Chroniques rebelles
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Je chante le corps critique. Les usages politiques du corps de Claude Guillon (H&O)
Samedi 31 janvier 2009
Article mis en ligne le 3 février 2009
dernière modification le 30 mars 2014

par CP

« Usé par le travail, génétiquement modifié par les polluants industriels, formaté par la publicité, la mode et la pornographie, le corps humain a-t-il un avenir ? On en douterait, à considérer ceux - artistes d’avant-garde, scientifiques et militaires - qui le déclarent " obsolète " et travaillent à son " dépassement " technologique. Des gnostiques préchrétiens aux paysans mexicains d’aujourd’hui, des cyclonudistes aux activistes queer, des femmes revendiquant leur rondeur à celles qui entendent échapper aux normes hétérosexuelles, voire au fémicide, l’auteur dresse la carte des résistances à la déshumanisation, dont les formes souvent provocantes ont le corps pour enjeu et pour moyen. Mobilisant l’histoire sociale et la sociologie, une érudition originale et une langue acérée, il affirme la dimension collective et universelle de la formule féministe : " Mon corps est un champ de bataille." À l’heure où la mondialisation brouille les lignes de conflits et les territoires, le corps peut être un lieu de réassurance et d’expression, voilà ce que nous chante cet hymne à la révolte du corps critique. »

Le corps ne se détruit pas tout seul. Il ne fabrique pas en soi, son malheur. Mais il peut être détruit. La société s’en charge et ce n’est guère rassurant : travail, publicité, chirurgie, consommation. Jamais la responsabilité que nous avons face à la protection de notre corps n’aura été aussi vive, par survie, par subsistance. Nous ne serons jamais débarrassés des rapaces qui nous encrassent les poumons, nous empêchent de jouir, ou nous y obligent, avec des médicaments, des machines et de manière, totalement logique, logique rentière, logique boursière, logique marchande, logique aliénante. Comment, comment peut-on nous ôter ce qui seul nous est fondamentalement essentiel, notre corps, qui n’est pas aux cieux, n’est-ce pas, pas encore.

Quelle est cette déchéance réglée à laquelle le bistouri, l’usine, la banque et les magazines nous livrent ? S’il y a une identité personnelle qui s’appelle dignité, quelle scélératesse à l’œuvre dans le capitalisme nous fait tomber la chair, nous accentue les rides et nous fait admirer les pelures d’orange relookées des couvertures hebdomadaires ?

Le soleil et la mort soudain se regardent-ils donc en face ? Nous sommes une chose, inutile aux yeux des marchands, mais toute chose inutile, sachez-le messieurs les monnayeurs, est précieuse et nous sommes précieux à nous-mêmes : comment nous protéger ? Comment ne pas dilapider notre sommeil ? Comment conserver notre figure, notre parole, échapper à la tentative ennemie de destruction de nos membres, d’exténuation de notre petite envie de vivre, simplement ? Simplement comment ? Comment ne pas se maintenir à distance des choses de la nature alors que le chaos, la crise, l’enfer des crédits, la graisse des rouge à lèvres nous mènent loin des fleurs ?

Où est la splendeur d’un arbre que notre main caresse et se régénère ? La douceur de toutes les nuits où la chaleur de nos corps enlacés simplement oublie l’oppression, la terreur, les ressources humaines un fouet à la main ? Où sont les visages ?!

Sur le papier de mon journal, tout est plat, aucune perspective, le glacé de l’article m’empêche de voir plus loin qu’une fesse, un dos, un éclat vomissant de sperme sous un projecteur. C’est l’avenir qui se dérobe sous le piège d’un désir torturé, parce qu’il n’assouvit rien d’autre que le vide auquel sans cesse il renvoie, la publicité avec des dentelles nauséeuses. Mon corps dans le papier de cette femme nue se déchoit de moi, me rend honteux de bander fort, d’appartenir à l’espèce qui n’a même pas l’élégance du singe. Quand je regarde ces corps de luxe, je me dis que cela est inimaginable, étranger, comme s’affirmant à la place de mon imagination, me dépossédant.

Aujourd’hui dans les Chroniques Rebelles je reçois Claude Guillon, autour de son ouvrage Je chante le corps critique, les usages politiques du corps . Claude Guillon m’ouvre les yeux, me montre ce corps rendu impropre par trop de chimie, de besoin, de rejets, de vomi, de labeur, réparé, calciné le corps, aliéné, refabriqué, réinitialisé : Claude m’a simplement dit que les corps des femmes et des hommes peuvent être cassés, comme un vase au coin de toute fêlure. Je crois, au fond des choses, que ce déchirement est inacceptable, je crois naïvement que mon corps n’a pas à subir l’extrême. Je me replie en chien de fusil. Les écrits de Robert Antelme ou de Primo Levi m’en ont déjà fait entrevoir plus que le point de non retour.

Mais maintenant j’ai froid, vous savez, je sens que j’ai froid, et peu importe, c’est presque bien, c’est tout juste bon, c’est assez sacré presque d’avoir froid, non ? C’est presque jouir, au moins un peu, d’avoir froid, en marge de l’acharnement à survivre, à recoller mes muscles, j’ai froid mais le sentir me fait sourire, les échines du frisson contre ton corps que je respire. Je souffle, je souffle et je murmure, je fredonne, je chante, écoutez, oui, ensemble, chantons le corps critique.

Nicolas Mourer

La révolte du corps critique

Notre corps qui n’êtes pas aux cieux, je vous délivre du mal. De ce mal, de ces maux, sociaux, historiques, politiques, mythiques. Belles valeurs, non ? Elles ne concernent pas seulement l’intellect, la pensée, un exceptionnel héritage lumineux. Elles t’atteignent dans la chair. Sans corps, point de pensée ; sans corps, l’insignifiance est souveraine et la douleur, désabusée. La souffrance physique ne rime pas avec un mystère, ni un barbu clouté sur une croix, mais avec cette capacité que nous avons à endurer la morale imbécile sous la forme de scarifications, de sacrifices. Plein le dos de ton boulot ? Lumbago. Point n’est besoin de disserter pour sentir ses limites. Le corps, c’est quelque chose, tu vois, de quotidien (dans le sens : tu n’y fais plus attention), et que la quotidienneté pourtant brise : tu n’y fais toujours pas attention ?

Regarde simplement : c’est ta vie telle que ses transformations l’ont rendue possible. Je peux lire ton passé dans ta bouche. La mémoire de tes battements de cœur est inscrite sur tes chevilles rouges. Les harcèlements que tu as subis sont canalisés dans le creuset de tes joues abîmées. L’expérience de la douleur t’a appauvri-e et ton corps vaut entièrement pour tout ce que tu as vécu, ce à quoi tu as été voué-e, dévoué-e, désavoué-e.

C’est une expérience concrète, le corps. Ce n’est pas une chose en soi : c’est une pulsion permanente qui signifie, une mutilation orchestrée par la norme, la logique, les instances, le Père. Il se dissout dans l’âge, comme si sa chute était stationnaire. Il récapitule tous les faits subis, le volume d’émotion enduré, le potentiel de contradictions faites contractions dans le haut de tes reins. C’est la société en tant qu’elle fait violence à la possibilité que tu as de te sentir bien. C’est tout le monde dans le charnier, comme un incident voulu et muet avec cette intensité du dernier tableau envisageable. C’est toi le pantin, vous les automates, nous les saccades avant le dernier râle, et tu es dépossédé-e de toi après le labeur. Le monde est incohérent, coercitif et sans lanières apparentes, tu le crois, mais ton corps est lassé dans le diktat d’un cuir invisible qui te détruit, regarde à quoi ils t’ont rendu-e. Peux-tu accéder à la vision de ce que toutes les démocraties ont fait de tes vieux et de tes petites filles ? Tu es toutes les Romes finissantes : un spectacle décrépi. Pourtant tu as cru à un sauvetage – mais dis-moi, y a-t-il un canot et pour où ? – qui te ferait oublier la persécution qui te tient en laisse.

Alors affole-toi, exige, multiplie les possibilités, rend la pensée du monde si insoutenable qu’elle te fasse trembler pour de bon, réalise physiquement ton indignation, pends-toi si tu veux, mais à ton rêve, exclus-toi du jour immobile, arrache-toi au commentaire, dégage les poings, attire ma main, repousse l’autre, maîtrise encore un peu ton regard malgré ce plaisir, force tes pieds à sortir du monde auquel ils collent : ne sois spirituel-le que dans ton intimité, entre la peau et l’outrage, le sperme et la violence, l’espoir et ta course folle vers mon nom. Notre corps, c’est un moment toujours opportun pour l’étreinte et la révolte, un bonheur interminablement supplémentaire pour nous toutes et tous dans le refus de son usure générée par les pourris. Il n’est pas parfait, nos corps ne sont pas parfaits, non, ils sont simplement véritables quand ils se délivrent de la détresse qui les tient enfermés, ils sont désirables quand ils préservent le secret de la personne qu’ils enveloppent. C’est l’envers de la censure le corps, c’est quand ton geste par peur dénie que tu sois frappé-e. C’est ton langage et je le lis.

La Loi est une contrainte implicite qui répare à coup de calles branlantes les immondices commises par les tyrans sur nos têtes, nos cous, nos bras, nos sexes et d’autres endroits à nous. Elle tente seulement de masquer le désastre absolu. Et la blessure permanente compensée par la semelle publicitaire de la beauté fatale à nos vies qui crie, qui crie, qui crie. Ce mythe factice façonne l’image d’un corps en ressassant l’impossibilité que nous avons de lui ressembler. L’historique et le politique ne s’intègrent plus seulement dans les consciences, mais dans ce qui nous saigne, nous gâte et nous plonge dans le dernier état de l’affaiblissement : la répugnance infligée au pauvre. Je ne veux pas être séparé du reste du monde parce que je sentirais mon corps vaincu ; je veux encore faire preuve d’indignité, jeter le crachat de la négation contre la puissance arbitraire, déféquer sur l’immonde, et que nous soyons toutes et tous pris et prises pour des amantes et des amants, s’embrassant dans tous les lits.

Nicolas Mourer

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