Chroniques rebelles
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Le Chant des mariées, film de Karin Albou
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 23 septembre 2009
dernière modification le 5 octobre 2010

par CP

Novembre 1942. Les Allemands occupent la Tunisie. Deux amies d’enfance, Nour et Myriam, sont prises dans la tourmente du Second conflit mondial, sur fond de racisme, de collaboration et de lutte de classes. Le film part d’une histoire très personnelle pour évoquer de graves problèmes sociaux et politiques. La propagande nazie joue sur l’espoir d’indépendance des nationalistes tunisiens. Dans le hammam, une femme s’écrie : « Que les Allemands gagnent la guerre et nous débarrassent des Français ! ». L’application par le gouvernement de Pétain de mesures antisémites a pour effet d’exclure la population juive des professions notamment libérales, d’instaurer des amendes et le travail obligatoire dans des camps. Le mot d’ordre de la communauté juive étant « Protégez les élites ! », ce sont donc les pauvres qui partent pour le travail obligatoire dans les carrières.

Le Chant des mariées [1] traite d’un sujet rarement évoqué du côté Sud de la Méditerranée : la Deuxième Guerre mondiale dans les pays colonisés. « Mes désirs de film partent d’un non dit, d’une zone d’ombre et de silence que j’ai besoin d’explorer en moi. Je pensais que ma famille, étant d’origine nord-africaine, n’avait pas du tout été touchée par la guerre. Un jour par hasard, j’ai découvert des lettres de mon grand-père, qui m’a élevée comme sa fille. J’ai interrogé ma grand-mère et j’ai appris que les juifs d’Algérie avaient été déchus de leur nationalité française pendant la guerre. Comme Tita que j’incarne dans le film, ma grand-mère ne pouvait plus travailler car elle était juive. Quant à mon grand-père, ses décorations de guerre lui ont permis de rester français et de bénéficier du statut de prisonnier de guerre et d’échapper à la déportation, bien qu’il ait fini la guerre dans un camp de concentration en Espagne. »

Le film, basé sur cette période sombre de l’histoire, montre une facette méconnue de l’Afrique du Nord : l’occupation de la Tunisie par l’armée allemande pendant six mois, époque où se déroule toute l’intrigue du film marqué par le déchirement d’une amitié d’adolescentes. Une amitié d’ailleurs symbolique du déchirement de cultures ancestrales vivant sur cette terre de l’autre côté de la Méditerranée.

Si Myriam et Nour se retrouvent finalement sous les bombardements, leur amitié ne sera plus jamais la même, fusionnelle et innocente, liée par la complicité qui l’anime depuis l’enfance. Tant de choses se sont passées et tant de paroles ont été dites, parfois dictées par un climat politique instrumentalisé par la guerre et les rancœurs. En reprenant les paroles de Khaled, Nour lance à Myriam : « Les Français nous exploitent et vous les juifs, vous les aidez. Pourquoi je n’ai pas le droit d’aller à l’école et toi oui ? Pourquoi tu peux sortir et moi pas ? Pourquoi je porte un voile et toi non ? » Paroles injustes sans doute, Myriam n’est pas responsable de la discrimination ni des traditions imposées à son amie. Mais Nour, l’adolescente, est devenue une femme et comprend qu’elle subit une double oppression, celle des coutumes familiales et culturelles pour sa condition de fille, et celle de la colonisation en tant qu’arabe. Lors de l’essayage de la robe de mariée, la couturière interdit à Nour d’entrer dans le magasin — cela nuirait à la réputation de son commerce — et Myriam la rejoint dehors.

Le Chant des mariées , film des déchirements et des violences, est aussi un film intimiste. C’est une porte qui s’ouvre sur l’univers secret de deux adolescentes, mais également des mères et des femmes en général. La première scène du hammam est filmée avec sensualité et tendresse. Le hammam est un espace d’intimité pour les femmes, un espace des regards, de l’observation, de la conscience des corps et de l’éveil de l’érotisme. Les corps s’expriment, mais le rituel du bain est codifié comme la préparation de la future mariée avec l’épilation du corps et du pubis.

La question des femmes est récurrente dans tous les films de Karin Albou qui, en souriant, concède qu’elle ne peut ignorer sa féminité : « cette question est importante pour moi ». De même que le rapprochement des cultures arabe et juive, basé sur les relations passées, est une constante dans son parcours cinématographique. Des cultures proches qui s’expriment à travers l’amitié de ces deux jeunes filles. Myriam favorise les rencontres amoureuses de Nour et Khaled. Nour tient la main de Myriam tandis que la matrone lui dit « Matrafich » (ce n’est rien) lors de l’épilation.

Dans le film, les hommes représentent un monde à part. Khaled, fiancé à Nour, n’obtiendra l’accord de l’épouser qu’après avoir trouvé un emploi. Il décide alors de travailler pour les Allemands et, peu à peu, justifie les actions contre les juifs et adopte une attitude antisémite. Il interdit à Nour de fréquenter son amie Myriam et, pour la convaincre, lui lit un passage du coran qu’il interprète à sa manière. La lecture que fera le père de Nour est au contraire une preuve de la tolérance de l’Islam. Raoul, enfin, est surpris par l’attitude de Myriam, par sa détermination et sa résistance. Myriam et Nour refusent à leur manière le rôle qui leur est attribué, elles revendiquent des droits, des désirs, des curiosités — une autonomie — qui dépassent et ébranlent les caractères masculins qui ne remettent nullement en question leur rôle au sein de la famille.

Quant aux décors du film, ils soulignent à la fois l’aspect multiculturel, l’échange et la rencontre de coutumes : la maison de Nour et Myriam, le hammam, la maison bourgeoise traditionnelle de la famille de Raoul, jusqu’aux cérémonies de mariage de Nour et Khaled, et de Myriam et Raoul dont les différences sont plus sociales qu’ancrées dans l’altérité. Les scènes de fêtes, fiançailles et mariages sont étonnantes de justesse : le rituel du sang sur le drap prouvant la virginité de la jeune mariée. Khaled faisant une entaille à la cheville de Nour pour respecter le rituel et présenter le drap à la famille et aux invités. La diversité des détails dans la mise en scène et la direction des comédien-ne-s donnent à ce film un caractère naturel qui laisse supposer une longue préparation et de bonnes conditions de tournage. Le récit est écrit, construit sur le plan dramatique et jusqu’au choix de Nina Hagen pour la bande son, au moment du départ des prisonniers et la fin du film, qui est judicieux et dramatise la situation.

Karin Albou : L’écriture du scénario s’est déroulée sur de nombreuses années et deux scénaristes m’ont aidée. Cela a été d’abord de la recherche, des lectures, du travail d’adaptation… Ensuite, un gros travail de montage. Les conditions de tournage ont été bonnes. La Tunisie est un pays sous dictature qui, en même temps, a des espaces de liberté. Nous avons eu les autorisations de tournage sans problème. L’équipe était tunisienne et c’est bien parce que c’est un moment de leur histoire qui n’est pas facile. C’est, je crois, le premier film fait sur cette question, à part peut-être un film d’Ariel Zeitoun où la question est évoquée.

Nadia Meflah : Comment expliquez-vous cette absence de mémoire, même si la Tunisie n’est pas le seul pays à avoir recouvert cette période d’une chape de plomb ?

Karin Albou : L’Égypte aussi et la France a mis quarante années à digérer la Collaboration. Alors un pays non démocratique, cela prendra du temps. Mais je voulais, non pas être accusatrice, mais rester dans la nuance et montrer qu’il avait existé deux types d’attitude.

Christiane Passevant : Pourquoi Myriam a-t-elle été renvoyée du lycée ?

Karin Albou : Elle a chanté des chansons contre le Maréchal Pétain par fanfaronnade. Sa mère, Tita, que j’interprète, y fait allusion au début du film. C’est une scène que j’ai tournée, mais que je n’ai pas gardé au montage.

Christiane Passevant : Où furent tournées les scènes du hammam ? S’agit-il d’un décor ou d’un hammam traditionnel ? Et a-t-il été difficile de trouver de la figuration féminine ?

Karin Albou : Nous avons tourné à Tunis, à Bab Souika. J’ai fait des repérages dans plusieurs hammams, beaucoup ont été refait, carrelés, mais finalement j’ai tourné dans le hammam de mon premier moyen métrage, Aïd El Kebir (1999) qui a été repeint. C’était intéressant de revenir presque dix ans après dans ce même lieu et de le filmer différemment. C’est une expérience intéressante au plan de la réalisation. Nous avons loué le hammam pendant une semaine et recréé cette ambiance de vapeur avec de la fumée. C’est la partie simple. Ce qui a été compliqué, c’est de trouver des figurantes. La nudité est un problème, du moins avoir les seins nus.

Nadia Meflah : Comment expliquer que quasiment personne ne réagit au moment de l’intrusion des Allemands dans le hammam alors que les communautés arabe et juive vivaient ensemble depuis des décennies, des siècles ? Comment expliquer cette absence de solidarité ?

Karin Albou : Il y a de la solidarité. En dehors de Nour, une femme donne un voile à une jeune fille, une autre réagit en disant qu’ils n’ont pas le droit d’entrer… Je pense que les femmes sont prises au dépourvu, et leur première réaction est de se dissimuler aux yeux des hommes derrière leur voile. Elles ont peur en tant que femmes. C’est une intrusion très violente, l’une d’elles réagit par la parole, et c’est ensuite le tour de Nour, relayée par une autre femme. Je ne voulais pas être dans le silence, mais rester nuancée par rapport à cette situation. J’ai inventé cette scène des rafles des femmes juives dans le hammam. Mais c’est la violence de la guerre.

Nadia Meflah : Quand les avions bombardent la ville de tracts antisémites appelant la communauté musulmane à se rallier aux nazis et à dénoncer leurs voisins juifs arabes, certains ramassent les tracts, d’autres s’y refusent. C’est un peu le même problème que dans le hammam…

Karin Albou : Ce sont des questions politiques. L’époque était trouble et effectivement les nationalistes arabes étaient pro allemands, quasiment tous, même Bourguiba à un certain moment. Les hommes politiques font parfois de très mauvais calculs en pensant que la fin justifie les moyens. Il est vrai aussi, qu’à part les communistes, la population musulmane était soit attentiste soit pro allemande. Donc, quand les tracts tombent, certains ne les ramassent pas car ils ne sont pas dupes et d’autres, comme Khaled, naïvement prennent au pied de la lettre la propagande. Nour, en voyant Khaled ramasser le tract, l’imite en pensant qu’il a raison. Elle l’utilise ensuite comme une protection vis-à-vis des Allemands. À cette époque, les gens se sont trouvés malgré eux dans des camps différents. Les communistes tunisiens et algériens étaient contre les Allemands, ils ont immédiatement compris le danger d’alliance avec les nazis.

— Comment qualifier la réaction de Khaled ?

Karin Albou : C’est un opportuniste. Cependant, sans vouloir l’excuser, il faut souligner que la crise économique était grave à l’époque, ce qui l’a poussé à travailler avec les Allemands. Ce n’est pas une question d’idéologie. Au début du film, il est une représentation de la modernité. Il étudie, il apprend à lire à Nour et lui donne des livres. Du coup, j’ai pensé que cet élément de la modernité pourrait flirter avec des idées nationalistes, religieuses et archaïques. À la fin, il conseille à Nour de lire le coran. Il justifie d’ailleurs son attitude et son travail par le coran.
Le fond du film, c’est l’absence des pères. Les deux jeunes filles n’ont pas de père présent. Père disparu pour Myriam et l’ignorant pour Nour. Ce qui était une situation normale à l’époque. Les filles ne partageaient rien avec leur père. Le monde des hommes était séparé de celui des femmes. Les pères ne regardaient pas leurs filles. Dans les milieux traditionnels, il existait cette barrière que j’ai voulu montrer. À la fin du film, le père la remarque et assume son rôle en lui donnant une toute autre lecture du coran.

Nadia Meflah : Les pères ne regardent pas leurs filles à partir de la puberté ?

Karin Albou : Dès l’enfance à l’époque. Les femmes et les hommes ne mangeaient pas ensemble dans les milieux traditionnels, pas dans les milieux bourgeois. Les petites filles ne parlaient jamais à leur père. Ce n’est pas seulement une question de pudeur et de puberté. C’était différent pour les garçons, mais pas les filles.

Christiane Passevant : Le personnage de Raoul. Il a quitté la France en raison des lois antijuives du gouvernement Pétain, il est médecin et est mis dans la situation de choisir les juifs qui seront astreints au travail obligatoire imposé par les Allemands. Dans le film, il se justifie en disant que c’est une décision de la communauté juive qui veut préserver les élites en envoyant les ouvriers pour ce travail.

Karin Albou : Les lois de Vichy ont d’abord interdit aux juifs de travailler dans les professions libérales, notamment les médecins, mais aussi d’autres professions comme celle de Tita. Dans le film, Raoul conserve son travail grâce à son ami Mustafa. Quand les Allemands sont arrivés, ils ont imposé des amendes aux Juifs, le système de travail obligatoire et fait des rafles. Ces mesures étaient générales comme de former des conseils juifs qui recrutaient les gens pour le travail obligatoire. En Tunisie, et ce n’est pas glorieux, les conseils juifs ont dit qu’il fallait protéger les élites et envoyer les classes populaires au travail obligatoire. Ils ont justifié cette décision en disant que cette partie de la population était manuelle et pas les autres. Je me suis inspirée de ces faits pour montrer comment Raoul se protège puisqu’il fait partie des élites. Le film parle aussi des différences sociales. Il y a un fossé entre les juifs pauvres et les riches. Le mariage entre Raoul et Myriam est très rare à l’époque. Raoul est amoureux de Myriam et ne comprend d’ailleurs pas qu’elle le rejette, il est un bon parti. Mais Myriam a un idéal, elle veut aimer. En cela elle est très moderne, comme Nour.

Christiane Passevant : Raoul part finalement, poussé par Myriam, pour le travail obligatoire. Sur le wagon où sont entassés les hommes, il est indiqué Bizerte. Est-ce la destination ou bien une étape pour la déportation ?

Karin Albou : Il va à Bizerte. Il y avait des camps de travail dans tout le pays, dont à Bizerte, mais certaines personnes ont été déportées et ne sont jamais revenues. Il y a eu une cinquantaine de déportations. Dans la réalité, Raoul aurait été déporté car il est militant communiste. L’occupation a duré six mois et la situation a été moins tragique qu’en Europe. La solution finale, décidée par les nazis, n’a pas été appliquée en Tunisie. Le projet existait, mais n’a pas été appliqué. Ceux qui ont d’abord été déportés sont les militants socialistes et communistes.

Christiane Passevant : Pourquoi les trois femmes — Tita, Myriam et la mère de Raoul — reviennent en médina ?

Karin Albou : Le quartier où demeure la famille de Raoul — sans doute la Marsa ou Carthage —, près de la mer, a été bombardé. Ce sont les premiers quartiers bombardés. Elles reviennent donc en centre ville, dans la médina. Pour Tita, c’est un échec parce que toute cette ascension sociale, réalisée grâce au mariage de sa fille, s’écroule. Tita revient dans son ancienne maison. Myriam est contente car elle n’a jamais voulu en partir et elle retrouve Nour. Les bombardements ont été en réalité bien plus importants à Tunis que ce qui est montré dans le film.

Karin Albou : Je suis née en France, mais j’ai voyagé et j’ai vécu en Tunisie par choix, donc je sais ce que c’est qu’être une minorité dans un pays. Je pense cependant que ce que j’ai vécu est bien différent de la vie dans les années 1940 et 1950.

Tout le monde souffre de la guerre et le rapprochement entre les juifs et les arabes compte tenu de leurs relations passées est important, mais je ne sais pas si cela est possible à présent. Le film est finalement assez optimiste sur ce point. Alors que nous tournions dans la cave d’une école la scène finale où Nour et Myriam prient ensemble, il y eut des cris à l’extérieur et des membres de mon équipe sont allés voir ce qui se passait. À la fin du tournage, ils m’ont révélé que ces cris provenaient d’une manifestation d’étudiants qui refusaient le tournage d’un film juif dans l’école. C’est le paradoxe de la Tunisie, d’un côté des étudiants sectaires et de l’autre l’équipe de tournage qui a dissipé la manifestation en défendant le sujet du film.

— Cet aspect, du présent, que vous soulignez n’est-il pas aussi dans le film ? Car il y a l’antagonisme social qui ressort de même que l’antagonisme religieux. Était-ce ainsi à l’époque au niveau de l’antagonisme religieux ?

Karin Albou : L’antagonisme religieux ne s’exprime que chez Khaled dans le film. Mais cela existait même si cela ne s’appelait pas encore intégrisme. Dans le nationalisme arabe, il a existé des courants limites, en Algérie c’était les Ben-badistes. Les Frères musulmans ont été fondés en Égypte dans les années 1920. Ces mouvements que nous connaissons maintenant viennent du début du siècle dernier. À l’époque du film, cela ne touchait pas les milieux traditionnels. Le père de Nour, par exemple, lit le coran dans une interprétation humaniste, contraire à celle de Khaled.

Christiane Passevant : On peut dire cela de tous les nationalismes.

Karin Albou : Tout à fait. Le film n’a pas encore été montré en Tunisie, mais j’aimerais bien. Je crains qu’il ne soit toutefois pas diffusé en raison de la nudité. Le film a été diffusé dans plusieurs festivals, celui de St Jean de Luz où il a gagné le prix du public et le prix d’interprétation féminine, au festival du film arabe de Fameck où il a obtenu le prix de la presse . Il sort en salles le 17 décembre 2008.

Nadia Meflah : Sur la représentation de la nudité, c’est Myriam, qui est juive, qui vit dans son corps un rituel arabe — l’épilation. Il y a une substitution extrêmement forte dans le film qui passe par la sexualité des filles. L’inversion est audacieuse, on pourrait s’attendre que ce soit Nour qui vive ce rituel de l’épilation qui est une violence liée à la virginité. Pourquoi est-ce Myriam qui subit cette violence ?

Karin Albou : Myriam est aussi arabe que Nour. Les coutumes alors étaient communes. Pourquoi Tita met-elle du henné ? Le rite était considéré comme judéo-arabe. Cela faisait partie de la culture juive sepharade. Tita pose d’ailleurs la question à Raoul s’il désire un rituel oriental ou occidental.

Christiane Passevant : À cette époque, existait-il des quartiers spécifiques, par exemple des mellahs, comme au Maroc au cœur de la médina ?

Karin Albou : Il y avait le quartier de la Hara, le quartier juif de Tunis, et des quartiers plus ou moins mixtes, comme dans le film, où les familles habitaient la même maison. J’ai choisi cette option pour avoir deux familles vivant ensemble, dans une même maison et ayant les mêmes coutumes avec de petites variantes.

Christiane Passevant : L’interdiction faite à Nour d’aller au lycée, était-ce au niveau des traditions familiales ou des lois ?

Karin Albou : Concernant Nour, les traditions interdisaient aux filles d’aller en classe, seules. Les filles ne pouvaient pas être seules dans la rue et devaient être accompagnées d’une nourrice ou d’une domestique.

Christiane Passevant : Du coup les classes sociales réapparaissent.

Karin Albou : Seule l’élite en effet pouvait faire accompagner les filles à l’école. Il n’existait pas d’école pour les filles musulmanes. Les blocages venaient aussi du clergé musulman. Quand elles allaient à l’école, c’était pour apprendre la couture, la broderie, pour faire de bonnes épouses. Donc, cela venait à la fois des familles, du clergé musulman et des colons qui freinaient tout développement de peur de créer des classes sociales qui pourraient ensuite revendiquer des droits. Des libéraux français ont toutefois créé une première école pour les jeunes musulmanes, rue du Pacha dans la médina de Tunis. Mais l’on y donnait des cours de couture et de broderie. Les cours de chant ont été interdits par les parents sous prétexte que cela été inconvenant pour une jeune fille. Pour la photo de classe, il ne fallait pas voir le visage des élèves. Ce sont les premières embûches faites à cette école de jeunes filles.

Nadia Meflah : Le Chant des mariées est-il un film arabe ?

Karin Albou : Je ne sais pas. Il est ce que vous voulez. Pourquoi enfermer un film dans une identité ?

Nadia Meflah : C’est un peu le cas pour tous vos films, La petite Jérusalem, Aïd El Khebir, Le Chant des mariées ? Ni arabe, ni juive… Les personnages féminins sont toujours dans une dualité, ni femmes ni enfants. Ce sont des dépossédées qui tentent de trouver leur place. Alors peut-on dire que le Chant des mariées est un film français, arabe, juif…

Karin Albou : Cela me gêne de mettre des étiquettes sur un film. Si c’est un film, je suis satisfaite. Ensuite sur l’identité, la chose qui est certaine est que je suis une femme.

Nadia Meflah : Alors sur l’imaginaire collectif ?

Karin Albou : Je ne peux pas répondre à cette question, si cela existe c’est dans mon inconscient. En revanche, sur la représentation, j’ai voulu montrer que le mariage forcé concernait, non pas Nour, mais Myriam. J’ai voulu aller à l’encontre de ce que l’on imagine habituellement, interpeller le public et susciter une réflexion sur les mariages forcés qui se pratiquait aussi dans les familles juives. C’est moins cliché. Aucune des deux jeunes filles n’est libre, mais c’est Nour qui semble l’être davantage au début du film. Elle est amoureuse et est un fantasme de liberté pour Myriam. J’ai trouvé intéressant d’inverser le schéma classique où l’on montre toujours la jeune fille arabe subissant un mariage forcé. Nour est amoureuse et brave les tabous et tous les dangers.

Christiane Passevant : Le désir féminin est rarement abordé au cinéma. Or il l’est dans Le Chant des mariées à travers celui de Nour pour son fiancé et par le refus de Myriam de faire l’amour avec Raoul après leur mariage.

Karin Albou : Nour désire Khaled et Myriam ne désire pas Raoul qui est trop vieux. Je pose effectivement la question du désir en tant que femme.

Nadia Meflah : Une autre circulation du désir existe dans le film entre les filles. La question de l’érotisme et de l’homosexualité féminine est présente ?

Karin Albou : C’est une sensualité normale à cet âge. Elles sont très proches, très fusionnelles comme des adolescentes. Les filles sont alors souvent plus amoureuses de leurs copines que de leurs mecs. Khaled, elles se le partagent comme un fantasme. Elles vivent presque tout à deux. Quand Nour et Khaled font l’amour sur la terrasse, Myriam est là. Quand Myriam est épilée, et symboliquement déflorée, Nour est là. Elles partagent effectivement quelque chose de charnel, mais qui ne va pas jusqu’à l’homosexualité. Dans ces cultures, les filles vivent ensemble, se touchent et ce n’est pas forcément homosexuel. Dès le début du film, on peut voir la séparation entre les hommes et les femmes. Les hommes sont ensemble avec la danseuse et les femmes sont ensemble. Et comme elles n’ont ni danseuse ni danseur, elles se moquent des hommes gentiment, elles se déguisent en homme, prennent les couilles du mouton… Elles font ce qu’elles peuvent pour s’amuser.

Christiane Passevant : Comment s’est passé le casting pour les deux personnages, Nour et Myriam ?

Karin Albou : La difficulté était de trouver des filles qui paraissent très jeunes, environ 16 ans. Pour Myriam, j’ai vu Lizzy Brocheré dans un film, Chacun sa nuit , et sur des photos. Je lui ai fait faire un essai en lui demandant de se teindre en brune. Pour Nour, je ne trouvais pas de comédienne et j’ai décidé de tourner avec une non comédienne. Cela a donné un casting de trois cent jeunes filles, mais c’était difficile car maintenant, à 16 ans, elles paraissent très femmes. Il fallait que Nour ait quelque chose d’enfantin car elle est naïve. Elle ramasse le tract, elle y croit. Pour Myriam, elle représente l’enfance qui s’échappe. C’était très important pour le film. J’ai alors trouvé Olympe Borval qui n’est pas arabe car il a fallu élargir le casting aux non arabophones. Elle a appris l’arabe pour le rôle.

Christiane Passevant : Comment s’est passé cette expérience de premier tournage ?

Olympe Borval : Au début, j’étais très émue. J’ai travaillé pendant un mois avec un professeur d’arabe qui m’a fait travailler l’accent, différent de l’algérien ou du marocain. Le tournage était très intense et a demandé beaucoup d’efforts, mais c’était une super expérience.

Christiane Passevant : Et cette amitié, cette complicité, une tendresse même, vous êtes arrivées à faire passer ce courant naturellement ? Vous avez sympathisé ?

Lizzy Brocheré : C’était un tournage assez compliqué. Nous n’étions pas très proches au début, mais ensuite, dans les scènes, il y a eu de la tendresse. Nous avions toutes les deux un peu peur et ça rapproche.

Entretien réalisé à Montpellier, durant le 30e Festival du cinéma méditerranéen le 1er novembre 2008.
Présentation et transcription de Christiane Passevant.