Chroniques rebelles
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Phalènes d’Arce Andrès Ataualpa : Du « néo réalisme digital »
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 9 avril 2010

par CP

Présenté au dernier festival du cinéma méditerranéen de Montpellier, dans la sélection Panorama des longs métrages, Phalènes [1] d’Arce Andrès Ataualpa est un film sorti du théâtre de l’absurde, un En attendant Godot dans un port italien avec deux personnages paumés qui attendent un événement improbable supposé changer leur vie. Attirés par l’illusion fictive d’une combine, comme des phalènes, des papillons, par la lumière artificielle,
ils sont inconscients de la réalité. Et ils parlent pour passer le temps, pour tromper l’attente et imaginer une existence future et fantasmée. Un conte en creux dans un décor sordide et réduit au minimum : une chaise, une lanterne et l’amorce d’un quai que l’on devine…

La nuit s’écoule en conversations vaines, en sujets abordés puis abandonnés, l’un des personnages plus disert que l’autre. La vie, les femmes, les amis, tout y passe… Même la Traviata et Paris qui apparaît alors comme une destination de rêve pour s’évader d’un monde morne. Qui est le personnage attendu ? Le messager d’un ailleurs ou la conclusion d’une nuit blanche et glauque ? Le matin… GAME OVER.

Ne vous laissez pas séduire

Car il n’est pas de retour.

Déjà le jour approche

Le vent de la nuit souffle

Mais le matin ne viendra pas.

Ne vous laissez pas conter

Que la vie est peu de choses.

Buvez la vie à grands traits

Il sera toujours trop tôt

Quand vous devrez la quitter. [2]

Adapté d’un texte littéraire, Phalènes, réussit à entraîner le public dans une attente sans but réel que celui d’échapper à un enfermement dérisoire et désespéré. Les rôles sont distribués et les personnages se prêtent au jeu de qui gagne perd.

Le film, tourné rapidement et avec un budget modeste, renoue avec un cinéma indépendant et social, que l’équipe de production qualifie de « néo réalisme digital » [3]. Phalènes, film entre farce et réalité, s’étire comme cette nuit du destin dont les deux personnages ne sortiront pas indemnes.

Larry Portis : Au début du film, le dialogue entre les deux personnages aborde la question de la culture. Ils ont tous deux une culture spécifique, celle de la classe ouvrière. Cela m’amène à poser une question sur le rôle de la culture.

Arce Andrès Ataualpa : La culture est tout ce qui fait la sensibilité de l’individu et qui joue un rôle important dans la communication entre les individus. Le manque de culture aujourd’hui est, à mes yeux, le problème des sociétés occidentales qui ont beaucoup de moyens de communication, mais qui, paradoxalement, ne les utilisent que pour faire du sensationnel et du bruit. On ne fait donc plus de réelle communication, qui est le rôle fondamental de la culture.

Elisabetta Sgarbi a réalisé un documentaire autour d’une enquête sur la culture, à la manière de Pasolini qui l’a fait sur l’amour et la sexualité. J’étais directeur de la photo sur ce film dans lequel des intellectuels
italiens ont été interrogés sur la culture comme des personnes dans la rue. La culture est très difficile à définir, c’est comme un software (disque dur). Il en est ressorti qu’en effet nous avons tous les moyens de communication, mais que finalement nous n’avons rien à dire. Une autre chose est l’utilisation du pouvoir pour créer le bruit, la rumeur, qui est une manière de censure. En créant la rumeur, on peut occulter les questions importantes de la société. Un exemple donné était le scandale qui mêle sexe et politique, la conséquence étant que les médias ne parlent que de ça et occultent les autres questions graves, les conflits d’intérêt, les sujets sociaux. En occupant tout l’espace de la communication, on passe sous silence les sujets essentiels qui concernent la population. Le même processus a existé pendant le fascisme pour opérer la censure.

Larry Portis : Si les tactiques se répètent, peut-on parler de basculement vers une forme de fascisme aujourd’hui ?

Arce Andrès Ataualpa : En utilisant la rumeur qui a pour résultat la censure des sujets importants. Les formes changent, mais il existe des analogies certaines.

Larry Portis : Le personnage de Tonino parle de Prévert. A-t-il lu Prévert ?

Arce Andrès Ataualpa : C’est un caractère particulier, un marginal, que l’on pourrait appeler un leader d’opinion d’un point de vue sociologique.

Larry Portis : C’est un intellectuel voyou.

Arce Andrès Ataualpa : Dans son cas, on peut se référer au dicton qui dit qu’au pays des aveugles, les borgnes sont rois. Il transforme la réalité et ainsi Paris devient un lieu mythique, fantasmé, un décor de bande dessinée.

Larry Portis : Une ville qu’il connaît par les films puisqu’il parle de Prévert ?

Arce Andrès Ataualpa : Plutôt à travers Internet.

Larry Portis : C’est la culture populaire. Qui a écrit le scénario ?

Arce Andrès Ataualpa : Andrej Longo est un écrivain italien, mais il n’a pas écrit ce texte pour le cinéma.

Christiane Passevant : Pour le théâtre ?

Arce Andrès Ataualpa : C’est d’abord un texte littéraire qui, ensuite, a été adapté au théâtre puis au cinéma. L’adaptation a suivi une évolution.

Christiane Passevant : L’unité de lieu fait penser au théâtre. En tout cas pour la plus grande partie du film si l’on exclut le début du film qui est une mise en situation — le prologue — et la fin, dans les escaliers. D’ailleurs, l’espace ressemble à une scène, notamment par l’utilisation de la lumière. Quand Enzo arrive au rendez-vous de son ami, il s’assied sur une chaise en pleine lumière. Cette unité de lieu est une volonté de mise en scène.

Arce Andrès Ataualpa : Exactement.

Christiane Passevant : Cela fait penser à En attendant Godot [4].

Arce Andrès Ataualpa : Il est possible que cette pièce m’ait inspiré. L’un des personnages bouge peu, physiquement et intellectuellement. C’est pour exprimer l’immobilité d’une certaine classe sociale, une classe déshéritée dans l’échelle sociale, où la culture n’existe pas.

Christiane Passevant : Enzo est représentatif de sa classe sociale, de son milieu. Au début du film, lorsqu’il se rend au rendez-vous de son ami, on entrevoit ses parents regardant un match à la télé. Le personnage de Tonino est plus complexe, il a un petit bagage intellectuel, il parle de culture, de théâtre, de la Traviata. Enzo en revanche est très terre-à-terre, la Traviata pour lui, c’est une « histoire de pute ».

Arce Andrès Ataualpa : C’est pourquoi Enzo est plus statique, alors que Tonino bouge beaucoup comme une phalène autour de la lumière.

Christiane Passevant : Enzo est d’ailleurs plus massif, plus ancré dans sa réalité tandis que Tonino est mobile et difficile à cerner.

Arce Andrès Ataualpa : Il y a cependant un moment où les rôles sont inversés, quand ils parlent de la couleur de la mer. Enzo devient alors le caractère dominant.

Larry Portis : Pourquoi ce changement ? Tonino a-t-il une personnalité plus forte ?

Arce Andrès Ataualpa : Tonino est plus fort intellectuellement et lorsque son ami va mourir, il lui concède en quelque sorte cet avantage. Enzo lui demande « Que disais-tu à propos du poète ? », Tonino lui répond en inventant totalement le discours qu’il dit appartenir au poète.

Christiane Passevant : Les deux personnages sont extrêmement machos et le rapport qu’ils entretiennent aux relations amoureuses et aux femmes est caricatural, sauf à un bref moment où l’un d’eux décrit une scène où il a tenu la main d’une fille. Sinon, le type de rapport homme/femme évoqué est schématique et cadré : les hommes sont des « mecs » et les femmes des objets.

Arce Andrès Ataualpa : Je pense que c’est propre à la culture méditerranéenne, et contradictoire d’ailleurs parce que, si au plan des relations extérieures, c’est l’homme qui prend les décisions, à la maison, c’est la femme. Au fond, cela fait partie de l’hypocrisie sociale. L’homme est en fait très faible.

Larry Portis : Ils se posent la question de comment violer une prostituée. Il serait intéressant de voir les réactions d’un public issu de la même classe sociale, ouvrière, que les personnages.

Arce Andrès Ataualpa : Absolument. Une autre partie du dialogue me plaît particulièrement, lorsqu’ils parlent de la merde. C’est peut-être ce qui m’a convaincu pour réaliser ce film. C’est une élaboration sub-prolétaire du complexe d’Œdipe qui est très intéressante dans le contexte d’un pays catholique comme l’Italie. Le film a été censuré à Miami à cause de cette scène. Nous étions invités dans un festival et les organisateurs nous ont expliqué qu’ils ne pouvaient passer le film en raison de cette partie du dialogue.

Christiane Passevant : Pour cette scène où il est question du ramassage des crottes de chiens ? C’est ce dont il est question. Et le fait de s’interroger si la personne à qui l’on est supposé serrer la main a un chien ou non. J’aurais plutôt pensé au moment où Tonino parle de l’hypothèse de faire l’amour avec sa mère pour développer une idée et qu’Enzo lui rétorque : « je comprends que t’es dégueulasse, c’est tout ».

Larry Portis : C’est le rapport que les gens ont avec les idées. Tonino insiste sur son hypothèse et Enzo refuse même de l’imaginer. Pour lui, c’est inconcevable.

Arce Andrès Ataualpa : Enzo réagit d’abord en disant qu’il ne peut imaginer cette éventualité parce que la mère est trop vieille.

Christiane Passevant : Et Tonino de reprendre, en insistant : « imagine que je couche avec ma sœur », ce à quoi Enzo réplique : « mais tu n’as pas de sœur. »
Cette pièce a-t-elle été jouée au théâtre ?

Arce Andrès Ataualpa : Oui. C’est assez paradoxal en Italie, au théâtre ce sont toujours les mêmes comédien-nes qui travaillent sans que ce soit une question de talent. Et au cinéma, ce sont rarement des professionnels qui tournent. Andrej Longo écrit des textes très intéressants, dont cette pièce qui date d’une dizaine d’années et n’a été publiée que l’année dernière.

Christiane Passevant : Quelle a été la durée du tournage ?

Arce Andrès Ataualpa : Quatre jours. Le film a été tourné en haute définition. Les quarante premières minutes ont été tournées en une seule prise. C’est pourquoi le tournage a été si court. Ensuite, nous avons travaillé le montage.

Christiane Passevant : Quelle a été l’utilisation de la lumière ? Le tournage s’est-il fait en lumière naturelle ?

Arce Andrès Ataualpa : En fait, nous avons utilisé les deux, la lumière naturelle et la lumière électrique, mais très peu, seulement 4 kilos watts. Je voulais absolument créer une impression de réalité, donc utiliser au maximum la lumière naturelle. J’aime beaucoup le travail de notre chef opératrice qui est très efficace. J’ai voulu travailler avec une femme parce que le milieu est très machiste. Son style est important pour moi. Le tournage a été intense, elle se levait à cinq heures du matin.

Christiane Passevant : J’ai d’abord pensé qu’elle avait joué sur l’étalonnage.

Arce Andrès Ataualpa : La lumière était à dominante magenta [rouge] et nous avons joué sur des axes croisés de lumière. Ensuite, nous avons baissé la valeur magenta et ajouté du contraste.

Christiane Passevant : Pourquoi avez-vous utilisé des multi écrans (split screens), avec dans certains des images animées et d’autres des images arrêtées ?

Arce Andrès Ataualpa : C’est une métaphore de la situation et cela se situe au moment où l’on comprend qu’Enzo va mourir.

Christiane Passevant : Enzo revoit des moments de sa vie, du début de la soirée, de la conversation avec son ami. Le regard qu’il échange avec ses parents, lorsqu’il sort de chez lui, est-ce prémonitoire de sa mort. Il pressent ce qui va se passer ?

Arce Andrès Ataualpa : C’est exactement ça. Il voudrait les saluer, mais ne sait pas comment faire. C’est pourquoi cela se retrouve à la fin, mais c’est suggéré, ce n’est pas explicite.

Christiane Passevant : Les deux comédiens viennent-ils du théâtre ?

Arce Andrès Ataualpa : Oui. Ils sont connus au théâtre. Aujourd’hui, en Italie, je ne pense qu’il y ait des textes intéressants pour le cinéma. En revanche, l’écriture narrative est puissante au théâtre. Le cinéma d’aujourd’hui est superficiel.

Larry Portis : Tu as d’ailleurs fait une critique féroce du cinéma italien, en disant qu’il n’y a plus de cinéma politique, comme celui d’Elio Petri [5], par exemple, qui semble oublié. Le film de Bellocchio, Vincere, n’est pas un film politique même si le public pense à Berlusconi.

Arce Andrès Ataualpa : Il serait intéressant de monter le projet d’un film politique contre la manipulation des medias et les moyens de communication en Italie. Le problème, c’est que les gens qui pourraient faire ce type de films n’y travaillent pas. Si seulement les cinéastes de talent pouvaient travailler rapidement et avec des budgets modestes, sans l’ambition de faire des super productions à la Citizen Kane ! Il y a pourtant eu en Italie des époques grandioses pour la création cinématographique.

Christiane Passevant : Cependant si l’on compare le cinéma italien au cinéma français, il faut remarquer que le cinéma français est en général aidé financièrement.

Arce Andrès Ataualpa : C’est le problème. Mais il n’est pas juste de dire que le théâtre et le cinéma ne sont pas aidés en Italie. Ils le sont, mais très peu et cela profite presque toujours aux mêmes. En Italie, le problème n’est pas la mafia, mais comment en faire partie. C’est pourquoi la plupart des créateurs ne font pas la guerre au système… dans l’espoir d’en profiter un jour. C’est la raison pour laquelle il n’existe pas actuellement de réalisateurs ou de réalisatrices critiques du niveau d’Elio Petri ou de Pasolini.

Nous avons voulu nous inspirer du réalisme et nous avons mélangé le réalisme et le dogme. En fait, ce film se situe entre farce et réalité, et nous l’avons qualifié de néo réalisme digital, parce que la technique est digitale et qu’elle nous permet de travailler avec peu de moyens. C’est une manière d’avoir une liberté dans l’expression et dans la qualité. Il est important de dire que nous avons choisi ce texte, non pour des liens quelconques avec l’auteur, mais parce qu’il nous a paru le meilleur pour exprimer la situation.

Christiane Passevant : Et c’est pourquoi l’opératrice a travaillé comme une bête ?

Arce Andrès Ataualpa : Nous avons travaillé ensemble, et pour tout.

Christiane Passevant : La qualité des caméras HD est à présent très satisfaisante et cela ouvre des perspectives, mais reste le problème fondamental de la distribution. Il est possible de diffuser un film par des canaux alternatifs, mais cela pose quand même des barrières à l’expression cinématographique.

Arce Andrès Ataualpa : Il existe une alternative encore peu exploitée, c’est la diffusion Internet.

Christiane Passevant : Et le problème du choix sur Internet ?

Arce Andrès Ataualpa : Il faut être réaliste, cela peut se résoudre et je voudrais citer Shopenhauer qui disait que les bons livres n’ont pas besoin de publicité. C’est la règle du bouche à oreille qui s’applique. C’est un peu idéaliste, mais si on ne l’était pas on ne ferait pas ce type d’expérience. Il faut aussi du courage et de l’inconscience.

Christiane Passevant : Pourquoi Bertold Brecht à la fin ?

Arce Andrès Ataualpa : C’est la poésie, la synthèse de la situation et des personnages. Le film est aussi dédié à Harold Pinter. C’est le genre de sujet qu’il aurait traité, Becket aussi.

Larry Portis : Phalènes fait penser également aux films de Tarantino pour les dialogues, et à ceux des frères Cohen.

Arce Andrès Ataualpa : J’aime beaucoup ces réalisateurs. J’écris actuellement un film qui se situe à Barcelone où se retrouvent un groupe de narco trafiquants colombiens, des policiers espagnols et un groupe d’acteurs italiens. C’est l’adaptation d’une nouvelle de Bukowski. Ce sera un film à la fois drôle et très noir.

Larry Portis : C’est ce qu’ont fait les frères Cohen dans No Country for old Men. Des dialogues de gens ordinaires.

Arce Andrès Ataualpa : Et c’est vraiment puissant.

[Cet entretien avec Arce Andres Ataualpa a eu lieu le 30 octobre 2009, dans le cadre du 31e festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier. Ont participé à cet entretien Larry Portis, Vito Rosario Saccaro, Giovanni Costantino. Transcription, présentation et notes : Christiane Passevant.]