Chroniques rebelles
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Squat. Film documentaire franco-espagnol de Christophe Coello
Quand la reconquête urbaine change de camp de Jean-Pierre Garnier
Article mis en ligne le 23 décembre 2011

par CP

Requalification, renouvellement, revitalisation, redynamisation, renaissance… Le triste vocabulaire des urbanistes, des cellules de com’ municipales et des promoteurs immobiliers. Un langage pour mollir le réel à la manière d’un assouplissant. Quelle politique urbaine recouvre-t-il ? Les margoulins les plus enthousiastes laissent parfois échapper le mot juste. Sur sa page Internet, la mairie de Marseille se targue par exemple de mener une « politique volontariste de reconquête », par quoi elle entend l’expulsion des habitants de la Joliette et de la rue de la République pour faire place nette à un quartier d’affaires, hideux et sans âme. Mais, en général, les nouveaux conquistadores ne le prononcent qu’à l’abri de leur bureaux en verre. Reconquête : le mot dévoile ce qu’il importe de dissimuler.

Une guerre de basse intensité, implacable mais diluée dans le temps, se livre en effet dans les grandes villes du monde industrialisé. L’ennemi ? La « saleté », l’« insalubrité », l’« insécurité ». Ou plutôt : les pauvres. Les couches populaires qui s’accrochent encore aux centre-villes et font tâche sur la carte postale, occupant indument les espaces à « revaloriser »,
c’est-à-dire à rentabiliser coûte que coûte. Reconquérir ces quartiers, c’est les rendre enfin diponibles aux tour opérators, aux galeristes et aux marchands de parfums. Élever leur standing, améliorer leur image. Apâter le gogo à carte gold par de l’« authentique » en trompe l’œil. Remplacer les bistrots par des bars « lounge » et des salons de thé, les épiceries par des boutiques bio, les kebabs par des tapas à vigiles, les habitations vétustes – « habitat indigne » en novlangue aménageuse – par des immeubles à digicode pour classes moyennes aisées, des équipements culturels de prestige ou des parkings destinés à une clientèle venue d’ailleurs puisqu’il n’y aura plus de commerces de proximité, disparus en même temps que les habitants non solvables expédiés en périphérie.

La mutation de Barcelone au cours des deux dernières décennies n’échappe pas à la règle. Dans le cadre de la « concurrence libre et non faussée » qui oppose la capitale catalane à Madrid et à Valence, mais aussi aux autres grandes villes européennes, ses gestionnaires ont pressé jusqu’à la dernière goutte son jus immobilier, commercial et touristique . Aussi y fait-on ce qui se pratique dans toutes les « métropoles dynamiques et innovantes » : réserver le centre « rénové » ou « réhabilité » à une élite bourgeoise ou néo-petite bourgeoise à fort capital culturel et à revenus conséquents. Dans le jargon des aménageurs qui s’attaquent – dans tous les sens du terme – aux derniers bastions populaires, cela donne :
« Repositionner le quartier dans le dispositif urbain de la ville. »
Comprenne qui pourra. Les bulldozers et les forces de police se chargeront de l’explication de texte.

À Barcelone, le « volet habitat » infligé aux lieux où opèrent les squatteurs du film – le bas du secteur populaire du Raval (le haut ayant déjà été largement… ravalé) et La Barceloneta, l’ancien quartier des pêcheurs – offre un cas d’école d’urbanisme conquérant. Jusqu’à sa « requalification » à la fin des années 1990, le Raval était décrié en haut lieu comme l’un des quartiers les plus mal famés de la ville. Le prolétariat travaillant dans la zone portuaire s’y entassait dans des immeubles dégradés, où sa verdeur de langage et son génie de la débrouille palliaient la rudesse de l’existence. Plus que la délinquance et la prostitution, c’est l’indiscipline souveraine du petit peuple qui effarouchait les édiles. Le déplacement du port et l’aménagement sur les bassins et les quais ainsi libérés d’installations commerciales destinées à une clientèle aisée imposait l’« assainissement » du quartier, et donc le « renouvellement » de sa population. En bord de mer, la Barcelonata excite elle aussi la convoitise des spéculateurs. Pendant longtemps, ses restaurants aux terrasses vitrées donnant sur le rivage attiraient un public pas toujours doré sur tranche, venu déguster à des prix abordables poissons et fruits de mer. Ajoutée au déclin de la pêche, la métamorphose de la façade maritime en « front de mer » bordé d’immeubles de bureaux et de logements de luxe, de discothèques et de bars branchés, a permis de mettre fin à ce scandale : un quartier ouvert sur la Méditerranée qui échappe à l’emprise des banquiers.

Dans les deux cas, la stratégie de reconquête urbaine est la même :
« augmenter et diversifier l’offre de logements. » En clair, confier aux promoteurs privés la construction d’immeubles susceptibles d’allécher, au nom de la « mixité sociale », les catégories moyennes ou supérieures.
Bien sûr, on ne va pas tout casser : on préférera « améliorer le parc immobilier existant », « conserver et revaloriser le patrimoine » en permettant aux propriétaires de juteuses plus-values. « Développement durable » oblige, une touche écologique viendra compléter le programme à coups de « promenades plantées » et de « cheminements jardinés ». Ainsi reverdis, les espaces publics contribueront à justifier la culbute des tarifs immobiliers.

Pudiquement relégués sous la rubrique « difficultés sociales », qu’adviendra-t-il des résidents précarisés par le sous-emploi et des petits commerçants ruinés par la paupérisation de leur clientèle ? Relogés ailleurs, c’est-à-dire au loin.

Pour parvenir à leurs fins, les états-majors de la métropole disposent de trois leviers d’action : les logements à « monter en gamme », les espaces publics à « requalifier » et l’installation de commerces « conceptuels » pour séduire les nouveaux arrivants. Le tout enrobé d’une communication idoine : « Une approche globale et durable de requalification urbaine », titre triomphalement une plaquette publicitaire de la mairie barcelonaise pour glorifier la « rénovation » de ce qui reste du cœur populaire de la ville. Dans la capitale catalane comme ailleurs, la métropole ne se plie en quatre que pour les hypothétiques « créatifs » : ingénieurs, cadres, techniciens, universitaires, chercheurs, publicitaires, designers, graphistes et autres, sans compter les touristes. Des « gens de qualité », comme on disait jadis. Le prétendu « modèle urbain » de Barcelone ne vibre que pour les privilégiés et le secteur immobilier, avec la complicité des pouvoirs publics locaux , incarnée par ce maire d’arrondissement évoqué dans Squat, qui cumule sa fonction élective avec celle d’administrateur d’une dizaine de sociétés immobilières, « à la fois shériff et propriétaire terrien », comme l’indique un personnage du film.

Par quels moyens résister au rouleau compresseur de la rénovation-déportation ? Les squatters barcelonais esquissent quelques éléments de réponse. Comment ouvrir un squat dans des appartements abandonnés, comment les aménager, comment y vivre. Comment établir des liens avec les derniers voisins pour ne pas apparaître comme des intrus. Comment mobiliser les habitants du quartier dont le sort est déjà scellé. Comment décloisonner la lutte par des manifestations de solidarité regroupant tous les riverains frappés d’alignement. Comment résister aux forces de l’ordre. Comment faire en somme pour que la reconquête urbaine change de camp, ne serait-ce que ponctuellement.

Par un beau jour de mai 2011, voici que des dizaines de milliers de citadins-citoyens commencent à occuper les places des villes d’Espagne pour faire valoir leurs droits. Droit au logement, parmi d’autres, mais aussi, plus largement, droit à la ville comme espace collectif à se réapproprier. Ce sont quelques étapes de la longue marche vers cette reconquête-là que Squat retrace avec une énergie allègre et contagieuse.


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