Chroniques rebelles
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Les travailleu(r)ses du sexe. Documentaire de Jean-Michel Carré
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 4 juillet 2010
dernière modification le 3 octobre 2010

par CP

Dans ce film de Jean-Michel Carré [1], il est à nouveau question de l’économie de marché, cette fois par la marchandisation du corps et de l’intimité des êtres humains. Le marché du sexe est en effet en pleine expansion, la multiplication des salons de l’érotisme, des sites Internet et des productions de vidéos pornographiques en sont l’un des aspects.

La liberté sexuelle et la reconnaissance de la sexualité féminine se concrétisent au super marché avec le libre choix de consommer des sextoys, des vibromasseurs et autres godemichets.

La sexualité manipulée, contrôlée, mise à l’index, aliénée… Difficile d’y
voir clair quand les codes sont continuellement brouillés pour faire du fric ! Le fond du problème, c’est évidemment le profit. Et pour cela tous les "supports" sont exploités : fantasmes, tabous, pub et substituts à la transgression. Les amalgames sont habilement utilisés et distillés car la sexualité est une source d’exploitation des personnes depuis des millénaires.

Le capitalisme, dans ce domaine comme ailleurs, rebondit et se recycle, cette fois en jouant sur la frustration et la misère sexuelle ; « la société, elle est comme ça, » dit l’un des intervenants dans le film, exploitant d’une boîte de strip-tease qui ajoute que vendre des corps : « C’est un business comme un autre. Demain je pourrais vendre des montres ou de la pub dans les abris bus »… Exit l’idée de libération et de vivre ses différences, fini l’idée de rencontrer l’autre dans un rapport égalitaire, nous sommes dans le monde merveilleux et très tendance des convenances sexuelles, dans l’aliénation de la marchandise. La liberté se situerait donc dans l’emploi de sextoys ou encore dans l’acte sexuel tarifé.

Quand en mars 2003, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, fait voter une loi dite de « sécurité intérieure » incluant le racolage passif des prostituées, les conséquences de son application sont graves pour les personnes se livrant à la prostitution, mais ne sont guère gênantes pour réseaux mafieux et leur exploitation lucrative des êtres humains. On sait que le phénomène prostitutionnel profite en grande partie aux réseaux mafieux, avec la complicité des États. La prostitution est un phénomène de type capitaliste, les profits sont considérables et à moindre risque.

La première partie du film dresse un tableau assez large de cette industrie du sexe, sous ces différentes formes, ponctué par des témoignages de personnes liées à cette industrie. La seconde partie est différente puisqu’elle présente plusieurs femmes et d’hommes prostitué-es qui déclarent en avoir fait le choix sauf pour l’une d’elles, Pascale qui déclare :
« C’est pas un choix. Une petite fille de 10 ans ne va pas dire qu’elle veut être prostituée. […] C’est un ultimatum dans la vie. On n’a plus le choix. »

Quant à définir la prostitution, quelle que soit la manière dont elle s’exerce, il est difficile d’écarter le fait que cela implique une relation de domination et la transformation de personnes en objets d’exploitation [2]. Et cela malgré la remarque de Maîtresse Gilda, travesti SM, « le pouvoir, c’est moi qui l’ai entre mes
jambes ».

La seconde partie du documentaire laisse perplexe car les témoignages sont inégaux selon les personnes, parfois assez superficiels, demeurant dans une catégorie de constat, sans pour autant revenir à ce qui caractérise la prostitution : « d’une part le paiement, d’autre part, la pratique imposée par le prostitueur à la personne prostituée et, enfin, le caractère répétitif de l’activité [3] » Ou bien les témoins paraissent se sentir dans l’obligation de justifier le fait de se prostituer. Dans ce cas, est-ce
une manière pour certains et certaines de faire front au jugement des autres, vécu forcément comme réprobateur [4] ?

« J’ai résolu le problème, moi-même, je m’appelle pute ! » dit Sonia. « Toute la société pratique une prostitution voulue ou non voulue », commente Sofia. Mais que veut-elle dire en faisant référence à une prostitution honorable si elle n’est pas sexuelle ? Le film aborde donc le thème de la prostitution du côté de celles et ceux qui revendiquent le droit de pouvoir vendre des services sexuels. Mais le jugement moral demeure comme le cantonnement sur ses positions. Et comme toujours en matière de sexualité, les non-dits, les provocations, l’affect, les besoins, les manques, les blessures se mêlent dans une ambiguité complexe.
« Tourné en France, mais aussi en Belgique et en Suisse, ce film fait émerger les réflexions de fond qui implique le rapport du pouvoir et de la soumission, tout en questionnant les fantasmes qui agitent les hommes et les femmes. »

Le film a donc l’intérêt de poser les questions liées à la prostitution de manière différente. Par exemple, que deviennent les prostituées âgées qui ne bénéficient d’aucune aide et en l’absence de structures d’accueil ? Dans la misère, elles continuent de se prostituer dans les pires conditions. La pénalisation des clients est-elle une solution ? La répression génère en général des contournements par les réseaux mafieux, comme par exemple ces ferries de la prostitution dans le Nord de l’Europe.

Reste le problème du handicap et de la sexualité [5] dont on parle rarement car si le « handicap ne doit pas être un obstacle au plaisir, que les personnes soient aveugles, atteintes de maladies dégénératives, handicapées moteur, ou déficientes intellectuelles, il est souvent gênant, insupportable même, de se confronter au regard de l’autre lorsque l’on se trouve en marge des normes sociales si prégnantes dans le champ de l’image du corps et de ses performances. […] Le problème ne se situe pas du côté des personnes handicapées mais des valides. Il existe un déni, un refus de reconnaître les pulsions et les besoins sexuels des personnes handicapées dépendantes. Il y a aujourd’hui, en France, peu de place dans les textes, et encore moins dans les esprits, pour la prise en compte de la vie intime de ces personnes et il existe, de fait, des discriminations patentes. »

Quelques jours avant la sortie du film dans les salles, Jean-Michel Carré répondait aux questions sur Radio Libertaire (transcription d’un extrait des Chroniques rebelles du 30 janvier 2010).

Jean-Michel Carré : La sexualité est un problème global sur lequel il faut réfléchir. Si l’on parle des réseaux mafieux, d’une organisation internationale du sexe, des sexshops qui sont des multinationales, là il y a une utilisation du sexe. Mais là personne ne dit rien, c’est banalisé. Le seul travail du sexe qui est stigmatisé, c’est la prostitution. Donc c’est intéressant de voir pourquoi. Tous les pouvoirs jusqu’ici n’ont pas entamé de réflexion sur cette question, la seule préoccupation est le contrôle des individus. […] On sait que la loi Sarkozy a notamment servi à virer les femmes étrangères. […]

Je pense que j’ai pu faire ce film parce que j’ai réalisé cinq autres films, très différents, sur la prostitution. 



Christiane Passevant : Les Trottoirs de Paris est un film qui traite du problème de manière en effet fort différente. L’une des jeunes femmes des Trottoirs qui se prostitue à Vincennes, on ne peut pas dire qu’elle ait choisi de venir prostituée.

Jean-Michel Carré : Il y a parfois des cas d’extrême violence [6] faite aux femmes, le chantage est parfois utilisé par rapport à la famille. Après les cinq films que j’avais réalisé sur le sujet, je ne pensais pas en réaliser d’autres. Et la loi Sarkozy est passée, avec toute son hypocrisie qui consiste à prétendre éradiquer la prostitution alors qu’elle favorise les réseaux de prostitution, le proxénétisme et la dangerosité.

Et pour revenir au choix, il y a parfois des situations qui amènent à se prostituer. Choix contraint ? mais ce choix doit être reconnu comme un métier. C’est bien la reconnaissance légale qui permet de se prémunir de la contrainte, du proxénétisme forcé, des mauvais traitements, qui forcent à travailler cachées, empêchant les femmes d’être protégées. Alors pour moi lutter contre la prostitution, c’est lutter contre la pauvreté.


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