sexo ouvre en effet une réflexion sur les genres et la sexualité qui ponctue l’œuvre cinématographique du réalisateur.

De même son engagement et le caractère subversif de sa vision sociale, comme sa volonté de témoigner, est une constante dans toute sa filmographie. « C’est important de programmer ces films de Vicente Aranda aujourd’hui, car l’on sait qu’il existe encore près de six cent fosses communes où sont enterrés trente à quarante mille républicains espagnols. Dans le même temps, le pape béatifie 497 prêtres franquistes et, enfin, des décisions sont prises par le Parlement espagnol pour gommer les aspects les plus tragiques de ces quarante années de fascisme. Les gens de ma génération se sont demandé, en 1945, pourquoi il y a eu le maintien de Franco et du franquisme en Espagne alors que les gaullistes, socialistes et communistes étaient au gouvernement. Il aurait été possible à ce moment-là de le balayer pour le plus grand bonheur du peuple espagnol. [2] »

Los Jinetes del Alba — un film de télévision tourné comme un long métrage de cinéma — illustre parfaitement le regard du cinéaste sur cette répétition de la guerre civile. Cinq épisodes de l’histoire espagnole qui vont de la révolution des Asturies, en octobre 1934, jusqu’à 1936. Le festival a eu quelques difficultés à obtenir les cinq épisodes de la télévision espagnole et les voir en une seule fois souligne son caractère de grande fresque sociale. L’évolution des personnages dans cette période dramatique est remarquablement jouée et dirigée.

De même la première partie de El Lute, Camina o revienta , qui se situe dans la période franquiste, est une peinture de l’oppression et de la nature du régime : présence omniprésente de la garde civile, répression de la population et, en particulier, des gitans, chassés et humiliés en permanence. Le film est tiré de la biographie d’un homme qui, à la mort de sa mère, se révolte contre la barbarie de la société. Il réagit comme un animal, mais ni les tortures, ni la prison ne le brisent et certains des gardes lui témoignent même du respect.

Ces deux derniers films font évidemment songer à deux films marquants de Vicente Aranda, Libertarias  [3] et Tiempo de silencio  [4]. Des films qu’on aimerait voir programmés plus souvent comme des rétrospectives de l’œuvre remarquable de Vicente Aranda. Une œuvre passionnante et profonde qui pose la question de la distribution parcimonieuse du cinéma méditerranéen en général et du cinéma espagnol en particulier [5].

À un spectateur lui faisant remarquer que, dans ses films comme dans ceux de Pedro Almodovar, les personnages féminins sont marquants et permettent une vision de la société espagnole, il répondit : « Je ne pense pas avoir beaucoup en commun avec Pedro Almodovar sinon ce point : le rôle important accordé aux femmes. Je n’ai vu que ses derniers films, mais pour moi, la femme est le personnage principal. Je les prépare pour qu’elles gouvernent le monde et Almodovar les prépare pour qu’elles l’acceptent. C’est une différence. Je crois dans la capacité émotionnelle des femmes, elle est supérieure à celle des hommes, par exemple Juana est plus forte au niveau des émotions que Philippe. Philippe est intéressé par le corps et Juana par l’âme. Juana veut posséder entièrement Philippe. »

Vicente Aranda est-il féministe ? Surréaliste ? Libertaire ? Une chose est certaine : un souffle de révolte et de liberté traverse son œuvre cinématographique.

Christiane Passevant

À lire dans Divergences d’octobre 2008, divergences.be