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Le système Poutine. Documentaire de Jean-Michel Carré
Analyse d’une personnalité autoritaire dans le contexte géopolitique actuel
Article mis en ligne le 31 janvier 2010
dernière modification le 3 octobre 2010

par CP

Film documentaire de Jean-Michel Carré et Jill Emery [1]

Qui est Vladimir Poutine ? Quel est ce personnage qui contrôle, avec Gazprom, 30 % de l’approvisionnement en gaz de l’Europe ? Qui est ce président plébiscité par la majorité de la population russe ? S’agit-il d’une « présidence impériale » ou d’une « démocratie présidentielle » autoritaire ? Poutine l’autocrate représente-t-il une continuité ou un changement ?

Le Système Poutine, de Jean-Michel Carré et de Jill Emery, analyse la personnalité autoritaire du chef d’État russe. Les cinéastes vont aux origines du personnage Poutine, questionnent son adolescence, suivent l’itinéraire de cet homme de l’ombre formé par le KGB. Poutine a gravi patiemment les marches du pouvoir et a su mettre en place des réseaux de contrôle extrêmement puissants. Son ascension au pouvoir recouvre trente années d’histoire russe.

Koursk, un sous-marin en eaux troubles, de Jean-Michel Carré (2004), est un premier film sur Vladimir Poutine, un documentaire d’investigation qui analyse la période entre son élection et sa prise de pouvoir. « Ce qui est fascinant dans ce genre d’investigation où votre seule arme véritable en tant que cinéaste est de prendre le temps, ce dont les journalistes ont rarement la possibilité, c’est de découvrir dans des documents relativement accessibles car officiels des informations qui, regroupées avec d’autres, tout aussi officielles, démontrent le contraire de la thèse qu’ils sont censés illustrer. » C’est en effet huit années d’enquête, de recherche, de rencontres, d’éléments croisés pour cerner un système de pouvoir.

Le film révèle, en même temps que les tractations occultes des complexes militaro-industriels, la gestion parfaitement cynique de la situation par un Poutine habile politique, de même qu’un mensonge d’État exemplaire qui a précédé la mainmise sur l’armée, la presse et l’économie dont dépendait l’installation pérenne au pouvoir du nouveau président. La raison d’État, qui a primé sur la vie des marins, a guidé Poutine pour gérer le drame du Koursk. Son attitude sera identique lors de la prise d’otages dans le théâtre de Moscou par un commando tchétchène et, en 2004, au moment du drame de l’occupation de l’école de Beslan en Ossétie du Nord qui se termina en bain de sang (344 civils tués, dont 186 enfants). C’est le choix d’une fermeté sans état d’âme, le refus de négocier et de prendre en compte la vie des civils. Le système Poutine s’accélère. Après le musellement des militaires, la censure de la presse, la détention ou l’assassinat de journalistes d’opposition, c’est la remise au pas des oligarques.

Le Système Poutine, de Jean-Michel Carré et de Jill Emery, est une analyse du pouvoir et une enquête sur l’un des individus les puissants du monde : de l’enfance d’un chef jusqu’au pouvoir suprême, au Kremlin.

Christiane Passevant : Quel est le lien entre ton documentaire Koursk, un sous-marin en eaux troubles et le Système Poutine ?

Jean-Michel Carré : C’est une histoire étrange, le Koursk aurait dû être un film sur Poutine. Mais comme le Koursk était un événement incroyable, avec des raisons et des secrets d’État, le premier film a été sur le Koursk. Cette histoire faisait aussi réfléchir sur Poutine, sur un cas particulier situé trois mois après son arrivée au pouvoir. C’était la première crise grave qu’il a géréed’une manière assez étrange au premier abord, mais ensuite, dans le film, on comprend pourquoi il n’est pas allé voir les familles de marins. C’était en fait une histoire d’État concernant la Russie, les États-Unis et la Chine. Du coup, ce n’est que vers la fin du film qu’il est question de Poutine et du pouvoir. Même si le problème de la presse est évoqué. C’est d’ailleurs après l’épisode du Koursk qu’il a senti qu’une certaine presse, qui n’était pas sous la coupe directe de l’État, se permettait de le critiquer. Il a alors compris qu’il était nécessaire de mettre fin rapidement à la liberté de la presse. Donc déjà, dans le Koursk, le système poutine est ébauché, mais c’est un film sur le Koursk, une histoire particulière d’espionnage, un thriller et le film sur Poutine n’était pas réalisé.

Le Système Poutine a donc été la suite logique et trois ans ont été nécessaires pour cerner le personnage. Nous sommes repartis de son enfance, de son adolescence pour comprendre qui était ce personnage. Nous avons rencontré sa professeure d’allemand, ses copains de l’époque pour saisir la psychologie de Poutine, pour comprendre pourquoi il est entré au KGB et quelles ont été les influences marquantes durant sa jeunesse. Il s’est senti investi d’une mission et a gardé cette idée de son rôle, ce que très peu d’oligarques ont compris.

Christiane Passevant : Peut-on dire que le système Poutine s’apparente à d’autres ascensions « irrésistibles » au pouvoir ?

Jean-Michel Carré : Pour n’importe quel chef d’État, on peut voir que cela se construit, que cela n’arrive pas par hasard. Il est vrai que Poutine a une formation particulière, par le KGB, qui est une tradition soviétique. Les chefs d’État soviétiques ont pour la plupart été formés par le KGB ou en ont été très proches. Ils ont eu une formation de pouvoir. Si on prend aujourd’hui Sarkozy, il n’a pas la même formation, mais il a toujours été dans un milieu où on l’a formé pour être au pouvoir. Concernant l’ascension au pouvoir, on peut faire des parallèles. Ce qui est différent, c’est l’immensité de la Russie et le chaos qui a existé avec Boris Eltsine, des médias tenus par les oligarques, la corruption, le pouvoir de l’argent. Pour reprendre ce pays dans cette situation, il fallait quelqu’un de fort, et Poutine est un maître du pouvoir. Cela m’a intéressé car je suis dans une phase de projet de films sur le pouvoir. Et j’ai pensé que Poutine était la meilleure personne pour commencer un film sur le pouvoir parce qu’aujourd’hui, dans le monde, c’est certainement la personne qui a la connaissance et la maîtrise du pouvoir. Plus qu’en Chine, par exemple, où il y a un parti communiste, Poutine a été formé par le KGB, donc le système soviétique, mais il a inventé autre chose. Bush est le fils de son père et il est porté par des lobbies financiers. L’étonnant, chez Poutine, c’est qu’il a réussi à se faire aider par des gens, les oligarques, qui pillaient la Russie et étaient en contradiction avec son idée de la Russie, de la grande Russie au niveau idéologique du terme. Ce sont les oligarques qui l’ont mis au pouvoir en pensant qu’il allait être une marionnette. Une fois au pouvoir, Poutine a levé le masque et n’a jamais abandonné une once de pouvoir.

Jusqu’en 2001, dans l’équivalent des Guignols de l’info russes, on se moquait de Poutine. Il était représenté comme un petit bonhomme qui courait partout, un peu comme Sarkozy dans nos Guignols. Poutine n’a pas apprécié, l’émission a été interrompue en 2001. Et il y a deux semaine, le réalisateur producteur de cette émission a été mis en jugement, six ans après, pour avoir insulté Poutine ! Un autre exemple, Lividenko, empoisonné au polonium 210, qui n’était plus au KGB depuis des années et a soutenu tardivement le peuple tchétchène. Ce qui a été considéré comme une trahison, il le paie de sa vie des années après. Les personnes que nous avons interviewées, Gasparov, Kovalev, ancien dissident et député, des opposants, tous nous ont dit : « Aujourd’hui, on vous parle librement, on critique Poutine et on dénonce son système, mais dans un semaine serons-nous encore en vie ? Ça tombe à l’improviste. » Les gens ont donc peur, mais certains continuent à s’opposer, à se battre. Ils savent aussi que, malgré des gardes du corps ou une protection quelconque, le jour où leur liquidation est décidée, ils ne pourront rien. Il est vrai que le système Poutine assassine sans qu’il ait à donner d’ordre. Et la peur entre dans les consciences.

Par ailleurs, c’est la consommation et la manipulation qu’elle implique. Comme partout d’ailleurs avec la pub, le marketing… C’est aussi l’habileté de Poutine et de ses conseillers qui font des scénarios pour le futur. Boukovsky a réussi à récupérer les rapports du comité central d’il y a quinze ans, qui ont prévu l’arrivée de certains leaders dans les pays occidentaux. Les analyses politiques au plan mondial servent aussi Poutine et son système.

Christiane Passevant : Il y a quand même un quart de la population qui vit sous le seuil de la pauvreté et qui donc n’a pas accès à cette consommation.

Jean-Michel Carré : C’est vrai. Alors que c’est un pays très riche, surtout avec l’augmentation du pétrole et du gaz comme jamais auparavant, la population n’a que des miettes. Certes, il existe une nouvelle classe moyenne riche, mais aussi beaucoup de pauvres et on se dit que, malgré le pouvoir absolu, Poutine a peur. Pourtant, il serait possible que les gens vivent mieux grâce à un peu plus de répartition des richesses. Mais, pour le moment, c’est plus de répression, plus de pouvoir et crainte de révolte. Poutine a d’ailleurs parlé de démocratie « dirigée », totalement contradictoire, mais c’est passé. En Russie, il faut un chef, il y avait les tsars, il y a eu Staline et Poutine est un nouveau tsar. C’est pourquoi nous avons choisi de le montrer ainsi sur l’affiche du film.

Il existe évidemment une opposition, mais elle n’a aucun moyen de s’exprimer et n’a pas d’accès à la télévision. Or les Russes s’informent majoritairement par la télévision. Très peu lisent les journaux. En outre, l’opposition ne parvient pas à trouver un front commun, même si des alliances étranges se font parfois sans que cela aboutisse. Mais on peut se demander ce que ferait Poutine si cette opposition parvenait à s’unir et à représenter un danger pour Poutine. Pour la moindre manifestation ou colloque de Gasparov [2], les unités spéciales entourent les lieux où cela se passe, bloquent le public et, du coup, tout le monde a peur des conséquences. Il ne faut pas oublier qu’un million et demi de personnes travaillent encore aujourd’hui pour le KGB qui est devenu le FSB [3].

C’est un pouvoir très coercitif. Ils ont changé la loi électorale, il faut à présent plus de 7 % des suffrages pour se présenter à la présidentielle. Il faudra observer les élections législatives, mais il n’est pas évident que des partis d’opposition se présentent. Poutine a l’habileté de créer de faux partis d’opposition qui lui sont dédiés. La direction centrale des votes est réglée par un officier du KGB/FSB et les Russes que nous avons rencontrés nous ont dit qu’ils ignoraient les chiffres, qu’il n’existe pas de contrôle possible des résultats. Mais les sondages montrent qu’une grande partie de la population est pour Poutine. Et la question se pose par rapport à la population qui est persuadée que liberté et démocratie passent par la consommation, pouvoir acheter un portable ou une voiture par exemple, ce qui était impossible avant. L’opposition pense qu’il faudra malheureusement dix ou quinze ans avant de connaître la démocratie en Russie. C’est comme une chape de plomb, et Poutine sera encore très longtemps au pouvoir, même s’il ne se représente pas comme le prochain président. Après six mois, il est possible que futur président ait des problèmes de santé et que de nouvelles élections soient organisées. Poutine pourra alors se représenter tout à fait légalement et sera réélu.

Christiane Passevant : Finalement, Poutine est un dictateur et non un serviteur des oligarques ?

Jean-Michel Carré : Il n’est absolument pas un serviteur des oligarques. C’est même une des choses qu’il lui reste à faire, se débarrasser des oligarques du temps de Eltsine. Certains sont en exil, comme Boris Berezovski et Vladimir Gouzinski, d’autres sont emprisonnés, comme Mikhail Kodorkovski (ex PDG de Ioukos). Même si certains des oligarques ne font pas de politique, Poutine n’aime pas ces gens. Dans les entreprises, partout, il y a des gens du KGB/FSB qui dirigent les conseils d’administration. La prochaine étape est de virer les derniers oligarques pour ne compter que sur son clan, du KGB ou de Saint Péterbourg. On voit déjà des hommes comme Vladimir Potanine, qui est dans l’aluminium, déclarer qu’il ne voit aucun problème à ce que ses actions appartiennent à l’État russe. Il sait évidemment qu’en cas de refus, il aura des contrôles fiscaux sur le dos. Comme tout a été illégal pendant l’enrichissement de ces oligarques et que Poutine a des dossiers sur chacun d’entre eux, il peut les faire tomber quand il le veut.

Poutine les garde en attendant qu’une nouvelle génération soit prête à prendre la suite. Le fils du vice-Premier ministre, Sergueï Ivanov [4], celui de Dimitri Medvedev [5], ont 30 ans et sont dans les conseils d’administration de Gazprom et de la plus importante banque russe qui gère les autorisations pour l’industrie militaire et les exportations dans le monde. Ils sont allés à l’école du KGB, dans la section Pétrole énergie. C’est la nouvelle génération, issue du KGB et formée par leurs parents, qui est occidentalisée, parle anglais, voyage à l’étranger et connaît l’économie

Christiane Passevant : En dehors de la diffusion sur France 2, quelle est la distribution du film ?

Jean-Michel Carré : La diffusion du film correspond aux élections en Russie et le film pourra contribuer à une meilleure compréhension de la situation en Russie. Le film a déjà été projeté dans certains pays, en Belgique, en suisse, en Israël, en Finlande, en Suède, en Ukraine… Dès le départ, grâce au Koursk, l’Allemagne par exemple est entrée dans la coproduction et cela nous a permis d’obtenir les archives, de travailler sur la durée, de rencontrer beaucoup de personnes, de voyager. Aujourd’hui, le film est vendu a près de quarante pays. Les pays baltes ont acheté le film. C’est important que ce film soit vu car aucun film n’existe dans ce cadre du système et sur une période étendue. Il ne passera évidemment jamais à la télévision russe, mais déjà une version russe est faite et la diffusion de milliers d’exemplaires DVD se fera sous le manteau. C’est très gratifiant de savoir que ce long travail sur le système Poutine ne sera pas seulement destiné aux Occidentaux, mais aussi aux Russes et peut devenir un outil de combat. Beaucoup de Russes nous ont dit l’importance de ce film pour eux, car, pour la première fois, ce n’est pas un regard occidental porté sur la Russie. Cela fait huit années que je vais en Russie, que j’essaie, grâce aux contacts, aux réseaux, de comprendre les paradoxes, les contradictions dans cette population et pourquoi elle en est là aujourd’hui, pourquoi un homme comme Poutine est au pouvoir.

Ce n’est pas un film contre Poutine, c’est un film pour réfléchir sur le personnage et se questionner sur les leaders dans le monde, sur Bush qui est aussi dangereux et bien d’autres. La situation est que l’on se retrouve dans une situation de guerre froide, que les deux blocs existent à nouveau, que des événements peuvent se passer dans la périphérie et que l’on ne peut pas savoir où cela peut aboutir. Poutine est peut-être le seul à avoir la capacité de s’opposer à l’hégémonie états-unienne, mais cela augure des tensions par pays interposés, dans la périphérie comme pendant la guerre froide. C’est une guerre économique, idéologique parce que Poutine a une intelligence de la géostratégie. Ce qu’il se passe en Amérique latine, les liens avec la Chine font que la diplomatie russe redevient active. Ce film permettra de décrypter la situation en Russie, l’information dense faite par les journalistes correspondants dans ce pays. En 90 minutes de film, on peut donner une information globale et permettre ensuite d’analyser les informations et les événements avec plus d’acuité.

Christiane Passevant : Le plan de Poutine arrivant au Kremlin, applaudi par un nombreux public, le contentement qu’il est possible de lire sur son visage d’habitude impavide, cette consécration du pouvoir… Le montage et le choix de ce plan n’est pas un hasard ?

Jean-Michel Carré : C’est une image symbolique, c’est l’arrivée d’un nouveau tsar. J’ai joué avec cette image, qui date de 2000, et ces milliers de courtisans — il fait plus d’un kilomètre à travers le Kremlin -, d’oligarques qui l’applaudissent. Et au montage, j’ai inséré une image en noir et blanc de personnes qui applaudissent de la même manière, mais c’est durant un comité central de l’époque soviétique. On est toujours dans le même système, mais plus pervers et plus fort, même si des milliers de personnes ont souffert du régime soviétique. Aujourd’hui, Poutine a compris que l’on pouvait encore davantage manipuler les gens et, avec ce plan de coupe, j’ai voulu faire ce rappel en début de film à l’homme soviétique. Dans le film, on suit ensuite le parcours d’un homme qui devient un des grands chefs du monde.

Christiane Passevant : Pour tes prochains films, tu vas travailler sur le pouvoir ?

Jean-Michel Carré : Exactement. Je prépare une série de trois films sur le pouvoir. Je vais essayer de condenser parce qu’on pourrait faire vingt films sur le pouvoir. Il est vrai qu’en travaillant sur Koursk, un sous-marin en eaux troubles et sur le Système Poutine, j’ai été confronté à un maître du pouvoir. Pendant huit ans, j’ai pu voir quel était ce personnage et analyser le danger que représentait ce type de personne. Cela m’a donné envie de revenir sur l’historique du pouvoir, en trois étapes, en partant de l’âge de Neandertal pour analyser les premières étapes, les premières marques du pouvoir. Et jusqu’à aujourd’hui où, peu à peu, un type de pouvoir se met en place, au niveau politique, économique, médiatique pour contrôler la société. Cela passe inaperçu. Malheureusement c’est la société vers laquelle on va.

« C’est un chat gris qui sort d’un sac noir »

 [6]

Jill Emery : Un livre sera construit à partir des interviews du film. Jean-Michel en sera le rédacteur avec un ou une journaliste. Je suis participante comme pour le montage et la construction du récit du film. Nous avons plus de 200 heures d’interviews passionnantes, un stock impressionnant de matière.

Christiane Passevant : Trois ans de travail pour ce film…

Jill Emery  : Pendant le tournage de Koursk, un sous-marin en eaux troubles, nous avons eu l’idée de suivre le parcours de Poutine. Jean-Michel voulait en savoir plus, mais nous avions un film à tourner. Je pense qu’un cinéaste est toujours visionnaire, et nous avons eu l’intuition que poutine n’allait pas en rester là. Quand on construit ce type d’histoire, il y a l’investigation, mais aussi l’intuition, l’envie de décortiquer les choses, de chercher les informations, de construire un puzzle, avec de l’humour, du suspens… Dans cette histoire de Poutine, l’écriture cinématographique m’a beaucoup plu. Nous avons travaillé trois ans ensemble pour assembler les éléments du film. Nous sommes allés en Russie, aux Etats-Unis, en Angleterre pour ramener les informations, nous avons discuté des heures pour développer les idées, chacun avec des points de vue différents. Je suis anglo-saxonne, peut-être plus pragmatique, je suis une femme. Jean-Michel est plus dans la dénonciation, la violence… Et je pense que notre travail a été complémentaire pour construire un film avec tout ce que nous avons amassé pendant trois ans. C’est très long, mais passionnant parce qu’en écrivant histoire, nous avons établi une grille de lecture du système Poutine tout en rendant ce récit cinématographique et compréhensible pour tout le monde.

Christiane Passevant : Dans le film, quand les paroles et les commentaires s’arrêtent, ce sont les images qui prennent le relais.

Jill Emery  : C’est un film avant tout. Peut-être n’y a-t-il pas assez de moments où l’image prend le relais. Les commentaires sont très denses. La version anglaise est peut-être plus aérée ; j’ai tenté de réduire un peu les commentaires pour laisser plus de place à l’image. L’image parle d’elle-même parfois et les archives sont formidables. À travers celles-ci, Poutine se dévoile, il se raconte lui-même. Le commentaire doit souligner de temps en temps le récit d’un homme qui a su prendre le pouvoir. On comprend les règles pour devenir dictateur, pour prendre le pouvoir. Et cela depuis l’enfance jusqu’à aujourd’hui.

Christiane Passevant : Cela fait penser à Écoute petit homme ! de Wilhelm Reich. Le film est une analyse de la personnalité autoritaire, de comment on devient dictateur.

Jill Emery  : Tout à fait. Cela pourrait aussi se passer ailleurs, dans un autre pays. Mon expérience d’enseignante m’a permis de sentir que parmi des élèves, souvent inattentifs, turbulents et issus de milieux difficiles, certains sortent du lot, sont intelligents et déterminés. Et je pense que Poutine a fait partie de ces jeunes. Personne ne l’a remarqué parce qu’il est entré dans le moule KGB. Il a appris les méthodes KGB, la rigueur KGB, mais qui était-il profondément ? Pourquoi a-t-il réussi à se hisser au pouvoir et pas un autre ? Son intelligence et sa détermination ont été nourries par cet apprentissage et c’est ce qui est fascinant.

Christiane Passevant : En ce qui le concerne, c’est une volonté de puissance et de jouer les éminences grises qui l’anime ?

Jill Emery  : Éminence grise certainement. Mais personne n’a vu en lui quelqu’un de brillant, comme pour Staline non plus d’ailleurs. Staline était un petit bonhomme travailleur qui ne disait rien pendant que les autres parlaient de la révolution. Montrer qu’on est médiocre, donner l’impression qu’on est médiocre, personne, c’est intelligent et difficile à réaliser. La nature humaine est telle qu’à moment donné, on ne supporte plus de ne pas être remarqué, de paraître petit. C’est également difficile de dissimuler sa colère et Poutine, on le voit dans le film, a une énorme colère, mais il ne l’exprime qu’au moment propice. Il est très fort.

Ce que nous avons voulu montrer dans le film, c’est que rien ne s’est fait par hasard. L’histoire de la Russie de ces trente dernières années et l’itinéraire de Poutine se croisent inéluctablement. Toutes les informations recueillies, si elles ne sont pas dans le film, nous ont nourri pour construire le récit du film. Nous avons vérifié les faits, les dates auprès des historiens durant ces trois années de travail afin de faire un film qui soit compréhensible pour un large public, ignorant pour une grande part de l’histoire russe, très complexe, de ces trente dernières années.

Entretien avec Jean-Michel Carré et Jill Emery. Présentation, transcription et notes de Christiane Passevant (novembre 2007).


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