Chroniques rebelles
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Sujet tabou. Un documentaire de Saad Hendawy
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 4 juillet 2010

par CP

« Notre combat pour les droits des femmes »

Les femmes sont coupables, les femmes sont une marchandise et représentent, dans une société patriarcale, l’honneur. Drôle d’honneur symbolisé par un morceau de peau vaginale, l’hymen ! Quant à la relation amoureuse ou sexuelle, « ça ne se fait pas, même par amour. » « Nous sommes dans une société orientale », et voilà tout est dit ! Les hommes, eux, s’imaginent exemptés de cet interdit et ne sont concernés que par la violence qu’ils s’estiment en droit d’exercer à l’encontre des femmes qui ne se conforment pas au jeu de soumission et au rôle de reproductrice dont elles ont la charge. Principe de base qui nie leur existence d’être humain autonome car les femmes n’ont aucun droit à la sexualité ou à la simple connaissance de leur corps. De là, toutes les violences et les abus perpétrés à l’encontre des femmes, enfermement, harcèlement, brutalité, agression sexuelle, excision et crimes d’honneur.

Sujet tabou de Saad Hendawy [1] parle du droit de vie et de mort octroyé par la justice au mari sur son épouse (article 237), des femmes excisées qui souffriront toute leur vie de cette mutilation, du désir éprouvé sans pouvoir l’assouvir, de la confusion entre culture et religion, de la phobie du sexe, du « masque rapiécé de la soi-disant morale ». La chorégraphie qui ponctue le documentaire exprime par la danse, par la gestuelle de la danseuse, ce que le film ne montre pas : la violence ordinaire et banalisée… Inacceptable. Depuis la petite enfance, les filles sont déclarées coupables et enfermées dans un rôle de séduction dont on les blâme aussitôt, histoire de les culpabiliser.

Le documentaire de Saad Hendawy [2], Sujet tabou, ose aborder le processus de cette culpabilisation intériorisée par toute une population. L’injustice ordinaire qui passe par l’identité sexuelle et pour laquelle, selon Hoda Zakareya, professeure en sociologie politique, la société ne laisse guère le choix aux femmes. Elles doivent non seulement suivre à la lettre des concepts masculins, mais aussi en assurer la propagande sous peine d’être sévèrement jugées.

Le petit garçon grandit donc avec la mentalité du maître et la petite fille devient une source potentielle de déshonneur. Certaines des réponses des intervenants font froid dans le dos : la mort méritée pour celles qui enfreignent les règles. Peut-on imaginer des parents, des proches envisager la mort d’une jeune fille pour cause de perte de sa virginité ? Cela paraît d’un autre temps dans une société actuelle, et pourtant il faut garder à l’esprit l’excision pratiquée sur les petites filles égyptiennes.

Dualité de la société égyptienne ? Comme le souligne Saad Hendawy, les hommes sont aussi prisonniers de cette dualité car « la notion de la virginité des femmes, cette partie très sensible des femmes, représente la propriété de la famille ». Les idées reçues sur la virginité, l’honneur et la sexualité interdite aux femmes sont donc profondément ancrés dans l’inconscient de la population, certes avec quelques nuances selon le milieu social, et sont encouragées par la religion et les médias qui participent activement au phénomène général de discrimination de genre.

« Je ne cherche pas à profiter d’une situation, ni à la travestir, je veux montrer ma société telle qu’elle est », déclare le réalisateur de Sujet tabou qui s’atèle avec Amal Fawzy, sa scénariste, à une lutte sur le long terme. Le chemin paraît en effet difficile pour la lutte contre la discrimination et l’égalité des droits dans la société égyptienne, comme dans toutes les sociétés en général. Et ce film participe à cette lutte, sans ambiguïté, contre le mensonge officialisé et la violence imposée à la moitié de la population :
« Ce film a été notre combat pour les droits des femmes. »
Saad Hendawy et Amal Fawzy ont fait leur ce combat et l’entretien que nous a accordé Saad le prouve. Il faut espérer une large diffusion de ce film engagé, en France [3] et ailleurs.

Christiane Passevant : Au début du film, il est troublant d’entendre une voix off de femme alors que c’est un homme qui réalise. Pourquoi avoir fait ce choix ?

Saad Hendawy : Pour moi la femme c’est tout. Elle est à la fois la mère, la sœur, l’amie, la petite amie, et en discutant avec des amis hommes, j’ai compris qu’il y avait une confusion par rapport à cette relation homme/femme. L’égoïsme fait partie de la culture des hommes dans cette société. Celle-ci donne tous les droits aux hommes et aucun aux femmes. Elle permet également les violences contre les femmes.

Christiane Passevant : La jeune femme qui mène les interviews et réalise les micro trottoirs n’apparaît pas à l’image. Pourquoi ?

Saad Hendawy : C’était ma solution pour présenter l’idée derrière l’idée. Cette femme est scénariste, elle a fait la recherche et est également ma partenaire pour la production du film. En tant que personne, elle n’apparaît pas devant la caméra, cela fait partie du problème, de la question dont traite le film.

Christiane Passevant : Elle a réellement mené les interviews dans la rue ?

Saad Hendawy : Oui.

Christiane Passevant : C’était difficile, risqué ?

Saad Hendawy : C’était très difficile. Parfois, il y a eu des tensions et même des disputes. Certaines personnes étaient agressives, y compris avec moi.

Christiane Passevant : En répondant aux questions, ont-ils accepté d’être filmés ?

Saad Hendawy : Oui. D’ailleurs, après avoir vu le film, la plupart l’ont aimé, mais certains — étroits d’esprit — nous ont jugé trop libéraux.

Larry Portis : Par rapport à ces attitudes, le film est-il selon vous pessimiste ou optimiste ?

Saad Hendawy : À 100 % optimiste.

—  : Au vu de la situation du cinéma dans les pays du Sud, comment trouvez-vous l’énergie et les moyens de faire des films en Égypte ? En Afrique, il y en a très peu.

Saad Hendawy : Ce film était pour moi essentiel. Pendant deux ans, nous avons cherché un producteur, ou une association, pour son financement. Finalement, nous — ma scénariste et moi — avons décidé de le produire nous-mêmes. Nous avons considéré qu’il était important, comme faisant partie des médias, de faire ce film. Durant le tournage et le montage du documentaire, chaque fois que nous avons rencontré des difficultés, notre détermination d’achever le projet en a été renforcé.

—  : Ne pensez-vous pas qu’Il serait important de nous organiser, dans les différents pays, pour convaincre les décideurs de soutenir ce type de projet ?

Saad Hendawy : Je suis un cinéaste égyptien et, à mes yeux, il est avant tout important de trouver ma manière de parler des problèmes dans ma société.

Christiane Passevant : Pour revenir au film, avez-vous eu, avec votre scénariste, une démarche féministe dans ce projet ?

Saad Hendawy : Je suis à l’origine du film.

Christiane Passevant : Vous êtes féministe ?

Saad Hendawy : On peut le dire ainsi. Je suis parmi ceux qui soutiennent le mouvement féministe.

Christiane Passevant : Vous connaissez Nawal Al Sadaawi [4] ?

Saad Hendawy : Bien sûr, c’est une figure importante et je connais ses livres. Nawal Al Sadawi est une féministe très importante, mais elle a eu son propre style de lutte. Je n’ai pas fait d’interview avec Nawal Al Sadaawi car je n’ai pas voulu que le film soit catalogué immédiatement. J’ai voulu montrer les choses telles qu’elles sont, sans insister.

Nur Almaz : La question des femmes est universelle. En France, une femme est tuée tous les deux jours et demi par son conjoint ou son compagnon. En voyant votre film, j’ai à une sorte d’alerte rouge sollicitant l’aide internationale. Qu’en pensez-vous ?

Saad Hendawy : C’est juste. Il est vrai que le problème du droit des femmes est universel et présent dans tous les pays. Mais en Égypte, c’est particulièrement complexe. Je voudrais souligner les différences existant entre l’Égypte et d’autres pays. Il y a certes des similarités avec d’autres pays arabes, mais ce qui est particulier à l’Égypte, c’est une sorte de confusion interne. Un homme, qui paraît ouvert et entretient des relations et des amitiés avec des femmes, n’accordera pas les mêmes droits à sa sœur qu’à lui-même. C’est une attitude liée à la schizophrénie.

Nur Almaz : Qu’est-ce qui fait qu’au nom de l’honneur familial, une mère ou un père peut choisir de tuer son enfant ?

Saad Hendawy : Il faut considérer la notion de propriété parce que c’est cela qui entre en jeu. Le système des valeurs n’est pas non plus le même si l’on vient d’une classe supérieure ou de la classe ouvrière. La notion de la virginité des femmes, cette partie très sensible des femmes, représente la propriété de la famille. Le problème est différent selon l’origine, si l’on vient du Caire ou du Sud de l’Égypte [5]. La notion varie selon la classe et selon la situation géographique.

Larry Portis : Quel est le rôle du pouvoir politique dans cette question ?

Saad Hendawy : Le rôle des hommes politiques sur cette question est nul. Quand il s’agit de parler ou d’annoncer des projets, ils sont présents dans les médias, mais derrière cela, il n’y a ni effet sur le terrain, ni contact avec la population.

Larry Portis : Cela signifie que le rôle des politiques et du pouvoir revient à ne rien faire pour plaire aux forces rétrogrades ?

Saad Hendawy : Non, je crois qu’ils essayent de tenir un équilibre entre la vague islamique et les libéraux. Comme le dit l’un des intervenants dans le film, on peut voir cela dans les programmes de télévision. Sur le satellite, il y a des programmes complètement opposés. J’ai l’impression qu’ils recherchent cet équilibre, mais sans y parvenir. Il faudrait une action plus profonde et sur le long terme, par exemple faire des conférences avec les gens du peuple, aller dans les écoles, faire un réel effort de communication. Dans la réalité, c’est plutôt désolant.

Dans la rue, on peut voir des panneaux publicitaires vantant de nouvelles écoles qui ne sont pas égyptiennes, mais viennent tout droit des pays du Golfe. Elles prônent la non mixité à l’intérieur de l’école. Pour moi, mettre fin à ce type de propagande devrait être une des actions majeures du gouvernement qui ne fait rien non plus lorsqu’un professeur exige de ses élèves le port du hijab dans l’enceinte de l’école ou du lycée. À douze ans, l’adolescente est une enfant et si le ou la prof déclare qu’il faut porter un hijab, mon devoir de père serait de m’opposer à cette décision, mais personne ne dit rien. Il est inadmissible que cet enseignant ou cette enseignante impose des coutumes venues d’ailleurs à ses élèves.

Nadire Gurel : La société opprime les femmes et les enseignantes sont peut-être aussi sous pression. Elles pensent ainsi protéger leurs élèves. Des femmes font-elles partie du gouvernement ou du Parlement en
Égypte ?

Saad Hendawy : Oui et certaines sont vraiment libérales et tentent de faire bouger les choses. Mais le gouvernement et le Parlement sont dominés par les hommes. Et en particulier un certain type d’hommes qui veulent même censurer certains films qui comportent des scènes de sexualité. La société égyptienne est dominée par les hommes, comme l’explique la sociologue Hoda Zakareya [6] dans le film. Si certaines femmes adoptent la même attitude que les hommes, c’est malgré tout une société masculine.

Christiane Passevant : Qu’attendez-vous de ce festival en termes de défense des droits des femmes ?

Saad Hendawy : Ce que j’espère, ce que je cherche dans ce festival et aussi en diffusant le film dans d’autres festivals, c’est de présenter une réalité, sans clichés, quelque chose qui touche la population. Je ne cherche pas à profiter d’une situation, ni à la travestir, je veux montrer ma société telle qu’elle est et souligner la gravité et l’actualité du problème.

Nadire Gurel : La moitié de la société est pourtant formée par des femmes.

Saad Hendawy : Bien sûr. Ma partenaire dans ce film est une femme. Nous avons travaillé ensemble et fait la recherche ensemble. Elle a écrit le script et nous avons produit le film ensemble. Et je suis certain que le film est plus fort grâce à cela. Ce film a été notre combat pour les droits des femmes.

Larry Portis : Hoda Zakareya a-t-elle eu des problèmes en raison de son travail de sociologue ?

Saad Hendawy : Elle est professeure universitaire, mais pas au Caire. Elle m’a raconté que lorsqu’elle se rend en bus à l’université avec ses collègues, elle est la seule femme à ne pas porter le hijab et elle les entend faire des commentaires sur elle durant le trajet. Mais elle s’en moque. Elle est la seule à ne pas être allée dans l’un des pays du Golfe pour gagner de l’argent. Et c’est aussi pour cela que je l’ai choisie comme consultante.

Nadire Gurel : Comment vous sentez-vous dans votre société ?

Saad Hendawy : Je me sens responsable en tant qu’homme, mais en même temps je joue un rôle et j’essaie d’infléchir la situation dans mon travail et sur le plan personnel, dans ma famille, par des discussions avec mes sœurs, ma nièce ou mes cousines. J’essaie de faire avancer les choses, mais cela ne suffit pas et il est impossible d’agir seul. Il faut une décision politique pour que cela change.

Larry Portis : Le 31e festival de Montpellier présente un autre film égyptien, Un-Zéro [7] de Kamla Abu Zakri, dans la sélection des fictions. Si vous l’avez-vous vu, est-ce une représentation exacte de la société égyptienne ?

Saad Hendawy : J’ai vu le film ici pour la première fois et je l’ai beaucoup apprécié. En raison de mon documentaire, je n’ai pas eu le temps de voir le film en Égypte. J’ai fait mes études cinématographiques avec Kamla. Sur le plan cinématographique, j’ai aimé le film, de même que son approche de plusieurs histoires. C’est aussi un très beau travail d‘équipe. Elle n’a pas jugé les personnages, mais a tenté de les comprendre. C’est un point de vue objectif.

Larry Portis : Objectif ou neutre ?

Saad Hendawy : Je crois que c’est un point de vue objectif, car elle a réussi à représenter le caractère égyptien. Ce sont des gens capables dans le même moment de rire et de pleurer, de rire d’eux-mêmes également, de jouer avec l’autodérision. Il n’est pas évident de présenter cet éventail de sentiments, comme si elle avait pris un grand angle pour montrer cet aspect du caractère égyptien, et elle a réussi.

Larry Portis : Votre film est-il objectif et critique ?

Saad Hendawy : Je ne peux pas le dire par rapport à mon film. C’est le rôle des critiques. Je l’ai réalisé, c’est tout.

Christiane Passevant : À mes yeux, c’est un film militant pour la cause des femmes en Égypte et partout ailleurs. Dans l’un de vos prochains films, avez-vous l’intention d’aborder un problème essentiel et commun aux pays du Sud de la Méditerranée : le code de la famille ? La question est rarement traitée profondément, même si les films montrent souvent les conséquences de ces codes.

Saad Hendawy : Je ne peux pas en parler encore parce que je suis en phase d’écriture, mais l’un de mes projets est lié à ce problème. Mon premier court métrage a gagné un prix et concernait aussi le problème des femmes. J’étais encore étudiant. Il s’agissait de deux femmes âgées qui, ayant vécu avec le même homme, se retrouvaient ensemble à la mort de celui-ci. J’ai toujours été concerné par la condition des femmes.

Christiane Passevant : Cela vient-il de votre relation avec votre mère ou d’une autre femme ? Qu’est-ce qui vous a amené à cette attitude, à cette prise de conscience ?

Saad Hendawy : La première femme de ma vie a été ma mère et elle m’a certainement inspiré. Malheureusement elle est décédée depuis huit ans, mais elle est cependant toujours une source d’inspiration pour moi.

Christiane Passevant : Votre prochain projet est-il sous forme de fiction ou de documentaire ?

Saad Hendawy : En fait les deux. Je viens de terminer le tournage d’un documentaire que j’ai également produit et je suis l’équipe à moi tout seul. C’est sur deux filles. De plus, je travaille encore à l’écriture d’un long métrage. Mon rôle est de parler à travers mon travail de cinéaste.

Christiane Passevant : Sujet tabou est-il sorti en Égypte et quelles ont été les réactions du public ? Avez-vous organisé des débats sur les questions abordées dans le film ?

Saad Hendawy : Une des projections destinée à la presse et aux critiques s’est faite dans l’une des plus grandes salles d’Égypte. L’un des critiques, qui ne nous a d’ailleurs pas posé de questions, a écrit sur un site Internet que le film montrait une danseuse nue, que toutes les filles étaient très libérées et que cela ne correspondait pas à la réalité ou aux coutumes égyptiennes. Mais le côté positif a été que beaucoup ont répondu à cette critique. Nous ne voulons pas forcer le public à croire quoi que ce soit, nous avons voulu qu’il réfléchisse aux clichés qui ont cours et aux idées reçues, seulement provoquer la réflexion. Je ne vais pas faire changer les personnes, c’est leur décision.

Christiane Passevant : La chorégraphie qui ponctue le film et symbolise
la violence faites aux femmes, est-ce votre idée ou celle de votre scénariste ?

Saad Hendawy : C’est mon idée et nous avons longuement discuté avec ma partenaire sur la manière d’insérer ces séquences entre les entretiens. La monteuse a d’ailleurs fait un travail magnifique, car nous avons tourné quarante heures de rushes pour une heure de film. Durant
le visionnage des rushes, ma monteuse s’emportait contre les réactions et les réflexions des personnes du film et parfois cela la déprimait.

Larry Portis : Votre film est un miroir tendu aux hommes ?

Saad Hendawy : C’est exactement cela.


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