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Retour du cinéma italien ?
Riparo de Marco Simon Puccioni
Article mis en ligne le 26 septembre 2009

par CP

La crise du cinéma italien depuis les années 1980 a fait dire un peu rapidement que le cinéma italien était mort.
Après les chef-d’œuvres réalisés après la guerre et jusque dans les années 1970, on serait revenu à la période des « téléphones blancs » !

Il est vrai que pour la nouvelle génération de cinéastes, la comparaison avec le génie des illustres prédécesseurs n’est pas facile. C’est ce que dit Marco Puccioni qui souligne néanmoins, de même que Toni d’Angelo [1], la déliquescence des moyens de production et de distribution.

Les idées de films ne manquent pas, les scénarios s’élaborent, mais avec quel espoir d’être produit ?
Toni d’Angelo a créé sa maison de production pour son film, Una Notte, et a dépensé une grande énergie pour le faire connaître. Marco Puccioni a, de son côté, créé un groupe de réflexion sur le cinéma et les solutions pour améliorer les moyens de production et de diffusion cinématographiques [2]. Le cinéma italien n’est certes pas mort et de nouveaux cinéastes prennent le relais des plus grands.

Peut-on encore faire des films comme Novecento (1900) ?

Question posée à Bernardo Bertolucci qui aurait répondu qu’il existait à l’époque de la sortie du film une sorte de lien fusionnel entre le public et un cinéma ancré dans une vision sociale et politique, ce qui n’est plus le cas. Mais si l’on regarde certains films contemporains comme Nos meilleures années (La Meglio gioventu) de Marco Tullio Giordana (6h 06 en deux parties comme 1900), Une histoire italienne (Sanguepazzo) du même réalisateur [3], Mon frère est fils unique de Daniel Luchetti, Gomora de Matteo Garrone [4] ou encore Il Dolce e l’amaro d’Andrea Porporati, il ne s’agit pas là de films de divertissement. Il n’est guère possible de nier leur engagement, leur force et le regard lucide qu’ils portent sur les dernières décennies XXe siècle et ces dernières années, sans parler de leur succès. Il s’agit de grands films issus d’une nouvelle génération talentueuse de cinéastes.

Il faut également compter avec les grands réalisateurs dont la filmographie est impressionnante et qui continuent de tourner même si les productions ne sont pas suffisamment prêtes à prendre des risques pour des sujets de société et si les aides à la création sont inexistantes. Marco Bellocchio, Le Sourire de ma mère [5] et Buongiorno Notte [6]

et le grand Mario Monicelli, présent au 29e festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier avec Le Rose del deserto (Les roses du désert) [7].

Et les frères Olmi qui seront à l’honneur durant le 30e festival international du cinéma méditerranéen, cette année à Montpellier.

Riparo , une histoire à trois qui met en scène une bourgeoise, une ouvrière et un jeune immigré. Héritière d’industriels de la chaussure, Anna vit avec une des salarié-e-s de l’entreprise, Mara. Un récit où chacun des trois protagonistes est en quête d’une intégration dans une société qui souligne leur marginalité. En toile de fond, les différences sociales…

Anna est l’héritière d’une famille d’industriels de la chaussure et vit avec Mara, plus jeune et employée dans son entreprise. De retour de vacances, elles découvrent un adolescent, Anis, dans le coffre de leur voiture. Le jeune clandestin veut rejoindre un oncle installé à Milan. Mais l’oncle est introuvable et Anis revient frapper à la porte des deux femmes. Mara est hostile, Anna l’accepte et lui trouve un emploi dans le magasin d’usine que gère son frère Salvio.

Christiane Passevant : Pourquoi ce titre,Riparo [8]  ? Et pourquoi avoir choisi le Maroc comme pays de l’immigration clandestine ?

Marco Puccioni : Le titre, Riparo , signifie abri. Et j’ai pensé que c’est ce que cherchaient les trois personnages du film, de façon différente bien sûr. Pour le jeune immigré, qui veut échapper à la misère et rêve d’une vie meilleure, l’abri est évident. Pour les deux femmes homosexuelles, se protéger l’une et l’autre se fera peut-être à travers cette rencontre avec le jeune Anis. Elles ont un désir de famille, l’envie d’être intégrées. C’est la lutte actuelle des homosexuel-le-s. Pour être accepté-e-s dans la société, on devient parents, on crée une famille. C’était la base du film : être différent et différentes.

J’ai choisi le Maroc et l’Afrique du Nord parce que c’est un passage important et, par ailleurs, c’est un très beau pays avec une culture très riche. Mais pour venir en Europe, il faut passer une barrière, l’immigration clandestine est une réalité quotidienne. Cette difficulté fait partie de l’histoire du film. L’homosexualité féminine est pour Anis inacceptable et même culturellement inconcevable, ce qui ajoute aux difficultés à se connaître, à se respecter.

CP : L’homosexualité des deux jeunes femmes ne permet-elle pas de mieux accepter les problèmes de l’autre, peut-être plus facilement qu’un couple hétérosexuel ?

Marco Puccioni : De la part des deux femmes ? Non je ne crois pas. Le jeune garçon aurait au contraire moins de difficultés avec un couple hétéro, il retrouverait ses repères. Deux femmes qui dorment ensemble, ce n’est pas un couple à ses yeux. Il ne reconnaît pas un foyer, une famille.

Larry Portis : C’est un film sur l’identité ? Vous avez étudié aux États-Unis, avez-vous été influencé par ce contexte ?

Marco Puccioni : Il est vrai que lorsque j’étais aux États-Unis la réflexion sur l’identité sociale, sexuelle, personnelle, était très importante. Tous mes premiers travaux étaient des lettres, des lettres vidéo. J’étais dans une école de cinéma, une école d’art où l’on insistait pour que nous partions de bases personnelles, autobiographiques. J’ai poursuivi dans cette voie, même après mon retour en Europe. Il y a toujours quelque chose de moi dans mes films, avec bien sûr des camouflages et des transformations. La question de l’identité est également débattue dans mes travaux précédents. Dans Riparo, l’identité sexuelle bascule et n’est pas définie. L’identité culturelle elle-même bouge. On part d’une base, mais une rencontre peut tout changer, surtout dans un monde contemporain en mouvement. L’identité est peut-être un leurre, car rien n’est fixe. On peut être né au Maroc et rêver de cowboys.

LP : Votre film est actuel et fait référence à un monde mondialisé où l’identité devient presque obsessionnelle parce qu’elle est justement difficile à déterminer ?

Marco Puccioni : Oui, elle est difficile à déterminer et même s’il y a cette mondialisation qui uniformise tout, apparemment, on lutte pour être spécial, particulier, sinon on se perd. Cela est aussi lié à l’immigration. D’un côté des gens sont libres de voyager partout sur la planète et d’autres sont prisonniers dans leur pays. Pourtant tout le monde devrait avoir les mêmes droits. Il n’en demeure pas moins que certains endroits doivent être préservés. Paris ou New York sont cosmopolites et vivent de la différence, mais un village doit garder son équilibre en limitant le nombre de ses habitants.

LP : Pensez-vous que nous soyons fragilisés du fait que le monde paraisse plus proche, plus petit ?

Marco Puccioni : On est plus confus et, dans ce sens, plus fragile. On ne sait plus ni où on est et ni qui on est. La communication augmente la confusion. Il faut pouvoir choisir et définir son propre monde.

LP : C’est ce que vous avez voulu faire dans ce film ?

Marco Puccioni : En tant que porteur d’images, je dois montrer des expériences, des exemples… C’est pourquoi j’ai voulu une fin ouverte au film. On ignore si le garçon va s’échapper ou mourir, si les deux femmes vont rester ensemble. Je voulais montrer comment des différences peuvent vivre ensemble un moment, avoir un témoignage des difficultés, mais la conclusion reste ouverte. Je voulais faire un film à la Bazin, qui aimait un cinéma proche de la réalité dans le sens où il garde des ambiguités et n’est pas explicatif. C’est une partie de la vie des protagonistes, mais sans une fin. On ne sait pas ce qui va arriver aux trois personnes. Rien ne se met en place.

LP : La réalité est mouvante.

Marco Puccioni : Dans notre vie, certaines choses se règlent, provoquent des compromis, d’autres sont éphémères. J’aurais pu choisir de faire mourir le garçon. Cela arrive dans les faits-divers, c’était réaliste. Je n’ai pas voulu être définitif. Je pense souvent aux films sur l’adolescence comme celui de Truffaut, Les quatre cents coups, [9] ou à d’autres films qui se terminent au bord de la mer et l’on regarde l’horizon avec angoisse. Tout peut arriver. Pour Riparo , c’est un champ de maïs et l’on ignore où cela va finir. Je sais ce qui est arrivé à l’acteur. Jouer dans ce film a été une bonne expérience pour lui, mais cela a été un peu comme un rêve. Il est ensuite retourné à sa vie précaire. Il fait des chantiers, est un peu délinquant et a parfois des problèmes. Le fait d’avoir tourné dans un film n’a pas changé sa vie.

LP : Comment peut-on changer les choses ?

Marco Puccioni : C’est une question politique. Et un réalisateur ne peut pas donner des solutions pour changer le monde. Ce sont des questions pour les responsables politiques. En tant que réalisateur, je ne peux donner qu’une opinion personnelle. C’est bien loin du film qui est une histoire.

CP : Pensez-vous travailler encore sur le sujet de l’immigration ?

Marco Puccioni : Oui et non. L’identité, l’immigration sont des sujets qui m’intéressent beaucoup. J’ai un projet de fiction qui n’a rien avoir avec ces sujets. Je travaille aussi sur un documentaire concernant un artiste du Cameroun qui vit en Italie depuis trente ans. C’est un des premiers immigrés. C’est un poète, un griot. Il se dit Italien, mais, en même temps, tout son travail consiste à faire connaître la culture de son village, de son pays, ici en Italie. C’est quelqu’un d’une autre culture qui fait la synthèse personnelle de deux mondes. C’est vraiment personnel l’identité alors que si l’on parle de peuple, c’est la généralisation. Par exemple, ce griot est très impliqué dans la culture romaine tout en travaillant sur l’art africain et l’importance de la culture orale. Le titre du film est la Couleur de la parole. Il n’est pas encore terminé. Nous avons tourné au Cameroun et nous devons maintenant tourner en Italie.

CP : Et le prochain long métrage ?

Marco Puccioni : Le scénario est tiré d’une histoire vraie, le drame d’une femme directrice de prison. Mais je ne veux pas en parler encore.

Christiane Passevant : Le contexte social est présent dans tous vos films.

Marco Puccioni : Oui. Je m’intéresse à des histoires personnelles, intimes, mais toujours influencées par le contexte social. J’aime le cinéma de Rainer Fassbinder, le mélodrame. Le sentiment est un véhicule important, puissant pour communiquer avec le public, sinon ce serait des films complètement idéologiques. Les émotions, la vie, l’amour sont influencés par l’organisation sociale et je fais des films pour le public d’aujourd’hui. J’aimerais réaliser des films historiques, mais je m’adresse à un public d’aujourd’hui et je pose des questions sur le présent. En tant que spectateur, je m’intéresse aux films qui me font réfléchir, qui soulèvent des questions essentielles pour moi, sans pour autant donner des réponses, mais ce sont des repères sociaux.

Finalement : qu’est-ce que le cinéma ? Auparavant, c’était le seul média audiovisuel, aujourd’hui il y a la télé, Internet… Alors quel est le rôle du cinéma ? Je viens de l’architecture, de la photographie et j’ai eu une première approche visuelle du cinéma plutôt que narrative. Le cinéma peut aller dans deux directions, soit hollywoodienne avec des images chères, soit simple pour raconter des histoires que la télévision ne raconte plus. La télé n’arrive pas à dire des choses qu’il est possible de dire avec le cinéma. La vision cinématographique peut être plus profonde, plus attentive, plus construite.

CP : Les formats sont différents. Dans un film, on a une certaine liberté pour raconter une histoire alors qu’à la télévision, surtout dans le cadre d’une commande, on est coincé par le format qui empêche d’aller au bout de la réflexion.

Marco Puccioni : C’est vrai pour un certain cinéma. Il existe aussi un cinéma industriel, comme la télé. La liberté du cinéma vient de ce que c’est plus personnel, plus spécifique, même si le public n’est pas si conséquent. Il est important pour les réalisateurs de connaître notre public parce que parfois, certaines personnes affirment que notre travail ne rencontrera pas de spectateurs. C’est vrai dans certains cas, mais moi aussi je fais partie du public et je n’ai pas envie de voir uniquement les films commerciaux. Le goût du public est diversifié. Les publics sont différents et il faut les rencontrer.

Larry Portis : Le cinéma, c’est donc avoir la liberté de faire des « choses réelles » ?

Marco Puccioni : C’est un peu ça, mais on peut le dire de l’art en général, de l’art libre. Cela correspond aussi à une recherche, à un niveau humain, de la vérité, de la beauté. L’art favorise cette recherche. Plus le média est industriel, plus c’est artificiel parce qu’il est alors dans une logique de profit, parce qu’il lui faut vendre quelque chose, faire de la pub. Du coup, la réalité est obligatoirement transformée. Alors qu’un art qui est libre — le cinéma ou toute forme d’expression — a le luxe de montrer des valeurs humaines intéressantes.

Fabrice Barbarit : Riparo a rencontré un public en Italie ?

Marco Puccioni : Il n’est pas encore sorti. Il est distribué dans d’autres pays, en Espagne, en France, aux États-Unis… L’homosexualité est peut-être un problème en Italie plus qu’ailleurs. L’homosexualité féminine est sans doute plus facilement acceptée, sur les chaînes pornos, on voit toujours des femmes, mais cela est destiné pour beaucoup aux hommes hétérosexuels. Ce n’est pas vraiment accepté en réalité, certainement pas comme la normalité. Dans certains milieux oui, mais en général non. On accepte plus difficilement l’homosexualité en Italie que partout en Europe. C’est le dernier pays qui n’a pas encore le PACS ou une loi similaire.

Le traducteur : Vous pouvez comprendre pourquoi. Il est habillé en blanc le pouvoir ! (rires)

Marco Puccioni : Sans doute. Mon film a été montré dans des festivals gays et lesbiens et, notamment, dans celui de Turin qui existe depuis une vingtaine d’années. L’un des organisateurs m’a appris qu’il n’y avait eu qu’à trois reprises des films italiens dans la programmation. Durant toutes ces années, seulement trois films italiens valables avec une thématique homosexuelle. Ce qui signifie qu’il y a très peu de productions en Italie à un niveau international.

FB : Vous avez mêlé dans le film des acteurs professionnels à des non professionnels ?

Marco Puccioni : J’aime bien faire ce mélange car les non acteurs peuvent être totalement spontanés dans leur interprétation, pas du tout intellectuels. Ils sentent le rôle très fort. Les professionnel-le-s apportent des nuances. Dans Riparo, cela se voit avec Mounir qui tient le rôle d’Anis. Il n’avait jamais joué avant et l’on sent qu’il est vrai. C’est la vérité documentaire. Maria de Medeiros, qui a tourné dans beaucoup de films, donne au rôle toute l’intensité de son art de comédienne. Elle gère les sentiments et les émotions. Un non acteur peut jouer, une fois, deux fois, mais il est limité à ce qu’il connaît. L’acteur ou l’actrice peut donner bien plus. C’est tout un travail sur soi. C’est bien de faire un film sans acteurs professionnels, mais on sent vite les limites, c’est comme un documentaire. En mélangeant les deux, on a la vérité et l’artifice.

Larry Portis : Vous avez mentionné François Truffaut.

Marco Puccioni : J’ai incontestablement été influencé par la vision de certains cinéastes. Mon Panthéon des réalisateurs est très large, je pense évidemment à Pasolini pour ce regard sur la réalité et sur l’identité aussi. Il mélangeait aussi des acteurs très différents. Des films français récents m’ont également intéressé, par exemple Ressources humaines , ou le travail de cinéastes comme les frères Dardenne qui parlent des exclus, des adolescents, avec un style très simple, ou encore Bresson bien que je ne sois pas aussi rigoureux. Et bien sûr l’influence de Fassbinder, je l’ai déjà dit, qui traite de sentiments alors que les frères Dardenne les retiennent.

LP : Rainer Werner Fassbinder traite de tout, du contexte social, des repères politiques, de profondeur psychologique…

Marco Puccioni : Oui, mais il s’est aussi souvent laissé aller au lyrisme. Il aimait le mélodrame, les larmes. Je pense que pour être un art populaire, il faut faire cette expérience qui fait partie de la vie. Bresson fait des constructions plus intellectuelles, plus froides… mais géniales. Les Dardenne ne sont pas extrêmes comme Bresson, mais quand il est question d’amour et de sentiments, ils coupent. (rires)

CP : Pensez-vous que le cinéma italien soit sur une nouvelle voie, sur une reprise après une période transitoire ? Faire du cinéma n’est pas facile en Italie, mais pensez-vous que quelque chose de nouveau se passe depuis ces dernières années ?

Marco Puccioni : Oui, il y a un changement. Nous avons le poids sur les épaules d’un grand passé. On nous comparera toujours à Fellini, Antonioni… Quand on a de tels grands-pères, c’est difficile d’être au même niveau. Il est vrai qu’à partir des années 2000, après un grand passage à vide, on avance. Les films de mes collègues sont intéressants autant, et parfois plus, que les films d’autres pays. Il y a une diversité, je m’en aperçois dans les festivals.
Je fais partie à présent d’un groupe de réalisateurs qui veulent faire pression sur la politique culturelle. Il ne s’agit pas de faire comme par le passé. Le contexte est différent, mais pour un cinéma fort, il faut des lois, un soutien intelligent à la production et à la distribution. Et cela ne dépend pas du talent des réalisateurs. Il faut reconstruire un tissu industriel qui a été détruit en Italie, surtout par la télévision et par la concurrence états-unienne. Avant le cinéma était fort et une compétition pouvait s’installer entre cinéma et télévision. Avec la télévision commerciale, l’industrie cinématographique a ensuite été détruite. Maintenant, il faut tout rebâtir.

Dans une de nos rencontres publiques, Bertolucci, qui fait partie de notre groupe, se demandait s’il était encore possible en Italie de faire un film comme 1900 [10] Dans les années 1970, il existait un lien formidable entre le cinéma et le peuple. Ce que le public voyait dans ces films était discuté, suscitait des réflexions. À présent, ce qui est donné au public est essentiellement de la comédie, de petites comédies divertissantes. Les cinéastes reconnus ont eux-mêmes des difficultés à monter des productions. La situation actuelle conditionne toute la création cinématographique.

Il y a trois ans, j’ai formé un groupe, RING, de cinéastes très actifs pour tenter de faire bouger les choses à partir de ce constat. Nous avons une réunion tous les lundis à Rome pour discuter et envisager les moyens de réagir. Cette année, un autre groupe a été fondé, Cento autori (les cents auteurs), plus large, qui rassemble les jeunes cinéastes, les auteurs de courts métrages, et des cinéastes célèbres comme Bernardo Bertolucci, Marco Bellocchio, Luigi Comencini, Paolo Virzi, Daniele Luchetti… [11] Même les cinéastes très connus, dont la carrière est brillante, se rendent compte de cette situation dommageable pour tout le monde. Les plus grands comme les autres se sont impliqués dans ce mouvement et nous avons réussi à faire pression sur la politique en matière de création cinématographique. Une discussion a lieu actuellement au Parlement pour une nouvelle loi inspirée de la loi française. Tout le monde dit : « La France, c’est le modèle. » Mais je ne sais pas si cela va déboucher sur du concret. [12]

CP : Avez-vous, en tant que collectif de cinéastes, des salles pour montrer certains de vos films ?

Marco Puccioni : Nous ne sommes pas encore à ce stade de l’organisation.

CP : À Paris, il y a le Cinéma des cinéastes qui permet de voir certains films d’auteurs et grand public de qualité rarement projetés ailleurs.

Marco Puccioni : Nous avons une organisation qui s’appelle ANAC, organisation historique des réalisateurs italiens, qui a beaucoup lutté, mais à partir d’une époque, la crise qui a eu lieu n’a pas permis de renouvellement dans l’organisation. Et les jeunes ont créé d’autres groupes. C’est dommage parce qu’avec l’expérience, cela aurait pu bénéficier à tout le monde. Par exemple ce qui existe depuis quatre ans à Venise, Venice Days, Giornate Degli Autori, qui est fait par l’ANAC et l’API. C’est un peu comme la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, mais cela a été crée dans des conditions différentes. La Quinzaine est née des protestations des années 1970. C’est un espace créatif. Il a manqué à l’ANAC la participation de jeunes réalisateurs qui ont préféré d’autres groupes et associations. J’espère néanmoins que nous continuerons à lutter et faire des choses importantes dans la même mouvance.

Raffaele Cattedra : J’ai eu l’occasion de voir l’émission dont parle Marco Puccioni, les Cents auteurs se sont rencontrés à la télévision au moment de la Mostra de Venise. Quelle a été la suite de cette rencontre de différentes générations de cinéastes au niveau de la créativité ? Et qu’attend-on de cette loi dont on parle beaucoup ?

Marco Puccioni : Il est très important que ce mouvement soit ouvert à toutes les générations, c’est aussi l’histoire des cinéastes qui la font. Ça marchait assez bien dans le cadre de cette lutte politique pour faire passer cette loi devant le Parlement. Sur le plan créatif, c’est trop tôt de voir le résultat. Il y a déjà des réalisations d’œuvres collectives, par exemple un collectif a réalisé un film vidéo pour la fête du cinéma de Rome, avec des interviews et un texte lu par plusieurs cinéastes expliquant la réalité du cinéma italien. C’est un petit travail collectif, plus politique que créatif. Ce qui est définitivement très créatif, c’est de se rencontrer dans le cadre de travaux collectifs, la création est ainsi dynamisée pour initier des projets communs. Cela brise l’isolement. Les gens se connaissent. Un blog très vivant a été créé sur lequel on a de vives discussions, des disputes à propos des films. C’est tout à fait positif.

Mon ami Andrea Porporati, qui fait partie du RING, a présenté son film, Il Dolce e l’amaro, [13] en compétition à Venise et m’a dit avoir été influencé par nos réunions du lundi. Nos discussions sur le cinéma populaire, sur les auteurs, a influencé son écriture et la réalisation du film. C’est donc très créatif. Nous verrons bien s’il va naître ensuite une école. Je suis fier en tout cas d’avoir commencé ce mouvement, surtout si l’on considère que le cercle Cento autori (les cents auteurs) s’est élargi et que des réalisateurs importants y participent. L’idée d’être ensemble, de se voir régulièrement pour construire un dialogue continu, a commencé avec RING.

CP : C’est un réseau de créativité, directement ou indirectement.

Marco Puccioni : C’est vrai. Nous posons aussi des questions sur le Dogme de Lars Von Trier ou sur les manifestes du cinéma allemand. Mais nous n’avons pas une unité artistique pour déclarer : « Nous cinéastes italiens, voulons telle ou telle forme d’expression ». Nous avons des points communs, mais pas une ligne esthétique comme l’école du Dogme. Nous sommes différents…

CP : …méditerranéens, c’est donc difficile pour une école similaire au Dogme.

Marco Puccioni : La formule a très bien marché, mais la personne qui en est à l’initiative ne l’a pas respecté. Il a même fait le contraire. Mais c’est un bon marketting pour le cinéma danois. Personne ne connaissait auparavant ce cinéma. Il a sa place dans le cinéma mondial à présent.

RC : Le Maroc est une source d’inspiration importante pour certains films italiens de ces dernières années, soit de manière explicite, soit parce que de nombreux films y sont tournés. Quelle est la part d’inspiration du Maroc dans la réalisation du film ? Et quelle est votre réflexion en général sur le cinéma méditerranéen ?

Marco Puccioni : Le Maroc est, à mes yeux, le pays du Maghreb ou la culture est la plus forte. C’est une richesse incroyable, un pays avec des paysages exceptionnels qui se prêtent à être filmé. C’est aussi un pays de migration. En Italie, on a dit pendant longtemps un Marocain pour parler d’un immigré. C’est un peu comme la culture italienne qui découle aussi de traditions, d’histoire, d’une grande misère, d’immigration et de problèmes sociaux. J’ai filmé pour la RAI au Maroc, j’y suis allé en touriste et j’y ai rencontré un garçon, Anis, qui est le personnage du film. Ce personnage vient directement de mon expérience. Mais s’il est déjà difficile de parler du cinéma italien, ou européen, ça l’est encore plus pour un cinéma méditerranéen comme entité ou dans le cadre d’une unité. On connaît les barrières entre les cultures du nord et du sud de la Méditerranée, mais sans cela, comment parler d’une unité cinématographique ? Moi-même, je me sens hors normes, pas du tout dans la tradition historique ou dans la continuité du cinéma italien. C’est sans doute le fait d’avoir voyagé. Certains me disent que Riparo ne ressemble pas à un film italien.

CP : Vous avez dit vous-même que le sujet de l’homosexualité était rarement traité dans le cinéma Italien. C’est peut-être cela aussi qui fait dire que le film n’est pas très italien.

Marco Puccioni : Cela vient de mon histoire personnelle et de mon expérience, mais je suis italien tout en m’éloignant parfois de ma culture. L’identité, c’est aussi la vie, l’expérience.

RC : C’est a posteriori que l’on fait entrer les productions intellectuelles et artistiques dans les moules. Il y a un universel du cinéma et ensuite des cinémas nationaux spécifiques qui expriment un style. Je reviens à ma question sur le cinéma méditerranéen qui nous intéresse particulièrement ici. Existe-t-il un caractère méditerranéen du cinéma, une sensibilité qui serait commune à plusieurs auteurs ? Non pas dans la manière de filmer ou dans un modèle unique. Cependant peut-on dire qu’il existe un cinéma du nord de l’Europe, un cinéma qu’on peut définir comme états-unien, européen, méditerranéen ?

Marco Puccioni : On peut parler de cinéma méditerranéen, mais dans un très large éventail. L’histoire de la Méditerranée transparaît dans la vie, dans les films. Des éléments nous viennent des Grecs, des Romains, des Phéniciens depuis plus de 2000 ans et cela se ressent. L’Europe et l’Islam se sont affrontés sur cette terre. Le peuple méditerranéen partage une approche de la famille, de l’amitié, des sentiments. Il y a plus de points communs entre les populations méditerranéennes qu’avec les Russes ou les Japonais. Les cultures sont proches, la sensibilité est commune comme les thèmes fondateurs, les langues, les mots sont partagés… Le dialecte de Gênes, ville de grands voyageurs, fait la synthèse entre le Catalan, l’Arabe, l’Espagnol, le Français et l’Italien. C’est un mélange. Les mythes sont en partage, celui d’Ulysse par exemple. Homère a parlé d’endroits que l’on connaît, que l’on a vu. Dans les contes autour de la Méditerranée, on le sent, donc dans les films aussi sans aucun doute.

Entretien réalisé le 30 octobre 2007 au cours du 29e Festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier, avec Fabrice Barbarit, Raffaele Cattedra, Christiane Passevant et Larry Portis.

Transcription, notes et présentation de Christiane Passevant.