Chroniques rebelles
Slogan du site
Descriptif du site
Agora d’Alejandro Amenàbar
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 9 avril 2010

par CP

On savait qu’Alejandro Amenàbar était éclectique dans ses réalisations : ancré dans le cinéma fantastique espagnol, Ouvre les yeux [1], les Autres [2], mais aussi le thriller Tesis [3], et enfin, dans un tout autre registre, le bouleversant Mar Adentro [4], inspiré de la lutte du poète Ramon Sampedro pour le droit à mourir dignement.

Quatre ans après Mar Adentro, Alejandro Amenàbar nous offre un magnifique peplum philosophique dans lequel il révèle encore une fois son talent de directeur de comédien-nes et son étourdissante faculté à renouveler un genre cinématographique. Il reconstitue un décor mythique, celui de la seconde bibliothèque d’Alexandrie, le phare et la ville qui a été le premier port méditerranéen de l’Antiquité. Il joue sur les techniques numériques pour montrer la relation entre l’infiniment petit — les êtres humains — et le cosmos et susciter le recul nécessaire pour saisir la démonstration : Agora [5] est un « film historique qui parle du présent » [6].

Le IVe siècle après Jésus-Christ est une époque méconnue. Dans l’une des plus importantes villes du monde antique, Alexandrie, la fin de l’ère romaine et le début du christianisme est une époque de trouble et violence où les enjeux de pouvoir aboutissent à la destruction de la seconde bibliothèque, la première ayant été incendiée par Jules César. Fin d’une culture cosmopolite, début de l’intolérance et de l’obscurantisme.

Une astronome, mathématicienne et philosophe, Hypatie, est le symbole de cette culture menacée par la montée des intégrismes. Cette femme « ose aller à contre-courant de son époque et défend les valeurs auxquelles elle croit au péril même de sa vie ». Seules comptent pour elle son indépendance et ses recherches sur le système solaire afin de percer les mystères du cosmos, et cela un millénaire avant Galilée. Quant aux hommes, ils sont pris dans des querelles d’influence et de luttes pour le pouvoir dans le contexte d’une civilisation finissante qui s’autodétruit par des affrontements entre païens, juifs et chrétiens. La parabole sur l’intolérance est claire dans le film : l’autrefois est un récit qui renvoie aux problèmes aigus de l’altérité et de l’emprise des religions aujourd’hui. Amenàbar y voit aussi une parabole sur la crise de la civilisation occidentale : « C’est comme si l’Empire romain était les Etats-Unis d’aujourd’hui, et Alexandrie la vieille Europe, la civilisation, la culture ancienne. L’empire est en crise, et quelque chose ne va plus au niveau social, économique ou culturel ».

Connaissance contre barbarie pourrait résumer en slogan ce peplum d’Alejandro Amenàbar dont l’origine est un voyage en Méditerranée : « L’histoire de cette femme, c’est comme l’histoire du monde [et] j’étais surpris que personne n’ait eu l’idée de faire un film sur elle. » Le film est à la fois ambitieux et simple. En 391 après JC, les chrétiens, menés par les parabolani , détruisent la seconde bibliothèque d’Alexandrie où Hypatie enseigne à ses disciples. Elle est la seule femme dans un monde d’hommes et paraît aussi être la seule guidée par la raison.

Les conflits interreligieux font rage, les chrétiens attaquent les juifs dans un théâtre. Ces derniers, en retour, piègent les parabolani et les lapident. Les juifs d’Alexandrie partent en exil. Le cosmopolitisme caractérisant Alexandrie s’abîme dans ces tensions. L’évêque Cyrille prend le pouvoir et les textes chrétiens, défendus par les parabolani, ordonnent aux femmes d’avoir une tenue décente et de cacher leurs cheveux. Elles doivent également observer le silence et ne pas s’exprimer en public. Malgré la protection du préfet, ancien disciple épris de la jeune femme, Hypatie est menacée parce que ses recherches scientifiques remettent en cause la foi chrétienne et son attitude indépendante ne correspond pas aux nouvelles règles établies. Lorsque l’un de ses anciens disciples la prie de se baptiser en public pour poursuivre ses recherches et avoir la vie sauve, Hypatie refuse. « Mais en qui crois-tu ? » lui demande-t-il alors. « Je crois en la philosophie. Tu ne mets pas en question ce que tu crois. Tu ne le peux pas. »

Tel Spartacus de Stanley Kubrick, Agora renoue avec le peplum pour un appel à la liberté.

Larry Portis : Votre film est pédagogique et prête à réflexion. Que voulez-vous dire par la relation entre ce passé et le monde d’aujourd’hui ? Les choses sont-elles différentes, ont-elles évolué ou régressé ? Quelle est la nature de l’analogie entre passé et présent ?

Alejandro Amenàbar : J’ai voulu dire beaucoup de choses, notamment que parfois, on avance, et à d’autres moments, on régresse. Mais je suis d’un naturel optimiste et je pense évidemment qu’on va vers quelque chose de meilleur. En ce qui concerne l’astronomie, si l’on considère les découvertes faites jusqu’à l’époque d’Hypatie, et le peu d’avancées ensuite, jusqu’à Copernic, on peut considérer qu’il y a eu régression.

—  : Votre film est fabuleux, mais n’est-il pas un peu élitiste ?

Alejandro Amenàbar : Je fais toujours des films sur des sujets qui m’intéressent et, cette fois-ci, c’était l’astronomie. À partir du projet, j’ai cherché une forme qui soit accessible au grand public. Mais je suis conscient qu’un tel sujet — historique — peut être un défi pour le public.

Christiane Passevant : Le personnage central du film est une femme, et ce qui est frappant, c’est qu’elle apparaît la seule à être consciente de la réalité et des problèmes qui en découlent. Elle est la seule qui anticipe l’avenir. Votre démarche a-t-elle été féministe ?

Alejandro Amenàbar : Je crois que c’est inévitable. Lorsqu’on analyse la position d’Hypatie et des femmes dans le monde antique, il est inévitable de faire un film qui se positionne comme féministe. L’anecdote du mouchoir d’Hypatie est réelle et montre à quel point elle désirait défendre sa place et son rôle dans la cité.

Jérémi Bernède : Le 31e festival du cinéma méditerranéen de Montpellier présente votre film dans le cadre du cinéma fantastique espagnol, mais quelle place tient ce film dans votre œuvre ?

Alejandro Amenàbar : Agora est mon film le plus ambitieux, du point de vue de la production, mais aussi au plan intellectuel. Après Mar Adentro, je me suis posé la question si j’allais faire un film plus léger, un film d’aventure, ou bien Agora. Et finalement, j’ai préféré ce projet. Si je devais mourir le lendemain, autant faire ce film .

—  : Vous êtes un cinéaste espagnol, mais vous tournez en anglais, je me demande s’il n’y a pas là un décalage ?

Alejandro Amenàbar : Je ne sais pas. J’essaie de suivre ma voie, de me passionner pour les choses et de faire des films que j’aime.

Jean-François Bourgeot : Quand je vois un tel film, je me demande toujours combien de cheveux s’est arraché le producteur. Pour une reconstitution historique au cinéma et quand on veut atteindre un niveau de crédibilité, en l’occurrence la ville d’Alexandrie, le phare, comment fait-on ?

Simon de Santiago : C’était un défi. Cela semble compliqué, mais tout s’est en fait très bien passé. C’est facile de travailler avec Alejandro car il est très organisé. Le changement, c’était la taille du projet et la recherche de financement pour le film. C’est un film « pré-crise », financé avant le crise. Aujourd’hui, le film serait impossible à faire. Il est entièrement tourné à Malte où les décors ont été construits, ce qui en fait le coût. La construction de la seconde bibliothèque était impressionnante et cela se fait rarement dans les films actuels. Le film est très réussi.

—  : Vous avez réalisé des films différents, mais quel est votre genre
favori ?

Alejandro Amenàbar : En tant que spectateur, j’aime tous les genres. Mais j’ai une préférence pour le suspens et le fantastique. Je n’envisage pas de faire une comédie pour le moment. Je ne me sentirais pas à l’aise pour la réalisation d’une comédie. J’ai beaucoup de projets en tête, mais je dois me libérer du dernier projet pour commencer à travailler sur d’autres.

—  : Pourriez-vous réaliser un film que vous n’auriez pas écrit ?

Alejandro Amenàbar : Oui, si je trouve un scénario qui me plaise plus que ce que j’écris.

—  : L’accueil du film à Montpellier a été remarquable. Comment expliquez-vous sa mauvaise réception à Cannes ?

Alejandro Amenàbar : Je ne me suis pas senti maltraité à Cannes. C’était la première fois que j’y allais. Par la suite, j’ai coupé un quart d’heure, car le film avait été monté à la hâte. Entre Cannes et la sortie du film [en Espagne], j’ai eu le temps de faire quelques changements. Je retouche les films jusqu’au dernier moment.

Jean-François Bourgeot : Comme tous les ans, j’ai assisté au festival de Cannes où le film n’a pas été si mal accueilli. En compétition, le film de Jane Campion, Bright Star, n’a rien obtenu et Vincere de Marco Bellocchio non plus. Cannes n’est pas le meilleur endroit pour de grands films et, en particulier, comme le soulignait Michel Ciment hier, pour de grands films populaires. Et Agora est un grand film populaire.

—  : Combien de temps a duré le tournage du film ?

Alejandro Amenàbar : Quinze semaines de tournage. Mais quatre années pour concevoir et monter le projet du film.

—  : Ce qui est étonnant dans votre film, ce sont les analogies entre les scènes de l’époque alexandrine et aujourd’hui, certaines scènes de foule font penser à des images du journal télévisé.

Alejandro Amenàbar : Quand on pense à un film sur cette époque, les images qui viennent à l’esprit sont celles de héros avec des épées, mais j’ai voulu montrer une autre violence, laide. Les véritables héros du film ne sont pas ceux qui manient l’épée, mais la tête. Je n’ai pas voulu utiliser des plans au ralenti pour les scènes de violence, mais plutôt des mouvements rapides pour montrer le ridicule de ces situations. Dans les plans de l’espace, on se voit comme des fourmis. Il existe un changement permanent de perspective, une vision cosmologique qui souligne à quel point nous sommes petits. C’est le point de vue d’un extra-terrestre qui nous regarderait de loin. Autrement, c’est le regard intime qui correspond à celui d’Hypatie qui prouve qu’en étant petit, on peut grandir grâce à la connaissance. Le regard autour, c’est le regard historique.

—  : Comment êtes-vous passé d’une idée discutée lors d’un voyage sur un voilier à ce projet de film se déroulant au IVe siècle avant JC ?

Alejandro Amenàbar : J’ai commencé par regarder le ciel et la voie lactée, un soir sur un voilier. Nous avons ensuite discuté avec mes amis la possibilité de vie ailleurs. Et j’ai commencé à lire des livres sur la vie sur d’autres planètes. Puis, je me suis intéressé à la théorie de la relativité d’Einstein. On constate que certains savants ont réfuté les théories des autres. J’ai voulu alors raconter la ligne de pensée astronomique comme un thriller et quand il a fallu centrer l’histoire sur un personnage, nous avons choisi la femme. Il était intéressant également de faire un film autour de la bibliothèque d’Alexandrie.
Il y a analogie entre l’empire romain et l’Amérique, et le monde hellénistique et l’Europe.

—  : Pourquoi le choix de Michael Lonsdale pour le rôle de Théon ?

Alejandro Amenàbar : Parce qu’il a le profil de l’intellectuel et qu’il est supposé avoir éduqué Hypatie.

—  : Chaque personnage du film a des problèmes existentiels et je voulais savoir si vous vous identifiez à certains d’entre eux ?

Alejandro Amenàbar : En tant qu’écrivain, on doit trouver des points communs avec chacun des personnages. D’abord je me suis identifié avec la capacité de curiosité d’Hypatie, mais je suis bien incapable de développer une théorie sur l’univers. Selon ma théorie, pendant l’écriture du scénario, nous nous sommes posé la question : si nous avions vécu en 1936, de quel côté aurions-nous combattu ? Aurions-nous tué quelqu’un ? C’est ce qui arrive au préfet et à Synesius quand la situation se radicalise. Le seul personnage auquel je ne pourrai pas m’identifier est l’évêque Cyrille.

Jean-François Bourgeot : Sur le casting, comment avez-vous procédé pour montrer la diversité de la population dans l’Alexandrie de cette époque ?

Alejandro Amenàbar : Il existe des portraits datant du Ier au Ve siècle. Et le niveau de réalisme de ces portraits est impressionnant. C’est presque comme des photos, prises il y a deux mille ans. C’était pour nous une référence fondamentale. Nous avons fait en sorte de trouver des visages qui ressemblent à ces portraits, qu’il s’agisse des acteurs principaux ou des figurants. Et parmi les comédien-nes anglo-saxons, nous avons choisi ceux et celles qui avaient les traits les plus méditerranéens.

—  : Pourquoi avoir choisi la langue anglaise ?

Alejandro Amenàbar : Nous avions plusieurs options et c’était la plus rationnelle, la plus économique et esthétique. Il était plus simple d’utiliser l’anglais que le latin moderne ou l’espagnol. Une autre solution était de tourner en langues de l’époque, le copte, le latin et le grec, mais cela aurait été terriblement difficile pour les comédien-nes.

—  : Un mot sur le personnage de Davus ?

Alejandro Amenàbar : Davus est un personnage fictif. Il sait que sa condition d’esclave l’empêche d’être un disciple d’Hypatie, mais qu’en réalité, il pourrait l’être. Il est en outre amoureux d’elle, mais elle ne le verra jamais comme une personne normale. Davus tente alors de s’intégrer à un groupe qui l’accepte, les parabolani. Très vite, il découvre qu’il fait partie d’un cercle d’extrémistes. Davus est un personnage qui cherche toujours sa place.

—  : Avez-vous craint de faire un film qui critique la religion ?

Alejandro Amenàbar : Non. L’équipe du film était composée de chrétiens, de juifs, de musulmans… C’était une agora parfaite et nous avons travaillé ensemble. Le film n’est pas anti-chrétien, ni anti-païen, ni anti-juif, tous ont des responsabilités dans la montée de la violence. C’est ce que le film dénonce : des gens prêts à tuer pour une idée.

Larry Portis : Que représente le christianisme à cette époque au plan politique et sociologique ?

Alejandro Amenàbar : Il a représenté un courant très attirant pour les esclaves et les pauvres. Mais le christianisme est devenu ce qu’était le paganisme à l’époque. On a tenté de décrire le paganisme comme le christianisme d’aujourd’hui : une religion décadente.

Christiane Passevant : Dans le film, vous avez joué sur les différents accents, anglais et du Moyen-Orient. C’était une manière d’illustrer la diversité alexandrine de l’époque ?

Alejandro Amenàbar : Nous avons effectivement tenté de reproduire une impression de « pudding ». Nous avons pris des comédien-nes britanniques et moyen-orientaux.

—  : Pouvez-vous nous dire un mot sur les différents costumes de chaque communauté ?

Alejandro Amenàbar : La créatrice des costumes a choisi des couleurs différentes pour que l’identification se fasse très vite. Les chrétiens et les juifs portent des couleurs sombres. Le monde païen est plus coloré et les disciples d’Hypatie sont vêtus de couleurs claires. Hypatie, c’est le soleil. Il s’agissait d’opposer l’obscurité à la lumière. Les couleurs sombres étaient pour le christianisme.

—  : Que vous a apporté l’expérience de ce film ?

Alejandro Amenàbar : En tant qu’écrivain, c’est le film qui m’a le plus appris. En tant que cinéaste, le fait de travailler avec une grande équipe m’a beaucoup apporté. J’ai voulu que ce film soit un voyage dans l’espace et le temps.

Conférence de presse suivant la présentation du film Agora d’Alejandro Amenàbar en ouverture du 31e festival du film méditerranéen de Montpellier, le samedi 24 octobre 2009.