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Les Femmes du 6ème étage de Philippe Le Guay
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 27 mars 2011

par CP

Paris, années 1960. Un agent de change, Jean-Louis Joubert, qui a pris la succession de l’étude familiale, vit une vie tout à fait routinière et conventionnelle. Sans surprise. Marié à une jeune femme, Suzanne, sans doute du même milieu bourgeois, mais provinciale, il a deux fils qui semblent prêts à assumer la même vie traditionnelle, avec un supplément d’esprit réactionnaire. Les représentants de l’ordre, c’est eux. Enfin, ils ne sont pas les seuls car, dans l’immeuble, la gardienne fait la loi… Côté domestiques, évidemment.

La concierge, personnage truculent et antipathique, n’hésite pas à rappeler que pour les domestiques, il y a l’escalier de service et qu’il n’est pas question d’emprunter l’ascenseur des patrons, même lorsque l’on doit monter des valises au sixième étage. Il ne faut pas mélanger les torchons avec les serviettes. Il est vrai que les concierges font partie des rôles marquants dans le cinéma français et celle-ci, Madame Triboulet, est particulièrement bien campée [1].

Il n’y aurait pas eu de grands rebondissements dans ce microcosme bourgeois guindé et morne si, à la faveur d’un échange de mots vifs avec Suzanne, la domestique de la maison n’avait décidé de s’en aller. « C’est fini les Bretonnes, ma chère Suzanne, aujourd’hui tout le monde a une Espagnole à son service. » Sur les conseils de son amie, Suzanne engage donc une jeune femme espagnole, Maria… C’est toute l’histoire du film, la rencontre de deux mondes, l’un ennuyeux et triste — celui des patrons — et l’autre exubérant et généreux — issu de l’immigration économique espagnole. Et ces femmes espagnoles du sixième étage vont bousculer les conventions, les raideurs de cette famille bourgeoise.

Les Femmes du 6ème étage [2]est une belle étude de mœurs et des différences sociales, une comédie à la fois grave, touchante et très drôle. Drôle et touchante, car les excès sont montrés avec finesse et les rôles sont interprétés par des comédien-nes remarquables. Grave car le film amène aussi une réflexion sur la société actuelle. Quels sont les changements profonds intervenus depuis cette époque de l’avant 1968 ?

Sortie nationale du film : 16 février 2011.

Christiane Passevant : En quelle année se situe l’histoire des Femmes du 6ème étage ?

Philippe Le Guay : En 1962, à Paris. En fait, j’aurais pu choisir entre 1955 et 1962. 1962, De Gaulle est toujours au pouvoir, c’est la fin de la guerre d’Algérie, en même temps on en parle très peu dans les milieux de la bourgeoisie. Il y est fait allusion à table avec les enfants dont on sent qu’ils sont complètement nationalistes et hyper raides. C’est une façon de traiter les peuples, mais vraiment de loin. Et 1962 était aussi une pointe de l’immigration espagnole, ensuite elle a commencé à décliner.

Christiane Passevant : Il s’agit d’une immigration économique, mais cependant il y a le personnage de Carmen qui représente la Révolution espagnole et la résistance antifranquiste.

Philippe Le Guay : La guerre civile. Carmen est fille d’immigrés de la première génération. Sa famille a peut-être immigré dans la région de Toulouse et ensuite elle est montée à Paris pour travailler. On imagine qu’elle était adolescente pendant la guerre et elle porte en elle la colère, l’indignation et surtout le refus de la bourgeoisie qu’elle voit comme un ennemi de classe.

Larry Portis : Une bourgeoisie représentée par Franco. Et d’ailleurs vous n’êtes pas tendre avec les classes dites supérieures ?

Philippe Le Guay : Dans le film, l’univers de la bourgeoisie est montré dans son aveuglement, mais quand même avec une certaine tendresse. Au cinéma, on peut mettre en question un mode de vie, une culture, des valeurs tout en gardant un regard tendre sur les personnages, en montrant leurs contradictions.

Larry Portis : Cette histoire est un conte ?

Philippe Le Guay : Pas tout à fait, parce que dans l’utopie d’un bourgeois pouvant s’installer au sixième étage avec les bonnes, il y a quand même une ennemie, c’est le personnage interprété par Carmen Maura. Elle trouve ça insoutenable et va tout faire pour renvoyer Maria en Espagne et rendre cette histoire d’amour impossible. La présence de ce bourgeois la choque très profondément et sans doute aussi parce qu’elle connaît l’histoire de Maria qui a eu un enfant illégitime. Elle veut à la fois la protéger et elle respecte la loi. Elle représente la loi qui dit que l’on ne se mélange pas.

Larry Portis : En fait, c’est une coutume, pas une loi ? C’est la déférence. Elle est aussi protectrice car elle se méfie de l’exploitation affective et sexuelle.

Philippe Le Guay : C’est vrai. Elle est protectrice. Mais à la fin, alors que Jean-Louis a divorcé, qu’il est libre et qu’il revient, elle pourrait révéler où se trouve Maria, mais quelque chose en elle fait qu’elle se bloque et que jusqu’au bout, elle est hostile à l’idée.

Larry Portis : Elle est responsable aussi puisqu’elle est la tante de Maria.

Philippe Le Guay : Elle remplace la mère, mais le personnage est sympathique et l’on comprend son point de vue. Au cinéma, le but est de faire accepter au public tous les personnages de l’histoire.

Larry Portis : J’ai vu votre film comme une étude des rapports de classes.

Philippe Le Guay : Mon film le plus social est Trois Huit (2001) sur les ouvriers. J’ai passé deux ans à suivre des équipes de nuit dans une usine. C’était un monde décrit pour lui-même, sans relations entre les classes. Il est vrai qu’il y a une grande tradition littéraire des rapports entre les domestiques et les maîtres, au théâtre comme au cinéma, et ce qui est extraordinaire c’est de voir la transgression, ou se passe la transgression.

Christiane Passevant : Les personnages sont nombreux dans votre film, et tous existent. Si je prends le personnage de la concierge, elle perce l’écran. Il est rare actuellement de voir dans le cinéma français et ailleurs des personnages secondaires qui aient cette force. Vous êtes-vous attaché à rendre ces personnages secondaires tout à fait présents et faisant partie de l’histoire et non pas seulement du décor ?

Philippe Le Guay : Ce qui est intéressant avec les personnages secondaires, c’est qu’il est possible de détacher le point de vue. La gardienne de l’immeuble devrait spontanément être du côté des domestiques puisqu’elle partage la même vie de bagne que les Espagnoles du sixième étage, mais elle se vit du côté des patrons. Elle se vit dans l’institution, dans la loi d’où son désarroi et le vide intérieur dans son regard lorsqu’elle découvre que Jean-Louis s’est installé au sixième étage. Cela provoque une sorte d’abysse dans lequel elle s’effondre. C’est comme si elle était trahie par ce qu’elle imagine, être du côté du patron.

Larry Portis : Alors elle trahit le patron pour préserver le système…

Philippe Le Guay : Absolument et elle se venge à sa façon. L’actrice choisie amène aussi une couleur, une énergie. J’ai adoré cette formidable comédienne. Je l’ai vu jouer dernièrement au théâtre dans un Marivaux. Il faut dire que l’acteur ou l’actrice enrichit le personnage et tout le travail consiste à sortir du cliché. La gardienne est puissante, hostile, elle a une force tonitruante, cela aurait pu être un cliché, mais l’actrice fait qu’elle devient touchante.

Christiane Passevant : Tous les personnages évoluent et vous allez dans la comédie sociale jusqu’au bout. Cette concierge, à la fin du film, on dit d’elle qu’elle trouve les Espagnoles très bien depuis qu’elles sont remplacées par les Portugaises. Le racisme est montré dans le film.

Philippe Le Guay : C’est le rejet de l’étranger. Je me souviens que le concierge portugais de mon immeuble détestait les Chinois arrivés presque en même que lui.

Christiane Passevant : Toujours à propos de l’évolution de vos personnages, lorsque Carmen Maura demande des nouvelles des fils de Fabrice Luchini, l’un veut servir l’État et l’autre veut faire la révolution. Trois ans après c’est 1968. Nous sommes en 1965, dans la période qui précède 1968.

Philippe Le Guay : Quand j’ai écrit cette réplique, j’ai imaginé déjà être en 1968. C’est un petit saut dans le temps.

Christiane Passevant : Et l’évolution de Suzanne, l’épouse de Jean-Louis jouée par Sandrine Kimberlain, est aussi intéressante. Au début, elle est la bourgeoise de province, un peu coincée qui cherche à s’intégrer au milieu parisien et, tout à coup elle a comme un déclic. On apprend ensuite qu’elle vit avec un artiste.

Philippe Le Guay : Suzanne est un personnage en déséquilibre, elle doute de ce qu’elle est véritablement. On le voit dans la manière dont elle raconte sa rencontre avec Jean-Louis, son mari. Elle a fait tout ce qu’une femme doit faire pour conquérir un homme et, voyant le personnage un peu léthargique que joue Luchini, on se doute qu’il ne lui a pas fait une cour d’enfer.

J’aime beaucoup son basculement quand on la retrouve en chemise de nuit, avec sa bouteille de vin blanc. Elle rigole, ce n’est finalement pas un monde qui s’effondre. Quand j’ai écrit la scène, c’était dans le sens du cliché, elle était effondrée, en larmes et les enfants la consolaient. Mais je crois que c’est bien plus drôle et intéressant de cette manière.

Larry Portis : C’est finalement l’avant 1968 et les gens se libèrent dans ce film.

Philippe Le Guay : Tout à fait et du coup les représentants de la loi sont les enfants.

Christiane Passevant : Les enfants, et c’est un ressort comique, sont conventionnels à souhait, incroyablement « square ». L’un dit que cela ne se fait pas, l’autre que le père est un traître.

Philippe Le Guay : Les enfants représentent le sur moi. Truffaut disait que les enfants sont conservateurs.

Christiane Passevant : Lors de la présentation, vous avez dit avoir eu une nounou espagnole et vous parliez un mélange de franco-espagnol. Votre mère étant inquiète, cette personne avait été renvoyée. Est-ce ce souvenir qui vous a donné l’envie de faire ce film ?

Philippe Le Guay : En fait, je ne me souviens pas de cette période, mais on m’en a parlé. En réalité, l’idée m’est venue parce que je connais des Espagnoles, leur énergie, leur charme et j’ai eu envie d’écrire une histoire européenne. Le sentiment européen est assez récent, quinze, vingt ans, mais on s’aperçoit que dans une histoire proche il y a déjà des liens dans tous les sens. Cette immigration espagnole crée déjà un ciment pour ce que va devenir l’Europe d’aujourd’hui. On découvre à quel point on a une culture commune.

Larry Portis : Est-ce que l’on trouve une actualité dans votre film ?

Philippe Le Guay : En tout cas, il y a un jeu de miroir avec ce qu’est l’immigration d’aujourd’hui. Même si elle est aujourd’hui plus brutale. La différence est beaucoup plus radicale. Dans le film, les immigrées sont à la fois différentes et proches.

Larry Portis : Mais elles n’étaient pas perçues comme proches par la classe bourgeoise.

Philippe Le Guay : C’est certain. Dans le film, elles sont regardées avec une forme de condescendance. D’ailleurs Carmen Maura a toujours ressenti que les Français ne respectaient pas les Espagnols, qui ont un sentiment très fort de fierté. Et si le film peut donner l’occasion de changer cette impression, c’est bien.

Christiane Passevant : Une des scènes que j’ai aimé, c’est celle de la messe du dimanche, avec les femmes coiffées de mantilles et, dehors, devant l’Église la révolutionnaire vend l’Humanité Dimanche. Mais elles sont collègues, amies et se retrouvent pour faire la fête, même si elles s’engueulent. Elles sont solidaires.
Vous avez voulu ce lien entre elles malgré les différences d’idées et d’opinions ?

Philippe Le Guay : Oui. D’un côté, il y a la Pasionaria lucide et de l’autre la bigote. Cela crée des ressorts dans l’histoire. Et à l’étranger, on devient solidaire, même avec son ennemi politique.

Larry Portis : C’est intéressant de faire un film sur la bourgeoisie d’il y a cinquante ans, mais on vit une époque où les distinctions de classe sont toujours présentes, malgré ce qu’avancent des sociologues sur leur effacement. Personnellement, je ne suis pas convaincu et je crois qu’elles existent encore. L’exploitation a changé de forme sans doute.

Philippe Le Guay : Je suis d’accord avec vous. Les rapports de classe sont aujourd’hui moins assumés, plus paternalistes. Il y a parfois une certaine culpabilité à avoir une femme de ménage, même si au bout du compte, on leur demande le même travail. Aujourd’hui, elles tutoient leur patronne, mais les exigences sont les mêmes, elles donnent les ordres puisqu’elles paient. Dans le film, les deux amies de Suzanne n’ont guère de sollicitude pour leur domestique, ce qui permet de rendre le personnage de Suzanne plus humain. Elles sont plus caricaturales comme bourgeoises. Cela dit, il n’y a pas d’exagération, certaines sont odieuses et méprisantes, aujourd’hui aussi d’ailleurs.

Larry Portis : Le personnage hors normes, c’est finalement Jean-Louis ?

Philippe Le Guay : C’est un homme en devenir. Il n’a jamais été aimé vraiment. Sa mère ne l’aimait pas, il a voulu déboucher une bouteille de champagne à la mort de son père et même sa femme, elle l’a voulu comme un trophée. Même s’il y a un sentiment d’amour, il ne s’exprime pas. C’est pourquoi il est séduit par la chaleur de ces femmes du sixième qui l’entourent, le serrent dans les bras, le touchent. Il est un peu comme un enfant au milieu de toutes ces femmes. Ce n’est pas sexualisé. Je ne voulais pas d’un patron prédateur. Et c’est l’avantage d’un acteur comme Fabrice Luchini, il a assez de candeur et d’innocence, il n’est pas sexuel. Avec Depardieu, cela aurait été différent, on aurait pensé que cela se terminerait là-haut en orgie.

Christiane Passevant : Le film, Les femmes du 6ème étage, sort le 16 février. Vous travaillez déjà sur un nouveau projet ?

Philippe Le Guay : Je travaille sur plusieurs projets, mais en particulier sur un personnage qui s’installe dans une cave. L’immeuble va être bouleversé par un personnage très opaque qui s’installe physiquement dans une cave qu’il a loué et l’immeuble n’arrive pas à s’en débarrasser.
C’est un projet de thriller, très inquiétant.

Cet entretien avec Philippe Le Guay eu lieu le 24 octobre, dans le cadre du 32e Festival international du cinéma méditerranéen (CINEMED), après la présentation en avant-première de son film, Les Femmes du 6ème étage. (Photos Carmen Maura et Philippe Le Guay, transcription Christiane Passevant.)


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