Chroniques rebelles
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Fièvre de Wallace Shawn. Théâtre et engagement
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 10 avril 2010

par CP

Le Capital de Karl Marx, tombe entre les mains d’une femme, riche. Improbable cadeau — hypothèse invraissemblable : le communisme serait-il de nouveau à la mode ?...

Elle part en voyage à la recherche de sa réponse. Chaque nouvelle escale dans un pays pauvre la bouscule un peu plus. Elle se heurte à cette opposition encore plus évidente aujourd’hui : ceux qui ont tout — trop — ceux qui n’ont rien.

“Candide” bouleversée par ce qu’elle découvre, elle est peu à peu écartelée entre deux mondes, deux réalités : ce qu’elle voit et qui la blesse, et les valeurs qui, jusqu’alors, étaient les siennes. Elle s’interroge, se pose des questions simples. L’humour devient grinçant, les questions dérangeantes.

Loin des certitudes de toute doctrine mais si près de ce qui, un jour ou l’autre, nous emporte.
Ce voyage auquel elle nous convie … voilà sa Fièvre !

FIÈVRE

de Wallace SHAWN

Mise en scène : Lars NOREN

Interprétation : Simona MAÏCANESCU

(durée 1h15)

à partir du 13 Janvier 2010

THEÂTRE DES MATHURINS

36 Rue des Mathurins, 75008 PARIS

« Fièvre est une tentative “d’énoncer l’évidence” pour que l’évidence, tout à coup, saute aux yeux.

La question se pose de manière brûlante aujourd’hui où beaucoup de gens pensent que les problèmes du monde sont dûs aux différences de religion. L’injustice, particulièrement l’injustice économique, demeure la principale cause de la rage que tout un chacun ressent autour de soi. Au Brésil, les gens habillés d’un T-shirt qui dépeint le visage de Ben Laden ne le portent pas parce qu’ils sont musulmans – ils NE SONT PAS musulmans. Ils sont juste enragés contre l’injustice économique. L’injustice est brutale, sidérante, elle est partout et elle n’est pas du tout cachée : il est effrayant de constater que même les esprits les plus clairvoyants d’aujourd’hui n’en perçoivent, et encore de temps en temps, qu’une lueur. [1] »

Il est rare de voir une comédienne s’approprier un texte avec une telle intensité. Simona Maïcanescu a adapté ce monologue de Wallace Shawn et le vit littéralement sur scène, seule.

Entrée par la salle, au milieu du public, elle se glisse en clandestine dans un décor de lumières changeantes, de la nuit au petit matin. Simona Maïcanescu nous entraîne dans une introspection de la conscience avec candeur et inquiétude. Un voyage intérieur dont on ne sort pas indemne.

« Vous ne trouvez pas – quand vous voyagez dans un pays inconnu – que les odeurs sont plus fortes, plus dérangeantes ? Et quand vous vous réveillez en sursaut au milieu de la nuit – quand vous vous réveillez à une heure bizarre – quand vous voyagez et que vous vous réveillez dans un endroit inconnu, vous n’avez pas peur ?

Je n’arrête pas de trembler… Pourquoi ? »

Intérieur nuit. La voyageuse se raconte, troublée dans ses certitudes, si tenté qu’elle en ait eu avant de se retrouver face à elle-même, habituée qu’elle était de se laisser vivre, sans poser de questions… en privilégiée.
Depuis son hôtel luxueux, elle regarde le monde… Non pas la carte postale, mais le monde réel, celui de la misère sociale qui soudain s’offre à ses yeux dessillés. Elle ne l’imaginait pas si proche, loin de clichés touristiques et des remparts d’idées reçues dressés par l’égoïsme et la méconnaissance.

Seule, la nuit dans un endroit qu’elle voudrait un refuge et soudain, c’est le déchirement, comme si la conscience s’emballait et que les évidences se changeaient en questions, questionnement profond sur le monde et sur soi.

« Fallait-il que je voyage dans un pays pauvre où il n’y a pas même un livre écrit dans ma langue, fallait-il que j’échoue dans la salle de bains d’un hôtel inconnu pour finalement être obligée d’ouvrir ce bouquin insipide : l’histoire de ma vie ? »

« La misère est moins dure au soleil » ? Allez dire cela aux enfants qui meurent de malnutrition et de déshydratation en Afrique ou sur les trottoirs de Delhi. S’enfermer dans les palaces et distribuer des pièces avec circonspection — juste assez pour avoir bonne conscience —, c’est à peu près tout ce que font les nantis dans ces pays où la pauvreté fait partie du paysage. On ne la voit plus… Couleur locale et dépaysement pour les voyageurs, voyageuses des pays riches.

« Et là, de ma salle de bains, je vois, à travers la fenêtre, magnifiques au clair de lune, les montagnes de ce pays pauvre, souillées du sang des innocents, du sang de ces visages timides, timides et tuméfiés. »

Elle se souvient par bribes, d’un journal, d’une exécution, de la torture, du visage d’une mendiante… Comment accepter le droit de circuler librement pour les uns/unes et cette interdiction pour les autres de chercher ailleurs de quoi ne pas crever ?

« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » a dit un homme politique de gauche pour justifier les murs contre l’immigration, mais on peut en revanche « visiter » ces pays où la vie d’un enfant n’est comptabilisée qu’à partir de l’âge de cinq ans.

Et cette femme regarde le monde réel, abasourdie soudain par tant de violence, sans pour autant réussir à s’extraire de son vécu.

« La semaine prochaine je serai chez moi.

Mais qu’est-ce qu’il y aura chez moi ? Mon lit à moi. Ma table de nuit. Et sur cette table de nuit – quoi ? Sur cette table – quoi ? Du sang – la mort – un fragment d’os – un fragment – un morceau – de crâne humain – une main coupée… l’ignominie, toute cette fange entassée près de mon lit, là où j’avais, ma lampe et mon réveil, livres, lettres, cadeaux d’anniversaire, et leurs rubans colorés… »

La voyageuse est passée de l’autre côté du cauchemar, dépouillée de ses défenses et atterrée devant le voile déchiré de la réalité.

Le jour se lève, on le devine par le jeu des lumières, le jour se lève et la question tombe comme un couperet : « Qu’est-ce qu’on va devenir ? »

Simona Maïcanescu était l’invitée des Chroniques rebelles de Radio libertaire le samedi 23 janvier 2010.