Chroniques rebelles
Slogan du site
Descriptif du site
Toi, moi, les autres d’Audrey Estrougo
Christiane Passevant
Article mis en ligne le 27 mars 2011

par CP

Une comédie musicale française, on se méfie non ?

Aux Etats-Unis, ils savent les faire paraît-il et ils ont les moyens, mais en France ça loupe chaque fois le coche ! Mais après Toi, moi, les autres d’Audrey Estrougo [1], on change de refrain : un choix des chansons judicieux, des arrangements réussis, des remises en condition artistiques pour coller à l’histoire racontée. Le procédé narratif revisité par de la couleur, du rythme qui ne s’essouffle pas, du mouvement et… Une belle histoire.

Construire une histoire, faire chanter des comédiennes et des comédiens, les faire danser, il faut que ça colle vraiment, sinon c’est loupé. Or là, c’est une réussite, à aucun moment, cela ne paraît mièvre ou surfait. Il rare de voir une comédie musicale française réussie, c’est en général un exercice laissé au cinéma outre-Atlantique et pourtant, le film d’Audrey Estrougo nous ménage une belle surprise avec une histoire grave, actuelle, ancrée dans une réalité souvent dramatique, engagée dans son propos, critique de la politique de l’immigration et en même temps divertissante. C’est du cinéma grand public subtil et intéressant qui concerne et interpelle tout le monde.

Le film est d’une grande fluidité, la mise en scène, la chorégraphie et le montage font montre d’une cohérence que l’on croirait d’une réalisation mature, or il s’agit d’une jeune réalisatrice qui fait preuve à la fois de modestie, de spontanéité et de critique courageuse et sincère du milieu du cinéma. Une très jolie réussite avec, en prime, des images d’un Paris onirique.

Moi, toi, les autres est un film sur un problème grave dont le langage cinématographique n’est ni didactique ni misérabiliste, avec un certain humour aussi sans toutefois gommer la réalité, sans déformer le propos, en soulignant les responsabilités politiques et l’incommunicabilité entre les classes sociales. Un film engagé par une réalisatrice qui ne cache aucunement ses intentions, enfin !

Rencontre de la réalisatrice avec le public de Montpellier le 29 octobre 2010, lors du 32ème Festival international du cinéma méditerranéen.

Audrey Estrougo : C’est la première fois que je vois mon film sur grand écran et c’est presque gênant, c’est un peu comme si on se voit à poil. Mais au-delà de ça, c’est important de pouvoir dire encore ce que l’on pense parce que, petit à petit, on va nous encadrer et faire en sorte que l’on pense tous de la même manière. C’est pour cela que j’ai fait ce film, pour dire que nous en avons marre, c’est sorti du cœur et je crois que cela se ressent. Dans le film, tout le monde était dans l’énergie, dans l’urgence de dire maintenant qu’on en a plein le cul, que dans un pays qui se dit pays des droits de l’homme, il faut traiter les êtres humains comme des égaux, des humains à part entière.

Christiane Passevant : Le sujet est pour moi très grave et très important. Vous l’avez traité d’une manière, peut-être superficiellement légère, mais, à mes yeux, très intelligente. Le sujet n’a rien perdu de sa profondeur puisque vous décrivez les rouages de la bureaucratie, comment on se heurte à des murs d’incompréhension et d’arbitraire. S’il y a des militants et des militantes dans cette salle, des personnes engagées dans la lutte pour les sans-papiers, ils et elles ont très bien compris ce que vouliez dire. Cependant, l’intérêt du film, c’est qu’il ne s’adresse pas seulement à eux et elles, mais au grand public et dévoile, avec ironie et finesse, la barbarie d’une situation qui est banalisée au quotidien par l’indifférence et la propagande. Je voudrais savoir si vous êtes partie de ce sujet pour construire votre film autour ?

Audrey Estrougo : J’ai écrit un autre film à la base, dans lequel deux Roms vivent un road trip vers Marseille. Effectivement, c’était sur les sans-papiers et la galère existant autour. Je suis personnellement engagée dans ces luttes et avec des associations. Mais je dois avouer que faire une comédie musicale ne m’était jamais venue à l’esprit. La proposition de cette idée induisait de garder une certaine légèreté, une manière superficielle de raconter les choses. Car de toute façon, si l’on considère un côté très technique — le tournage d’une séquence de danse est de 3 jours —, c’est du temps en moins pour la comédie. En France d’ailleurs, nous n’avons pas les mêmes budgets qu’aux Etats-Unis pour ce type de films, et il nous faut sacrifier des choses. J’étais toutefois décidée à ce que la forme n’empêche pas de raconter cette histoire, cette bataille quotidienne avec l’administration et, pour cela, il fallait trouver un équilibre. Ce film, c’est du montage, du scénario, de la mise en scène pour trouver l’équilibre et le respect du rythme qu’impose la comédie musicale. Le rythme de cette histoire d’amour, qui dévie soudain en film plus engagé, était essentiel pour ensuite unifier le tout, pour éviter que ce soit deux films, mais bel et bien la même histoire qui se raconte. Je suis partie d’une autre histoire mais, au final, pour construire une histoire complète.

Jean-François Bourgeot [2] : Dans le film, on retrouve la structure de deux clans opposés, comme dans Roméo et Juliette. On pense évidemment à West Side Story. Dans Moi, toi, les autres, c’est aussi la représentation classique de la lutte des classes, la classe possédante et la classe opprimée.

Audrey Estrougo : C’est peut-être manichéen de prime abord, mais si on regarde bien, c’est ce qui se passe aujourd’hui dans la vie. Et d’un point de vue cinématographique, utiliser les conflits amène de bonnes histoires.

Jean-François Bourgeot : Personne dans cette salle n’a appelé ses enfants Nicolas, Cécilia et Carla ? Alors ça va.

Audrey Estrougo : Pour l’anecdote, il y a trois semaines, j’ai appris que la femme de Brice Hortefeux s’appelle réellement Valérie, comme le personnage dans le film. Alors là, je pense que je suis morte !

Jean-François Bourgeot : Sur l’aspect chorégraphique des chansons, comment cela s’est-il opéré ?

Audrey Estrougo : D’abord, je voulais des reprises de chansons connues pour que le film s’adresse à tout le monde. Mon cobaye a été ma mère, car je me suis dit que si elle connaissait le titre des chansons, tout le monde devait les connaître. Je suis partie de ce principe, sachant que pour m’imprégner de cette culture musicale des années 1960-1970, j’écoutais Nostalgie tous les matins. Et à moment donné, j’ai ciblé mon répertoire, il s’agissait alors de s’attaquer au texte et peu importait qui interpréterait la chanson. Je voulais que les paroles de la chanson fassent partie des dialogues du film pour faire évoluer la narration, comme une scène dialoguée. J’ai fait de la recherche en médiathèque, j’ai écouté beaucoup de textes et, comme je l’ai expliqué précédemment, j’ai trouvé un bon timing dans l’écriture.

Pour ce qui est de la mise en scène, je n’ai pas pensé comédie musicale, mais scène normale, avec les mêmes questions. Bien sûr techniquement, c’est plus lourd, mais pendant six mois, nous avions tellement travaillé en amont que c’était appris, digéré et je n’avais plus besoin de m’y pencher. La seule question était : qu’est-ce que je raconte ? Évidemment une histoire. Je ne voulais surtout pas faire un clip, comme dans les films musicaux à présent. Je voulais rester sur mes personnages et traiter l’émotion.

— Le sommet de l’émotion étant la chanson de Jacques Brel, Quand on a que l’amour…

— Et Téléphone, J’ai rêvé d’un autre monde !

Audrey Estrougo : Je voulais faire un mix entre Petit frère de IAM et Laisse pas traîner ton fils de NTM, mais il cela n’a pas été possibles pour questions budgétaires. Ma frustration vient surtout du fait que je voulais qu’il y ait plus de jeu dans le film, parce que ce n’est peut-être pas le cinéma que je veux faire. Davantage de temps m’aurait permis de mieux poser mes personnages. je ne crois qu’il fallait plus de chansons, car le film tient ainsi.

Pour la partie chorégraphie, je voulais qu’aucune des scènes musicales ne soit semblable à une autre. Je ne connais rien à la danse et, pendant un mois, nous avons regardé des documentaires au Centre national de Danse et ainsi j’ai pu me rendre compte des mouvements qui existaient, de ce que la danse permettait de raconter, toutes les possibilités de cette discipline. J’ai laissé ma chorégraphe proposer des idées. Elle a d’abord monté ses chorégraphies avec des danseurs et des danseuses, en faisant travailler à part les comédien-nes sur les fondamentaux de la danse. Puis j’ai imposé des limites dans l’espace. Par exemple, pour les scènes dans le salon de coiffure, l’espace était réduit et il fallait non seulement bouger, danser, mais aussi y installer les projos, la caméra, et toute l’équipe technique. Une fois la difficulté technique réglée, je faisais venir les comédiennes et les comédiens pour apprendre la chorégraphie. J’ai préféré d’abord tourner avec deux caméscopes et faire le montage pour voir si c’était la bonne direction et si cela correspondait à mon intention de réalisation. Ensuite, nous avons retravaillé en fonction de mes demandes de mise en scène. C’est un processus qui demande beaucoup de travail et donc des moyens et du temps. Pour ce film, les comédien-nes ont répété gratuitement durant six mois. C’est pourquoi ce film, avec ses qualités et ses défauts, a une qualité incontestable : il a du cœur. Ce qui prend à l’écran, c’est l’investissement des comédiennes et des comédiens.

Christiane Passevant : Vous avez tourné en décor naturel dans Paris, parfois dans des endroits mythiques, comme près du pont Bir Hakem où s’est déroulé le tournage du Dernier tango à Paris de Bernardo Bertolucci. Comment avez-vous procédé pour les repérages dans le quartier de Leila ? Pourquoi ces choix ?

Audrey Estrougo : Je vis dans le quartier de Leila et en allant promener mon chien, je faisais mes repérages. Quant au choix, j’avais envie de raconter Paris autrement qu’avec des histoires de bourgeois qui se déroulent dans des quartiers bourgeois et où tout est finalement de la même couleur. Et puis, ce n’est pas ma ville. J’avais envie de couleurs, de vie, de mélanges ethniques, c’est très important parce que Paris est peut-être l’une des seules villes en Europe et dans le monde où les gens cohabitent, c’est important de le montrer, d’où le quartier de Leila. Pour le quartier de Benjamin, on retombe sur les classiques, c’est très cliché dans l’absolu, c’est pour vendre aux Japonais à cause du côté carte postale. Je crois que j’ai fait le maximum, côté jolis plans de Paris, mais Paris est aussi un personnage de l’histoire et je ne voulais pas raconter le Paris touristique.

Je vais peut-être vous surprendre, mais je n’ai jamais voulu faire du cinéma. Quand on me demande : « pourquoi vous faîtes des films ? »,
je n’en sais rien. Je ne ferai pas du cinéma toute ma vie parce qu’honnêtement il y a beaucoup de cons dans ce métier et je n’ai pas envie de me les farcir tout le temps. C’est vrai, je vous parle comme je le pense. Avant tout, j’aime voir des films.

Mon premier film, Regarde-moi, était un film à petit budget et je n’ai qu’une envie, c’est de refaire un film dans ces conditions et qu’on me foute la paix avec les sponsors et tout le reste. Je ne fais pas du commerce et je veux retrouver ma liberté d’expression. Mais face à cette proposition — qui sera sans doute la seule — de faire une comédie musicale, je me suis dit : « si une seule fois, tu peux être le ver dans la pomme, eh bien, éclates-toi et manges toute la pomme ! ». Finalement, j’ai fait un film que j’aimerais voir, avec de la musique, de la couleur, pas avec des gens gris et qui ont les cheveux gras. Je suis allée au bout de mes idées et je les assume, parce que c’est le moment.


Dans la même rubrique

Tom le cancre.
le 6 octobre 2015
par CP
Festival de Bologne 2012
le 23 décembre 2014
par CP
Holy motors
le 22 décembre 2014
par CP
Un morceau de chiffon rouge
le 27 mars 2013
par CP
La Désintégration. Film de Philippe Faucon
le 19 janvier 2012
par CP