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Vicente Aranda : « L’importance de témoigner pour son temps. » (2)
Article mis en ligne le 26 septembre 2009
dernière modification le 20 janvier 2022

par CP

Christiane Passevant : Dans Tirante el Blanco, ce qui est remarquable c’est la présence, notamment dès le générique, des toiles de Paolo Uccello (exposées à la National Gallery de Londres), des scènes de batailles. J’ai eu l’impression que le film, l’étalonnage du film était calqué sur ces toiles ?

Vicente Aranda : Effectivement, José Luis Alcaine, qui est le chef opérateur sur ce film, a pris en compte ce parti pris de départ. Le film — pour l’étalonnage — est influencé par la peinture de Paolo Uccello et nous avons obtenu l’autorisation de filmer les toiles pour le générique.

Christiane Passevant : Il y a la présence de deux toiles, celle de la bataille et celle du dragon ? [1]

Vicente Aranda : Ces deux toiles sont d’époques distinctes. C’est d’abord un Uccello naïf, puis plus dur avec la bataille. Comme Goya, il a évolué vers la noirceur. La dernière période est celle des batailles. J’insiste sur l’évolution d’Uccello qui passe d’une peinture assez légère à une évocation extrêmement cruelle de la guerre. Il va de la scène de libération de la princesse, prisonnière du dragon, par un chevalier à des scènes de bataille dont les détails sont d’une très grande cruauté. C’est ce que j’ai voulu faire dans le film : passer d’une situation agréable, d’un monde où l’amour courtois, le sexe sont très importants à une situation violente, agressive, à des batailles contre les Turcs. C’est une évolution que je voulais pour ce film, mais cela n’a pas été possible. Tirante el Blanco est un film non terminé, il est incomplet.

Christiane Passevant : En ce qui concerne le filmage des scènes de batailles, les trucages, les ralentis, tous les procédés sont utilisés pour évoquer les toiles de Paolo Uccello ?

Vicente Aranda : L’inspiration vis-à-vis de l’œuvre d’Uccello est indéniable. La source d’inspiration est dans le film. Quant à l’évolution, nous n’avons pas réussi à développer ce que j’avais en tête.

Christiane Passevant : Le film se passe avant la conquête ottomane. Une période très intéressante qui se place juste avant la formation de l’empire ottoman.

Vicente Aranda : C’est encore Constantinople et c’est à peu près un siècle avant l’entrée des Turcs à Constantinople. La ville était assiégée par les Turcs.

Christiane Passevant : Pourquoi cette période ?

Vicente Aranda : C’est la décision de l’auteur du roman. Ce film est adapté d’un roman de chevalerie, Tirante el Blanco , écrit en 1460 par un auteur valencien, Joanot Martorell qui raconte les aventures guerrières et amoureuses de Tirante pour libérer Constantinople des Turcs. C’est certainement l’un des romans les plus importants au monde.

Jérémy Bernède : Une question plus large. Vous parlez de sexe et de violence et cela fait partie des thématiques de votre cinéma. Cela vous paraît essentiel dans l’humanité ?

Vicente Aranda : À contrecœur, mais la vie l’impose. Dans une certaine mesure, j’ai dérivé peu à peu vers le réalisme. C’est le public qui m’a poussé vers cette expression parce que je voulais rester dans le fantastique. Mais la réalité s’impose avec la cruauté, la violence et le sexe. Si on regarde cette violence de front, on la retrouve chez les grands classiques. Les choses commencent à intéresser davantage quand il y a un cadavre. Que l’on m’explique les problèmes de mes voisins ne m’intéresse pas, mais si l’on me dit que ma voisine a assassiné son enfant, j’y vois la matière à faire un film.

Larry Portis : Vous traitez de la perversité dans vos films — sexe, voyeurisme, inceste —, est-ce engendré par des rapports de pouvoir ?

Vicente Aranda : La lutte des sexes existe et s’impose comme la réalité. La position de l’auteur est très importante dans cette réalité, et moi le pouvoir, je le donne aux femmes. Je pense que les femmes ont actuellement plus de pouvoir que les hommes, mais cela ira en augmentant à l’avenir.

Larry Portis : Je voulais parler de lutte sociale, de domination et d’exploitation sociale. Par exemple on trouve cela dans La Muchacha de las Bragas de Oro, l’arrière-plan, c’est le fascisme, le franquisme. Ce film est sur le mensonge et la mauvaise foi ?

Vicente Aranda : Je ne sais pas si en France, on comprend bien la parabole de La Muchacha de las Bragas de Oro . C’est quelque chose de troublant. Un fait démocratique s’est produit en Espagne et tout un peuple a subitement nié son passé franquiste. On a appelé cela la période de transition. Cependant, personne ne peut nier le passé. On ne peut ni le nier, ni le changer, il faut le prendre en compte.
Le passé est le passé, c’est comme une pierre, impossible de changer ce qui s’est produit. Dans le film, le personnage principal a une soixantaine d’années, il a été franquiste et il cherche à transformer ce passé pour lequel il se sent coupable. Il réécrit le passé et se crée une biographie. Apparaît alors dans sa vie une nièce hyppie — c’était l’époque — qui ne s’intéresse pas à la politique, mais au passé paradoxal de son oncle. Elle se moque de lui. C’est en réalité une confrontation de générations. La nièce n’a pas besoin de mentir, mais son oncle a de nombreuses raisons de mentir. J’insiste sur le fait qu’il s’agit de tout un peuple, du peuple espagnol, de toute la société espagnole. C’est une parabole dont l’auteur, Juan Marsé, n’était lui-même pas conscient. Pour moi, c’était évident.

Jérémy Bernède : Vous vous en défendez souvent, mais cela fait de vous un cinéaste engagé, et même politique. On peut dire aussi que tout art est politique. Vous sentez-vous investi d’une forme d’engagement ?

Vicente Aranda : Je préfère employer le terme témoignage, tout en étant conscient que témoigner, c’est finalement s’engager. Mais c’est une nuance, je témoigne, je n’incite pas les gens à penser autrement. Je dois dire cependant que je suis là face à un échec parce que ce que j’essaie de faire avec le cinéma, les critiques ne l’ont jamais compris. La double lecture, la lecture entre les lignes n’est pas une habitude que pratiquent les critiques. Si la critique n’impulse pas cette lecture entre les lignes, le public risque de passer à côté du film. Malheureusement, l’idée de la Révolution française comme quoi lire et à écrire pour tous et toutes produirait un monde plus cultivé, est fausse. C’est faux parce qu’il faut aussi lire ce qu’il y a derrière les mots et c’est la même chose pour un film.

Larry Portis : Quelle est la filiation entre La Muchacha de las Bragas de Oro [2] et La Pasion turca  ? En particulier en ce qui concerne la liberté retrouvée après la mort de Franco. La Pasion turca , est-ce une parabole de l’évolution de la société espagnole ?

Vicente Aranda : Il est évident que La Muchacha de las Bragas de Oro raconte l’histoire d’un individu qui veut être ce qu’il n’a pas été. Dans La Pasion turca, c’est aussi l’histoire d’une femme qui veut être ce qu’elle n’a pas été, c’est-à-dire un corps. La société est à un stade d’évolution incomplète. Il ne s’agit pas seulement de comprendre la société, de faire une analyse sociale, mais déjà de connaître son corps ; le connaître et en savoir l’utilisation. C’est ce qui est très intéressant pour moi.

En Espagne, nous avons vécu dans une bulle durant plus de quarante ans qui nous a tenus à l’écart de tout. C’est quelque chose qui touche ceux et celles qui sont impliqué-e-s dans la création. Bien peu se rendent compte que les artistes, les cinéastes, les écrivains, les peintres n’ont pas de passé en Espagne, pas d’antécédents comme ici en France. Hier, on m’a demandé pourquoi, il n’y avait pas l’équivalent d’un Sacha Guitry en Espagne. Il en existait certainement, mais Franco n’a pas permis qu’ils soient connus. Cette fracture est partout, dans certains films, dans la littérature, et elle est loin d’être guérie. C’est une caractéristique espagnole.

Jérémy Bernède : C’est pour cela que vous auriez aimé rester dans le fantastique ? Cette fracture du franquisme est-elle à l’origine de ce fantastique propre au cinéma espagnol ?

Vicente Aranda : Le fantastique est en fait quelque chose de réaliste aussi. Je pense que ce n’est pas très différent de la tendance en France. J’imaginais plutôt un fantastique nordique. Ce qui m’attire le plus, c’est le froid plutôt que la chaleur, les nuages plutôt que le soleil. Mais ce chemin était plus dans un cinéma d’avant-garde, dans Fata Morgana par exemple. J’ai été très impressionné par le livre de Truffaut sur Hitchcock [3] qui dit que l’avant-garde doit être présente, mais dissimulée. Sinon, ça ne marche pas.

Jérémy Bernède : C’est à cause du franquisme que vous avez réalisé des films assez tardivement ?

Vicente Aranda : Ce n’était pas si tardivement, d’autres sont arrivés plus tard. L’école de Barcelone, peu de gens la comprennent. C’était une théorie, une supposition sur le cinéma. L’intérêt ne tenait pas aux arguments ni aux histoires habituelles des scénarios, un garçon rencontre une fille… C’est toujours la même chose. Le cinéma découle d’une phénoménologie de l’image. Par exemple, Kill Bill [4] pourrait être un film de l’école de Barcelone. C’est la même théorie, peu importe l’histoire, l’important, ce sont les images.
Nous avons cependant rapidement compris que nous étions dans l’erreur. Le franquisme était très habile, il savait quoi laisser passer quand peu de public s’y intéressait. Pour les films populaires, c’était autre chose. Pour moi l’option était claire, je préférais toucher peu de public et travailler au sein de l’avant-garde, même si c’était une liberté toute relative.

Larry Portis : En dépit des apparences, j’ai l’impression que votre cinéma est moraliste. Je me trompe ?

Vicente Aranda : Non. Je suis moraliste. J’en ai parlé souvent, mais tu vas tout de suite comprendre. Je suis né dans un milieu anarchiste. La morale des anarchistes, comparée à la morale chrétienne, est beaucoup plus exigeante. Et en réalité, elles découlent toutes les deux de la même origine, la morale juive. Et je n’ai pas pu échapper à cela, je continue à penser qu’une table est ronde ou carrée. C’est tout. Je distingue très bien entre le bien et le mal, la bonne et la mauvaise intention. Je pense que c’est cela être moral.

Christiane Passevant : Dans El Lute , on sent très bien la nature de l’oppression du franquisme dès les premières images. Le personnage est réel et est je crois devenu mythique par la suite ?

Vicente Aranda : El Lute est un personnage à la Calderon. Curieusement, Calderon est un classique qui parle d’honneur. El Lute est un personnage caldéronien dans le sens où Truffaut l’a très bien traité dans L’Enfant sauvage [5]. C’est le personnage de Sigismond dans La vie est un songe : est-il irrécupérable alors qu’il a vécu en dehors de tout ? Selon Truffaut, il est irrécupérable. Vouloir faire d’un enfant qui a vécu dans un bois avec des loups et des chiens jusqu’à l’âge de 7 ans un petit citadin est impossible. C’est une question importante, est-ce que quelqu’un qui a serré des boulons toute sa vie peut devenir un être humain à part entière ? El Lute est un exemple étrange qui se résume à comment le franquisme, en voulant faire le mal, fait le contraire. Parce que El Lute , qui avait vécu comme un animal, qui ne savait ni lire ni écrire et avait des tendances à la délinquance, devient avocat.

Jérémy Bernède : Vos trois derniers films sont des films historiques, en costumes, particulièrement travaillés dans l’esthétique. Est-ce le signe d’une nouvelle période de votre travail de réalisateur ?

Vicente Aranda : Oui. C’est parce que je vieillis et que je veux trouver d’autres manières de filmer pour m’attirer le public. Ces films historiques attirent un public. J’ai envie d’être didactique, de parler et d’“enseigner” [6]] aussi. C’est pourquoi je parle d’une facette didactique dans laquelle non seulement j’enseigne mais j’apprends énormément. Je viens de terminer un film qui se passe à notre époque et je me rends compte que je ne peux pas me soustraire à ce besoin de didactisme. Par exemple, je veux montrer ce que sont les « petits clubs », euphémisme pour un phénomène prostitutionnel qui n’existe pas en France. À la frontière, à Port Bou, il y a des lieux de prostitution parmi les plus importants du monde. Ils sont destinés aux Français, parce que cela est illégal en France. C’est la traite des blanches légalisée. Et cela convient aussi aux prostituées qui ne sont pas sous la coupe de proxénètes. Elles sont organisées en société anonyme.

Jérémy Bernède : Et ce n’est pas la pire évolution du capitalisme d’arriver à ce genre de choses ?

Vicente Aranda : Quand on entre dans le monde de la prostitution, on est au début de bien des surprises. Les prostituées qui vivent dans ces clubs [7] sont plus libres que les autres.

Jérémy Bernède : C’est le libéralisme.

Vicente Aranda : Et là on entre dans un paradoxe, ceux qui veulent légaliser la prostitution veulent être les maîtres de la prostitution. Ils l’organisent et gagnent tant d’argent que donner 30 % à l’État ne les dérangent absolument pas. Tout le monde est complice du système. Au contraire, les prostituées ne veulent pas être légalisées parce qu’elles ne veulent être astreintes à faire des déclarations de revenus. Elles préfèrent un coffre-fort car elles travaillent pour de l’argent liquide. Dans tous ces établissements, il existe des distributeurs automatiques. Dans ce film, je raconte l’histoire de deux frères et d’une prostituée.

Larry Portis : Pour revenir à Tirante el Blanco , le film est en fait le récit d’une opportunité perdue de concilier deux cultures ?

Vicente Aranda : Pour moi, c’est quelque chose de plus simple. C’est la réalité : on planifie son avenir, mais c’est la vie qui décide. Dans Tirante en Blanco , une femme voudrait élever le héros au rang d’empereur, mais les événements vont en décider autrement.

Larry Portis : J’ai voulu dire en termes de civilisation. Il me semble qu’il a existé alors une possibilité de forger un lien entre l’islam et la chrétienté.

Vicente Aranda : Je ne pense pas. Il existait plutôt une confrontation forte et innocente ; innocente parce que c’est un monde où règnent des rites, des icônes et personne ne veut le changer, mais au contraire le perpétuer. L’empereur est vieux et il est temps de passer à l’autre génération. Sais-tu comment Constantinople a été prise ? On a oublié de fermer une porte. Et le nom a alors été changé pour Istanbul qui signifie en turc : « ils sont là ».
L’Espagne est un pays paradoxal qui tourne le dos au Portugal et à la France vis-à-vis de laquelle existe un sentiment d’infériorité et le désir de le vaincre. Pour le Portugal, c’est le contraire, les Portugais ont toujours eu l’idée, bien ancrée, que l’Espagne les envahirait un jour. Si rien ne permet une telle hypothèse, objectivement cette invasion se produit à présent par le canal des banques.
J’ignore pourquoi, mais tout ce que l’on redoute finit par arriver. Les États-Unis vivent depuis longtemps dans la peur d’une invasion par les rats, les crocodiles ou je ne sais quoi… Et, en fait, c’est ce qui se produit actuellement.

Christiane Passevant : Dans tous vos films, il y a la question du pouvoir — le pouvoir et l’ordre. Est-ce volontaire ?

Vicente Aranda : Je ne sais pas car je n’ai pas de notions très claires à propos du pouvoir et de l’ordre.

Christiane Passevant : De la part d’un anarchiste, c’est difficile à croire.

Vicente Aranda : Je ne suis pas anarchiste. Ma famille est anarchiste et j’ai cru être né dans une maison de fous. Chez moi, il y avait des livres qui racontaient qu’on allait au marché et que l’on prenait ce dont on avait besoin, que l’argent n’était pas nécessaire. Je pensais qu’ils étaient fous. C’est quelque chose que j’ai tenté de montrer dans Libertarias et qui n’a pas toujours été compris. Ce monde était passionnant, les gens étaient près à mourir pour défendre leurs idées et changer le monde. Peut-être cette utopie était-elle impossible, mais ils étaient décidés à changer le monde et prêts à donner leur vie pour cela. Il est évident que cela est lié à la morale. Le problème n’est pas ici l’ordre et le pouvoir, mais l’individuel et le collectif. Je suis surpris parfois quand je découvre que la loi de la majorité, par exemple lorsque les résultats électoraux donnent raison au plus grand nombre. Moi qui suis individualiste cela me dérange, mais c’est une réalité.

Christiane Passevant : Dans La Mirada del otro et La Pasion turca, peut-on parler de liberté pour les deux personnages féminins ou plutôt d’aliénation ?

Vicente Aranda : Dans La Pasion turca , il s’agit d’une femme qui ne vit pas sa sexualité et la découvre brusquement ainsi que son corps. Dans La Mirada del otro , la situation est bien plus complexe. C’est une femme qui a un problème d’amour, ce qui peut arriver à n’importe qui. Les racines de cette situation s’entremêlent entre son corps et son esprit. C’est beaucoup plus complexe : l’amour doit-il être partagé ou bien doit-on donner sans l’attente de recevoir ? Le personnage de La Mirada del otro découvre que la maternité fait aussi partie de la sexualité. L’unique manière de suspendre la guerre des sexes et la préoccupation de son corps est d’avoir un enfant à qui l’on donne sans attendre de recevoir. Cela se passe en effet dans la relation maternelle ou paternelle. D’autres facteurs interviennent également dans ce film et là apparaît à nouveau le didactisme.

Il se trouve que je vis avec une femme qui a trente ans de moins que moi. Teresa avait 20 ans quand nous avons commencé une relation et son monde était plus présent que le mien dans notre vie. Le monde de Teresa [8] était constitué de femmes de sa génération et ses amies prenaient toutes la pilule. On leur avait dit que dès qu’elles arrêteraient de la prendre, elles seraient enceintes. Or, vers le milieu de la trentaine, elles ont pensé que c’était la dernière opportunité pour avoir un enfant et ont cessé de prendre la pilule. Mais aucune ne s’est retrouvée enceinte. Alors a commencé toute une série de tentatives, notamment leurs compagnons apportaient leur sperme à une clinique. Il est difficile d’imaginer à quel point ces situations étaient dramatiques. Je me souviens du cas où l’homme, qui devait se masturber pour donner son sperme, a déclaré qu’il se s’était jamais masturbé et ignorait comment s’y prendre. J’ai inclus cette anecdote dans La Mirada del otro où l’on demande au personnage féminin, la nuit du jour de l’an, d’aider un homme à se masturber pour récupérer son sperme. Cela a été très mal perçu quand le film est sorti. Le film n’a presque pas été diffusé et je suis très étonné qu’il soit projeté pendant le festival de Montpellier.

Christiane Passevant : Il a été interdit ?

Vicente Aranda : Non, ce n’est pas, à proprement dit, une interdiction, cependant une amie qui a voulu montrer le film en province s’est vue réclamer 3000 euros pour une projection. J’ai donc proposé à cette amie de projeter gratuitement un autre film qui m’appartienne. C’est pour cette raison que j’interprète cela comme une interdiction. Le film est resté très peu de temps dans les salles malgré le fait que la fréquentation du public.

Christiane Passevant : On peut le trouver en DVD ?

Vicente Aranda : Non. Et pourtant, lors d’un un vote sur Internet, La Mirada del otro est arrivé en seconde position de ma filmographie. C’est étrange car je pense que quasiment personne n’a vu le film.

Christiane Passevant : On vous a présenté à Montpellier comme l’un des meilleurs cinéastes pour adapter les romans.

Vicente Aranda : Un producteur ne dit pas oui à un film si l’idée ne vient pas de lui. Il est facile pour lui de sortir un roman d’un tiroir, mais ensuite je suis libre.

Christiane Passevant : Qui choisit le roman ?

Vicente Aranda : Cela dépend. Pour le dernier roman, c’est le producteur qui me l’a proposé alors que j’allais le voir pour des films que nous avions faits ensemble. Je lui ai demandé de me raconter l’histoire et j’ai interprété celle-ci. J’ai donc fait mon film, et ensuite j’ai lu le roman qui est différent. Ce n’est pas la même histoire. J’ai creusé l’idée de départ lors de notre entrevue. Pour moi cela revient au même de travailler à partir d’une idée, d’un roman, d’un argument… C’est la même chose. Je ne sais pas s’il se passe la même chose en France, mais en Espagne quand un film est adapté d’un roman, les critiques le connaissent généralement et à partir de là, ils font des comparaisons pour savoir ce qui est le plus intéressant, du roman ou de l’adaptation cinématographique.

Christiane Passevant : En France c’est presque un handicap pour le film.

Vicente Aranda : Aux États-Unis, 90 % des films sont des adaptations et personne ne s’en préoccupe.

Larry Portis : Aux États-Unis, les gens ne lisent pas.

Vicente Aranda : Je ne sais pas, mais j’ai pu constater que personne ne se préoccupe de savoir si le film est l’adaptation d’un roman alors qu’en Espagne, comme en France, ce sont toujours des comparaisons entre l’œuvre littéraire initiale et l’adaptation cinématographique. Le public est cependant différent dès que l’on passe la frontière. En France, le public analyse et nuance ses critiques alors qu’en Espagne, le public semble ne pas savoir analyser. Lors de la projection de Tiempo de silencio  [9], à Perpignan, l’on m’a posé des questions sur la scène des chats que personne n’avait remarquée en Espagne.

Pour Libertarias  [10], c’était encore plus remarquable. Quand la religieuse fait la lecture de textes de l’évangile entremêlés de textes classiques libertaires, personne ne l’a remarqué, ce qui révèle un phénomène invraisemblable d’absence de mémoire et un manque tragique de culture. Le film relate l’histoire d’une religieuse qui passe d’une communauté chrétienne à une communauté de femmes libertaires sans voir les différences. Qu’il n’y ait pas de réactions de la part du public ne m’étonne guère, mais que les critiques cinématographiques ne sachent pas décrypter ce genre de choses ou bien ne prennent pas le temps de s’y intéresser pour dépasser la simple critique cinématographique, me paraît catastrophique.

Christiane Passevant : En ce qui concerne Los Jinetes del alba [11], était-ce un film de commande ? Et le didactisme a-t-il joué un rôle dans ces épisodes qui recouvrent une partie très importante de l’histoire espagnole ?

Vicente Aranda : Oui, c’était une demande de Pilar Miro [12] qui voulait aider l’auteur du roman, très malade. Je n’aimais pas le roman et j’ai d’abord voulu refuser le film. Pendant six mois, j’ai quitté la maison en disant à Teresa que j’allais refuser le film et, ensuite, je disais oui à Pilar. Le problème fondamental résidait dans le fait que le roman me paraissait manquer de matériel suffisant pour les trois chapitres que Pilar désirait dans la réalisation. Ces trois chapitres correspondaient, je pense, au choix du romancier. Finalement, après avoir travaillé et réécrit le script avec Joaquin Jorda, nous sommes arrivés à quatre chapitres et, quand nous avons commencé à filmer, il en est sorti cinq.
Je reviens là au didactisme. Je me suis rendu compte que l’origine de la guerre civile est dans la révolte des Asturies. C’était une guerre civile en réduction. Certains préfèrent cette vision de la lutte et de la guerre civile.

Christiane Passevant : Comment les épisodes de Los Jinetes del alba ont été reçus en Espagne ?

Vicente Aranda : Difficile à dire. C’était diffusé à la télévision, mais je crois que le film a eu une certaine audience. Le film est sorti en 1990 avec un budget de l’équivalent de trois millions d’euros. Un incident s’est produit lors du tournage au Portugal, une fièvre a décimé les troupeaux de chevaux et une loi internationale interdit le déplacement des chevaux dans une telle situation. Il a donc fallu réécrire le scénario et c’est ainsi que nous sommes arrivés à cinq épisodes. Le film a gagné le premier prix dans un festival international pour les films de télévision, à Cannes. Ce prix, basé sur des échanges avec les autres télévisions, était très intéressant pour la télévision espagnole. Le tournage a été agréable et rapide. Maintenant, il faut dix semaines de tournage pour ce qui prenait six semaines auparavant. J’aime bien que cela se fasse rapidement car je travaille tout le temps.

Christiane Passevant : Vous avez parlé de votre dernier film qui est en post production ?

Vicente Aranda : Nous avons déjà vu la copie standard.

Christiane Passevant : Et les autres projets ?

Vicente Aranda : J’en ai plusieurs. Un Dracula, un film fantastique — Luna calliente —, un thriller, deux projets sur la guerre civile, et d’autres films encore. Comme je l’ai dit, je travaille tout le temps.

À cet entretien et à la table ronde ont participé Jérémi Bernède, Christiane Passevant, Larry Portis, Henri Talvat.
Marie Talvat en a assuré la traduction.

Transcription, notes et présentation de CP.