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Cinéma et société : Sri Lanka sur grand écran. Entretien avec Prasanna Vithanage (2)
Christiane Passevant, Larry Portis
Article mis en ligne le 3 octobre 2010
dernière modification le 23 décembre 2011

par CP

Christiane Passevant : August Sun (Soleil d’août) est à mes yeux un film très complexe qui ne traite pas seulement d’une intrigue, mais de trois histoires. Une jeune femme recherche son compagnon disparu, un frère recherche sa sœur, un enfant et sa famille sont déplacés dans un camp de réfugiés… Qui est ce frère à la recherche de sa sœur, par exemple ?

Prasanna Vithanage : Le frère revient du front. Le film se situe dans le centre nord de Sri lanka, à un point de transit, Anuradhapura . Cette ville a été la première capitale du pays et représente la culture et les valeurs cinghalaises bouddhistes. Mais si les bâtiments sont toujours en place, les valeurs se sont bien érodées. Au plus fort de la guerre, on a estimé à 2600 le nombre de personnes qui s’y prostituaient.

J’ai voulu faire le portrait d’un jeune homme à la recherche de l’amour, sans jamais avoir eu de ce type de rapport avec une femme. Cela se devine d’ailleurs au regard qu’il jette sur la baigneuse dans le réservoir. En l’entraînant dans une maison de passe, dans un bordel, ses amis veulent lui faire plaisir. Il est encore vierge, physiquement et émotionnellement. Il est très jeune et ne fait pas encore partie de cette machine de guerre. Le comédien qui joue ce rôle paraît d’ailleurs innocent. Mais en devenant soldat, on se transforme en machine à tuer et l’on perd son innocence. Or, pour lui, c’est le début de cette vie.

Christiane Passevant : En apercevant sa sœur dans cet établissement, il devient violent. Il est retenu par ses amis, mais tente ensuite de la retrouver. Dans sa quête, il rencontre les amies de celle-ci et paraît peu à peu saisir la situation. Il n’est plus vierge. Il a passé la nuit avec une jeune femme qui travaille dans un restaurant durant la journée. Au fur et à mesure, il comprend les circonstances qui poussent cette dernière à se prostituer. De même, ce qui a amené sa sœur dans la même situation. Son évolution, sa prise de conscience est rapide et brutale.

Prasanna Vithanage : Il passe de la naïveté, de l’innocence à une réalité à laquelle il n’est pas préparé. La confrontation avec sa sœur l’affecte énormément et lorsque ses amis et le tenancier le forcent à boire, il devient passif et ne sait plus quoi faire. À la fin du film, il comprend non seulement la situation, mais aussi lui-même.

Larry Portis : La prise de conscience de la réalité est particulièrement difficile dans une situation de guerre civile. Je vois ce film, et certains de vos films également, comme montrant un pays déchiré par la guerre civile, ce qui ajoute à la difficulté de conserver son innocence et même d’entamer le processus de maturité.

Prasanna Vithanage : Nous parlons de l’un des personnages de Soleil d’août, mais la dynamique du film repose sur plusieurs histoires croisées. Si ce personnage comprend ses problèmes, il ne comprend pas le problème de la famille musulmane déplacée, ou de la jeune femme, alors même qu’ils sont dans le même endroit. Et pour moi, cela représente Sri Lanka. Chaque groupe ethnique pense aux seuls problèmes qui les affectent, pas à ceux des autres, c’est-à-dire au-delà de leur milieu, de leur environnement, au sens global pour le pays.

Larry Portis : Cela a toujours été le cas ? Ou bien est-ce particulier à cette période de guerre civile qui aurait renforcé les antagonismes ethniques et aggravé les tensions entre les différentes communautés dans le pays ?

Prasanna Vithanage : En tant que cinéaste, ce qui me frappe c’est la polarisation induite par la guerre civile au plan ethnique et non pas au plan religieux. Lorsque j’ai réalisé ce film, j’étais triste car je me suis rendu compte que l’on ne voyait pas les autres, que finalement tout le monde était individualiste et uniquement concerné par ses problèmes personnels dans la situation de guerre. Je crois que le problème est social à Sri Lanka et que la classe dirigeante en profite selon le fameux adage diviser pour régner. Et cela m’attriste encore plus.

Christiane Passevant : August Sun (Soleil d’août) montre également les contradictions existant dans chaque personnage. Par exemple, la jeune femme qui recherche son compagnon disparu dans les opérations militaires sans qu’elle soit informée de sa mort ou de sa capture. Pendant son périple, à la recherche de ce dernier, elle tombe amoureuse du journaliste qui lui vient en aide. Le personnage du journaliste est aussi très intéressant. Il vit à l’étranger, est très lucide concernant les problèmes du pays, de même que très ouvert vis-à-vis des différentes communautés.

Prasanna Vithanage : Le personnage s’inspire en partie de moi-même, mais aussi de plusieurs personnes qui comprennent les enjeux et les conséquences engendrées par la situation. Durant l’interview du journaliste à la télévision, il analyse avec bon sens une réalité a priori confuse. Lorsqu’il voyage avec la jeune femme, il traverse des zones à risque, croise les réfugiés et prend des clichés de ceux-ci. Il est le témoin, celui qui voit et comprend une situation sans pouvoir rien faire pour la changer. À aucun moment, il ne s’engage.

Christiane Passevant : La troisième histoire est celle du jeune garçon et de sa relation avec la chienne Rex. C’est une relation très touchante et d’ailleurs, dans presque tous vos films, il y a des animaux.

Prasanna Vithanage : Le propriétaire de la chienne lui avait donné un nom masculin, Rex, et nous l’avons conservé pour le tournage. Dans la société musulmane, les animaux, surtout les chiens, sont considérés comme sales. Or la relation de l’enfant et de la chienne est forte et dénote une grande complicité. La chienne reste à l’extérieur comme si elle connaissait les règles et rejoint le jeune garçon dès qu’il passe le pas de la porte. Avec cette relation complice de la chienne et de l’enfant, j’ai voulu souligner les difficultés de la situation, les interdits de la culture qui ont un effet douloureux sur la sensibilité du jeune garçon. Lorsque le groupe militant ordonne à la population de partir dès le lendemain, l’enfant vit un double drame, il doit quitter son village et abandonner son amie.

Christiane Passevant : Qui est responsable des bombardements sur le village lorsque la famille se réfugie dans l’abri ?

Prasanna Vithanage : J’ai pu tourner dans cette région en 2002 en raison d’un cessez-le-feu, très bref — environ deux ans —, et j’ai vu de nombreuses maisons détruites par les bombes. Les bombardements étaient ordonnés par le gouvernement de l’époque.

Larry Portis : Les Tigres ont peu d’avions. Sont-ils responsables de bombardements ?

Prasanna Vithanage : Il est arrivé qu’ils soient en mesure de bombarder quelques objectifs très précis. Pour le tournage du film, le gouvernement et le ministère de la Défense ne m’ont pas permis de filmer ce type d’événements comme le bombardement du village. Il faut des autorisations pour tourner un film et plus encore si l’on nécessite la participation de l’armée, notamment pour les uniformes.

Larry Portis : Dans le film, ce sont les Tigres qui donnent l’ordre à la population musulmane d’évacuer le village ?

Prasanna Vithanage : Là aussi, c’est une situation très compliquée. Dans ce cas précis, les musulmans — chassés de leur village en huit heures — sont les victimes de victimes, les Tamouls. La question posée dans cette situation terrible est : parlent-ils le même langage ? Oui, ils parlent le même langage, puisque dans les revendications d’autonomie du LTTE, les Tamouls et les musulmans seraient une seule population parlant la même langue, le tamoul. Cela montre l’absurdité de l’ignorance de l’autre.

Christiane Passevant : Dans le film, les Tigres ordonnent l’évacuation du village dans les huit heures sous peine d’être accusé d’être un traître, et l’enfant demande à son père ce que cela veut dire.

Prasanna Vithanage : En effet, comment peut-on soudainement devenir un traître en restant dans un village où vous avez toujours vécu ? Cela change d’un jour à l’autre.

Christiane Passevant : Quand la population quitte le village, où se rend-elle ? Dans un camp de réfugiés ?

Prasanna Vithanage : À Sri Lanka, de nombreux musulmans vivent à l’Ouest du pays, dans la région de Mannar. Dans le film, ils doivent descendre par voie maritime vers le Sud, à Puttalam, ville peu éloignée. C’est en quelque sorte une région neutre. Au moment du tournage, dix ans après l’éviction des musulmans du Mannar par les Tigres, les musulmans chassés vivaient toujours là comme réfugié-es.

Christiane Passevant : Il leur est impossible de rentrer dans leurs villages ? Ils ont tout perdu ?

Prasanna Vithanage : Ils ont tout perdu et, durant le cessez-le-feu, ils rêvaient de rentrer chez eux. Mais sans en avoir l’opportunité et ils vivent encore dans des camps de réfugiés.

Louise : Pour quelles raisons les Tigres les ont-ils obligés à quitter leur village ?

Prasanna Vithanage : Dans le film, les villageois sont accusés d’avoir donné des informations à l’armée. Les musulmans contrôlaient le commerce dans cette région et je pense plutôt que les Tigres ont voulu contrôler les échanges économiques. Pour moi, la principale raison est économique. Mais quel est votre sentiment de la situation ?

Louise : J’ai pensé que cette réaction était liée à leur revendication d’un état indépendant et qu’ils ne désiraient pas intégrer les musulmans. D’où la décision de les chasser et de rendre légitime leur demande d’un État indépendant sur ce territoire.

Prasanna Vithanage : Ce n’est pas une question de légitimité. Les musulmans vivant dans cette région n’ont pas combattu le LTTE ni n’ont exprimé d’opposition à l’idée d’un État indépendant.

Larry Portis : J’ai lu que les Tigres ont présenté des excuses aux musulmans et leur ont demandé de revenir.

Prasanna Vithanage : C’est vrai. Ils ont ouvertement admis que c’était une erreur, mais la situation n’a pas changé pour autant. Et durant le cessez-le-feu, la population chassée et déplacée n’a pas été en mesure de regagner les villages.

Louise : La façon dont ils se sont comporté, les structures militaires, cela fait penser à des pratiques fascistes.

Larry Portis : Les structures militaires sont toujours autoritaires et très hiérarchisées. L’utilisation du bouc émissaire, représenté ici par la communauté musulmane, est aussi quelque chose de très classique. On peut parler d’orientations fascisantes, à un certain moment.

Christiane Passevant : Pour revenir à l’adolescent, à la fin du film, il rencontre un nouvel ami, un jeune chien.

Prasanna Vithanage : C’est un signe. L’adolescent, à mes yeux, représente beaucoup. C’est un personnage important. Le garçon qui joue ce rôle est réellement un réfugié. À la fin du film, on peut voir que la communauté musulmane chassée se tourne plus radicalement vers la religion. On enseigne le coran aux enfants, la situation porte en elle les germes du fondamentalisme. Et ce jeune garçon, profondément blessé par la perte de Rex qui l’a suivi jusqu’au bateau, en attente d’amitié, de connivence, voit ce jeune chien affamé comme une nouvelle relation personnelle. Il est seul, car déjà le père reprend son commerce, dès l’arrivée au camp, avec sa bicyclette.

Christiane Passevant : Le jeune soldat semble avoir trouvé une certaine sérénité de retour chez sa mère. Il donne la bague à sa sœur, ce qui signifie le pardon et l’oubli de l’incident. Mais quel est l’épilogue pour la jeune femme à la recherche de son compagnon ? Trouve-t-elle une certaine sérénité, des réponses à ses questions ?

Prasanna Vithanage : D’abord un mot sur la relation entre le frère et la sœur. Il accepte en quelque sorte la situation en lui donnant la bague puisqu ‘elle va se marier. En réponse à son geste, elle se met à pleurer, et s’il tente dans un premier temps de contrôler son émotion, il ne la retient plus ensuite. C’est un signe d’acceptation. Depuis une autre pièce de la maison, on entend alors la mère demander : « Pourquoi pleures-tu ? » sans qu’il y ait de réponse. C’est un secret entre le frère et la sœur.
Quant à la jeune femme à la recherche de son compagnon, elle doit tout recommencer, car elle n’a trouvé aucun indice lui indiquant une piste. Lorsqu’elle lit dans un journal qu’une marche pour la paix s’organise vers le Nord de Sri Lanka, elle songe à se joindre au groupe pour poursuivre sa quête. À Sri Lanka, nombreuses sont les femmes, les sœurs, les parents à la recherche de disparus.

Christiane Passevant : Quelle a été votre intention avec la découverte, près de la plage, des restes d’une tenue militaire ? Est-ce un signe pour dire que son compagnon est probablement mort ?

Prasanna Vithanage : Je pense que pour cette jeune femme, il est quasi impossible d’affronter la réalité et d’accepter la perte de son compagnon. Elle refuse même d’envisager cette hypothèse. La disparition semble cependant évidente, mais elle préfère nier jusqu’à l’idée de la mort de son mari.

Larry Portis : Elle donne l’impression d’être très confuse à propos de ses sentiments. Elle dit elle-même ne pas avoir épousé son compagnon selon les coutumes et, de fait, elle n’est pas considérée comme son épouse. Il semble même qu’à un moment elle fasse un transfert d’affection vers le journaliste qui l’accompagne dans sa recherche. Elle n’est pas stable émotionnellement. Elle paraît accomplir une résolution.

Prasanna Vithanage : La confusion vient-elle de la situation qu’elle est obligée de confronter ? Ou bien est-elle perdue et confuse elle-même ? Ce que l’on peut dire, c’est que dans sa démarche vers les religions, elle est prête à s’agenouiller devant tout ce qui peut lui donner une bribe d’espoir, comme si elle ne savait plus vers qui se tourner pour sortir de cette attente angoissante, de cette incertitude. La confusion est partout, en elle et autour d’elle.

Larry Portis : Ce film est tout de même optimiste si l’on considère la capacité des humains à transcender le besoin et leur volonté de créer des relations émotionnelles. Politiquement cependant, le film est très pessimiste parce que les situations décrites laissent supposer que des décennies seront nécessaires avant que la société sri lankaise connaisse une certaine normalité.

Prasanna Vithanage : Lorsque j’étais au stade de l’écriture du film, et plus tard, lors du tournage, je ne me suis pas posé la question s’il était optimiste ou pessimiste. J’étais personnellement pessimiste par rapport à la situation politique. La tristesse, ma tristesse allait à cette polarisation de la société et à son instrumentalisation religieuse qui affectait la vie de la population sri lankaise. Mais je gardais une forme d’optimisme en me disant que nous sommes quand même sur la même route, même si les gens l’ignorent et s’ignorent. Et j’ai pensé que le public serait à même de comprendre que nous, Sri lankais-e-s, avions les mêmes problèmes. C’est une forme d’optimisme.

Christiane Passevant : Quelles ont été les réactions du public à la sortie d’August Sun ?

Prasanna Vithanage : August Sun a été bien reçu par la critique et est resté plus de cinquante-cinq jours en salles. Le DVD a eu un succès considérable. Certaines personnes se posaient la question sur les raisons de l’errance des personnages. Mon idée était avant tout que cela paraisse réel. Je voulais que le public vive ces deux jours comme les personnages du film. Le ressort dramatique était la réalité, l’émotion, la tension, l’unité de temps soutenant la dramatisation de la situation. Le public a, dans un premier temps, été surpris et troublé par l’écriture du film, à présent ce film est considéré comme l’un des meilleurs de mon œuvre cinématographique.

Larry Portis : August Sun a indéniablement des qualités documentaires. Je pense aussi qu’il montre votre amour du pays dans la manière impressionnante dont vous filmez la nature. Cela donne envie de connaître Sri Lanka.

Prasanna Vithanage : Lors de sa projection à Montréal, une spectatrice m’a fait la même réflexion à propos du film. Cela me touche, mais je dois dire qu’à Sri Lanka cette impression n’est pas toujours partagée. August Sun ou Death on a Full Moon Day sont des films considérés parfois comme des actes de traîtrise, des films extrémistes. Certains m’ont accusé d’être un traître pour avoir montré ainsi les problèmes du pays.

Est-ce que j’aime mon pays ? Certainement, mais pour une partie de la population, il est difficile d’accepter la réalité de la situation sociale et politique. C’est pourquoi certains considèrent ces films comme la vision d’un traître, ils refusent de voir la situation engendrée par la guerre. Pourtant ces problèmes existent et sont vécus au quotidien par des personnes ordinaires.

Larry Portis : Vous mettez en cause toutes les factions, donc vous devenez un traître pour tout le monde.

Prasanna Vithanage : Je suis devenu le traître de tout le monde en réalisant August Sun .

Louise : Dans August Sun et Death on a Full Moon Day, tout le monde semble également nier la réalité de la guerre, au même titre que le personnage du vieil homme ?

Prasanna Vithanage : Tout à fait.