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Cinéma et société : Sri Lanka sur grand écran. Entretien avec Prasanna Vithanage (3)
Christiane Passevant, Larry Portis
Article mis en ligne le 3 octobre 2010
dernière modification le 23 décembre 2011

par CP

Christiane Passevant : Dans Death on a Full Moon Day, le paysage tient un rôle important. Au début notamment, les plans sont lents, la caméra s’attarde sur l’environnement, les détails. Cela paraît une enquête sur la terre. Qu’avez-vous voulu dire par la place que tient la nature ?

Prasanna Vithanage : C’est quelque chose de profond. Certains critiques disent que mes films sont en général sur la société contre les hommes et sur les hommes qui luttent contre la société. Il est vrai que la société est pour moi synonyme d’institution. Et lorsque j’ai travaillé sur les plans de Death on a Full Moon Day , j’ai voulu traduire la faiblesse du vieil homme en le plaçant dans un environnement immense, dans une nature vertigineuse, presque menaçante : le silence impressionnant, les éléments… La nature est belle, elle paraît belle, mais en même temps la situation est pleine de menaces. C’est pourquoi j’ai voulu des cadres infinis, beaux où le personnage est minuscule, perdu dans l’immensité de la nature qui l’entoure. Et, peu à peu, ce vieil homme se redresse tandis qu’il met en doute la vérité officielle. C’est un éveil, une prise de conscience.

Larry Portis : Un mystère plane sur tout le film, on ignore ce qui est arrivé au fils et, peu importe l’interprétation faite, on sait que c’est dramatique. Et dans cette nature quasi paradisiaque, l’on se sent menacé parce qu’on ne comprend pas ce qui se passe.

Prasanna Vithanage : La menace que l’on ressent vient du fait que l’on ne perçoit pas le cadre. C’est un paradoxe.
À Sri Lanka, durant les années 1990, de nombreux soldats ont été tués par des explosions de mines. Le gouvernement renvoyait les corps aux familles dans des cercueils scellés. Dans les villages, le fait était accepté. Mais pour ce père, la mort de son fils est impossible. En ouvrant le cercueil, il va jusqu’au bout du déni de la mort de son fils. Il affirme son point de vue. Dans le village, personne ne semble s’émouvoir de la mort du fils. Elle est acceptée, c’est ironique. Le fils ne reviendra plus, à la fin on le sait même si le vieil homme garde l’espoir d’un retour improbable.

Christiane Passevant : Devant la détermination du père, l’homme en motocyclette prévient la famille qu’elle ne recevra pas d’argent du gouvernement si le cercueil est ouvert.

Prasanna Vithanage : Le gouvernement avait émis cette règle : si le cercueil est ouvert, la compensation pour la mort d’un soldat n’est pas versée à la famille. Donc le père ne recevra pas l’argent.

Christiane Passevant : À propos de votre nouveau film, Akasa Kusum (Flowers in the Sky), vous revenez à vos premières amours, au cinéma et aux comédiennes. Qui est Malini Fonseka, interprète du rôle principal et comédienne remarquable ?

Prasanna Vithanage : Malini Fonseka est extraordinaire et je dois dire qu’elle donne son âme au film. Elle l’habite véritablement et, en un certain sens, c’est son film. À Sri Lanka, Malini Fonseka est une actrice renommée qui a joué dans au moins cent cinquante films. Dans les années 1970, elle était l’actrice la plus populaire et est encore considérée comme la reine du cinéma sri lankais. On pourrait la comparer ici à Sophia Loren.

Avec Akasa Kusum (Flowers in the Sky) , mon idée était de réaliser un film sur ma profession, non pas sur le métier de réalisateur, mais plutôt sur le milieu du cinéma. Je voulais en quelque sorte être la caméra. Dans ce film, il y a plusieurs générations, plusieurs niveaux, plusieurs dimensions.

Le cinéma se réduit aujourd’hui à un écran de télévision ou à des images silencieuses pour bars karaoké. À Sri Lanka, des bars ont installé des écrans où sont projetées les images muettes d’anciennes chansons pour justifier le nom de bars karaoké, alors qu’ils sont plutôt ce qu’on appelle des sex centers, avec des « hôtesses ». Les écrans diffusent d’anciens films et parfois des programmes de télévision. C’est par cycles.
Je pense que les réalisateurs ont, depuis le début du cinéma, exploité le corps féminin.

Larry Portis : Sur ce point, Akasa Kusum (Flowers in the Sky) montre bien qu’il y a différents types d’exploitation, et à différentes périodes.

Prasanna Vithanage : L’héroïne du film a été exploitée par sa famille, puis par l’industrie cinématographique et par cette quête du bonheur que j’ai déjà évoqué. La seconde chance qui lui est donnée d’exercer son métier de comédienne se résume à un rôle dans un de ces feuilletons télévisés (soap opera) fortement influencés par l’industrie télévisuelle indienne. Elle y interprète le rôle d’une femme improbable, dans une réalité totalement décalée de la vie réelle, de ses valeurs et de son expérience personnelle. L’image télévisuelle, les reality show, l’utilisation des actrices et des corps illustrent bien la mentalité qui règne actuellement à la télévision. Aujourd’hui, la télévision et le cinéma ont délibérément adopté des orientations capitalistes. C’est ce qui compte dans la balance. Et dans ce nouveau monde, cette ancienne star tente de se retrouver elle-même.

Louise : Ce qui est frappant dans vos films, c’est le travail de vos comédiennes, la manière dont vous les dirigez, et également les rôles féminins que vous choisissez de mettre en scène. Je n’y vois pas une exploitation de leur beauté ou de leur corps, les scènes intimes respectent leur image. Vous ne filmez pas de viol ou de scènes d’amour par exemple. Par ailleurs, le maquillage n’est jamais outré, les comédiennes sont naturelles et proches de la réalité. Vous respectez les femmes en tant qu’actrices et aussi en tant qu’êtres humains. Dans d’autres films, les comédiennes doivent pour certaines scènes, non pas jouer, mais vivre des situations très difficiles, mais cela ne se perçoit pas dans vos films.

Prasanna Vithanage : Robert Crusz, qui a récemment fait paraître une critique sur Akasa Kusum (Flowers in the Sky) , développe cet argument dans son article. J’ai toujours tenté de comprendre d’où cela venait. Peut-être le fait que je sois un enfant unique, très proche de ma mère… Ma mère a consacré son existence à m’éduquer, à me soutenir, à m’encourager. J’ai été le centre de sa vie et je me suis senti coupable de cela. Finalement, elle n’était pas obligée de le faire et c’est assez remarquable. Trotski a dit de l’artiste que l’amour des autres, des pauvres, des femmes est nécessaire à la création artistique. Parce qu’un artiste ressent l’exploitation subie par ceux et celles qui n’ont pas la parole, et qu’il ou elle a la possibilité d’exprimer ce que ressentent les sans voix. Je ne prétends pas que ce soit forcément juste. Mais je crois qu’en essayant de comprendre l’autre, en lui donnant la parole, on se la donne aussi.

Dans mon travail de réalisation, je me sens parfaitement à l’aise avec les comédiennes. Toutes celles qui ont travaillé avec moi ont donné le meilleur d’elles-mêmes et de leur talent. Pourquoi ? Pour la plupart, le jeu est venu d’elles-mêmes. Certes, je les ai guidées, mais l’interprétation, la chaleur, le naturel viennent d’elles. Et je ne peux qu’exprimer ma gratitude. Lorsqu’il s’agit d’exprimer des émotions, je dois dire que les actrices sont plus vraies que les acteurs. Dans la vie, les femmes sont plus sincères et plus généreuses dans leurs émotions que les hommes qui les dissimulent, les retiennent. Les femmes sont différentes et beaucoup plus libres sur ce plan. Certains acteurs, avec lesquels j’ai travaillé, ont ces qualités féminines et peuvent exprimer une émotion, par exemple Joe Abeywickrama dans Pura Handa Kaluwara (Death on a Full Moon Day) .

Christiane Passevant : Il est vrai que l’on ressent votre amour des femmes dans tous vos films, notamment dans la manière dont vous filmez vos personnages féminins, ce qui conditionne évidemment la perception du public, et vous leur laissez un champ libre dans la mise en scène. On les sent à l’aise dans leurs rôles, elles se donnent à fond et une complicité se crée avec vous.

Je voulais ajouter aussi un mot sur les enfants dans deux de vos films. Dans August Sun, alors que la barque l’emporte loin de son village et de son amie Rex, le jeune adolescent est désespéré et il échange un regard plein de tendresse avec sa mère, qui est peut-être est la seule à comprendre sa tristesse. Dans Dark Night of the Soul, j’ai été impressionnée par votre façon de filmer le passé du personnage, les flash backs avec les deux enfants et les femmes de la maison, à nouveau leurs regards. Et je me suis demandé si ces scènes ne s’inspiraient pas de votre propre enfance, si ce jeune garçon ce n’était pas vous ?

Prasanna Vithanage : (rire) Je réalise des films et j’ai choisi le cinéma pour m’exprimer. Naturellement, des touches de mon expérience personnelle ressortent dans certaines scènes. Ce n’est pas toujours délibéré ou conscient, que ce soit au stade de l’écriture ou de la réalisation. Je ne le recherche pas, mais je ne me l’interdis pas non plus, c’est ainsi. Dans mes six films, il y a certainement quelque chose de moi, des détails, mais plus important je pense qu’ils représentent mes tentatives de comprendre le monde.

Louise : Dark Night of the Soul est inspiré de Résurrection de Tolstoï. Dans le roman, l’héroïne pardonne à l’homme, ce qui n’est pas le cas dans votre film qui me paraît beaucoup plus crédible à Sri Lanka, mais aussi pour la Russie de l’époque. La dignité de l’héroïne fait qu’elle ne pourra jamais accepter de compromis pour « sauver » cet homme.

Prasanna Vithanage : C’était le dernier roman de Tolstoï et, à cette époque, il était très influencé par la religion chrétienne. Le roman repose sur le sentiment de culpabilité et l’importance de la rédemption. Pour la réalisation, je me suis inspiré très librement du roman et je n’ai pas traité cet aspect religieux.

Christiane Passevant : Vous faîtes partie d’une nouvelle vague de réalisateurs dans votre pays et vous représentez la nouvelle école du cinéma sri lankais ?

Prasanna Vithanage : Les débuts du cinéma sri lankais datent de soixante ans et ont été très influencés par les films commerciaux indiens, en provenance de l’Inde du Sud. Les premiers films ont été mis en scène par des réalisateurs indiens qui, parallèlement, travaillaient aussi dans le Sud de l’Inde. En 1956, Lester James Peries a réalisé Revaka et, pour la première fois, le film s’est fait en décor naturel et avait des liens avec la réalité. Peries a donné une identité au cinéma sri lankais. Il était influencé par des réalisateurs du nouveau réalisme italien, comme Rossellini et De Sica.

Pendant les années 1970, la distribution dépendait de l’État, ce qui a signifié l’importation restreinte de films étrangers et une production nationale. Mais avec la libéralisation de l’économie, la situation politique, la télévision, la guerre et la politique sécuritaire, la production de films a diminué. En ce moment, nous produisons environ vingt-cinq films par an, et peut-être seulement quinze sortiront en salles. Les autres resteront inachevés. La plupart des films qui se montent actuellement sont influencés par Bollywood. Nous sommes voisins de la plus grande industrie cinématographique du monde. Certains de ces films sont des comédies rapidement tournées, peu coûteuses, et d’autres, peut-être cinq ou six, sont des pornos soft.

Je fais partie, selon les critiques, de la troisième génération de cinéastes sri lankais. Mes films, comme ceux de mes collègues, sont projetés dans les festivals. La moitié de notre vie s’est déroulée pendant la guerre, depuis 1993, et de nombreux aspects de la situation sont des éléments prédominants dans nos films. De même que la perception des conséquences du conflit sur la vie quotidienne de la population à Sri Lanka que chacun de nous a tenté de saisir à sa manière.

Christiane Passevant : Dans Akasa Kusum (Flowers in the Sky), votre nouveau film, vous évoquez plusieurs problèmes graves et des phénomènes sociaux importants : la famille qui perd sa valeur de repère, les femmes seules, la décision de vivre seule avec son enfant, la prostitution, le sida, l’avortement. Il semble que vous ayez voulu traiter tous les tabous dans ce film.

Prasanna Vithanage : C’est vrai, j’y ai pensé pendant le tournage. Je voulais avant tout exposer les conséquences de la globalisation du capitalisme sur la vie quotidienne des êtres humains. Des jeunes, mais aussi des autres, par exemple l’ancienne star qui se trouve dans la nécessité de louer une chambre dans sa maison. Je ne pensais pas évoquer tous ces problèmes, mais j’avais l’idée de créer une dynamique dans le film en opposant la vie d’antan à la vie actuelle, l’ancienne actrice et la jeune génération. Au fur et à mesure de la réalisation, j’ai eu conscience que le public sri lankais, en tout cas une partie, risquait d’être choqué par les problèmes évoqués dans le film. C’est pourtant la réalité.

Christiane Passevant : Le film est-il distribué dans d’autres pays, en Inde par exemple ?

Prasanna Vithanage : Tous mes films ont été projetés en Inde, dans les festivals. Deux raisons font que Akasa Kusum (Flowers in the Sky) sera distribué en Inde, le développement d’une classe moyenne et les jeunes qui sont curieux de connaître ce qui se passe ailleurs, notamment dans le Sud. Des DVDs pirates de Pura Handa Kaluwara (Death on a Full Moon Day) et Ira Madiyama (August Sun) circulent actuellement en Inde. J’ai rencontré en Inde plusieurs personnes qui ont mes DVDs.

Christiane Passevant : Il n’y a pas que les films indiens de Bollywood. Je pense à des réalisateurs ou, en particulier, à une réalisatrice comme Deepa Mehta, auteure de la trilogie engagée sur la condition des femmes : Earth, Fire et Water [1].

Prasanna Vithanage : Il existe évidemment des réalisateurs et des réalisatrices concerné-es par la réalité de leur pays, mais quand le cinéma prend des proportions industrielles de l’ampleur de Bollywood, il est difficile de réaliser des films qui ont un contenu et, en même temps, qui plaisent au public de masse.

En ce qui me concerne, j’ai lutté pour les films que je voulais réellement réaliser. Il m’a fallu trouver une manière de communiquer, pour provoquer l’intérêt et la curiosité. Je n’ai pas voulu faire des films ésotériques et imperméables à la plupart du public. Je me base sur mon observation, et comme réalisateur, je me pose des questions sur l’impact du synopsis : suis-je concerné par les personnages, touché par le récit ? Il en va de ma responsabilité d’émouvoir le public avec un film.

Christiane Passevant : Quels sont vos projets cinématographiques ?

Prasanna Vithanage : Je commence l’écriture d’un film sur Pablo Neruda qui a passé deux ans à Sri Lanka, de 1927 à 1929, comme consul du Chili. Il a eu une aventure amoureuse avec une jeune Sri Lankaise qui faisait le ménage chez lui et a écrit un poème sur elle, des années plus tard. Je travaille actuellement sur une première esquisse de cette histoire. Et mon idée est d’analyser, encore une fois, les contradictions des êtres. Je pense qu’il faut accepter les contradictions et que c’est ce qui rend un film intéressant.

Christiane Passevant : Les contradictions et l’amour des femmes sont les clés de vos films ? Qu’en pensez-vous ?

Prasanna Vithanage : Merci. (rires)

Louise : Quels sont vos projets concernant la production de jeunes réalisateurs sri lankais et l’atelier que vous avez commencé durant le cessez-le-feu ?

Prasanna Vithanage : Je suis un amoureux du cinéma. Dès l’enfance, je suis allé avec mon père voir des films sri lankais et indiens. Plus tard, j’ai découvert seul des films du monde entier et, en les regardant, j’ai peu à peu appris mon métier de cinéaste. J’ai vu des films français, soviétiques, italiens, allemands, états-uniens et ma passion du cinéma surpasse de beaucoup mes autres centres d’intérêt. Et je veux partager ces grands films, anciens et nouveaux. Je vis à Colombo, mais je voyage, et j’ai envie de partager mon expérience, mes idées avec de jeunes réalisateurs et réalisatrices, avec ceux et celles qui veulent faire des films.

Je suis né en 1962 et une personne née en 1982 doit regarder le monde différemment. Le cinéma a la capacité d’abolir, de changer et d’explorer le temps. Faire un film aujourd’hui est facilité par la technique, les caméras sont légères et le cinéma devient plus accessible. Je ne dis pas plus facile, mais plus accessible. Donc, si l’on peut sortir, capter ce qui se passe autour de soi, cela ne peut qu’enrichir le cinéma. C’est un peu comme donner du sang nouveau. C’est ce que je pense lorsque je parle à des jeunes qui m’apportent leurs nouvelles perspectives.

Durant le cessez-le-feu, j’ai voyagé dans tout le pays, à Jaffna et dans toute la région du Nord, contrôlée par le LTTE. J’y ai rencontré des personnes, des jeunes qui m’ont dit avoir vu et aimé Death on a Full Moon Day et j’ai voulu les encourager à se faire leur propre opinion sur la situation. Je dois avouer que je n’ai pas eu toujours le même succès, à cause du ressentiment des populations contre la guerre. Les jeunes, qui désiraient faire des films sur la situation, n’étaient pas convaincus de pouvoir le faire librement. La hiérarchie du LTTE pouvait soutenir des films, non pas politiques, mais de propagande.

J’ai organisé des projections de mes films à partir de DVD ou sur grand écran dans les villages. Death on a Full Moon Day n’est pas seulement destiné à un public intellectuel, mais à tout le monde et surtout à ceux et celles qui vivent la situation sur le terrain. J’ai toujours aimé partager ma passion du cinéma avec de jeunes cinéastes ou qui veulent le devenir.

Cet entretien a eu lieu à Paris le 17 février 2009. Prasanna Vithanage revenait du festival de Vesoul où son film Akasa Kusum (Flowers of the Sky, 2008) a été applaudi et a reçu le Prix spécial du jury. Présentation, transcription, traduction et notes, Christiane Passevant. Recherche des images Louise et CP.