Chroniques rebelles
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Fix me ou le Regard du chameau. Entretien avec Raed Andoni
À propos de cinéma et de la Palestine. Christiane Passevant et Larry Portis
Article mis en ligne le 23 décembre 2011
dernière modification le 22 mai 2015

par CP

Ce premier entretien avec Raed Andoni, réalisateur de Fix Me [1], aborde également la situation au Moyen-Orient et ce que signifie faire du cinéma en Palestine.

Raed Andoni : Je ne suis pas seulement réalisateur, je fais également de la production. Je travaille actuellement sur un projet de quatre ou cinq documentaires, de réalisateurs différents et de nationalités différentes, pour les rassembler dans un long métrage. C’est une autre expérience, tout aussi intéressante, que de réaliser un film.

Larry Portis : Il n’y a pas d’école de cinéma en Palestine ?

Raed Andoni : Non, pas encore. Il existe des instituts, des associations, des organisations qui s’engagent dans des projets culturels ou des ateliers. J’ai moi-même animé un atelier d’écriture de scénario pour documentaires à Ramallah.

Larry Portis : Connaissez-vous le film réalisé à Bir Zeit par Sobhi Zobaidi, A Caged Bird’s Song (2003), sur l’éducation et les difficultés d’accéder à l’université avec les check points militaires ?

Raed Andoni : Non, je n’ai pas vu ce film, mais j’en ai entendu parler. L’université de Bir Zeit a un département des médias de même qu’à l’université d’Al Quds [Jérusalem]. La Palestine est un lieu très chaud pour l’information et cela est problématique pour le cinéma, parce que la plupart des personnes qui ont du talent — particulièrement les opérateurs, les directeurs de la photo, les ingénieurs du son, etc. — préfèrent travailler dans l’information. On y gagne mieux sa vie. L’information s’accapare les talents et, après deux ans à ne filmer que des news, c’est assez répétitif et on perd la main. L’information est une industrie rentable. Parfois, il est difficile de trouver un opérateur en Palestine, parce qu’ils travaillent beaucoup et ne sont pas disponibles.

Larry Portis : Ce que je retiens de votre film, Fix me, c’est l’expression d’un existentialisme engagé. Vous dîtes à votre thérapeute que vous voyez les gens de l’intérieur et que vous vous sentez différent. D’une certaine manière, vous êtes comme le personnage de Colin Wilson, The Outsider, qu’il définit comme quelqu’un qui en voit trop et trop profondément. C’est un problème pour vous en tant que Palestinien ?

Raed Andoni : En tant qu’être humain aussi. En Palestine, les gens pensent beaucoup, ils rationalisent et protègent leurs émotions. C’est pourquoi il semble y avoir beaucoup d’intellectuels. Vivre cette situation depuis si longtemps crée des questionnements. C’est ce que je ressens en Palestine. On peut avoir des discussions très intéressantes, mais les émotions sont bien protégées parce que c’est un domaine très fragile. Et c’est ce domaine que j’essaie de toucher dans le film. Vous savez, en Palestine, personne ne voit de psychologues ou de thérapeutes. J’étais le seul client de la clinique dans le film. Je n’ai rencontré personne pendant les vingt semaines du tournage. C’est aussi la raison pour laquelle les praticiens se déplacent dans les camps de réfugiés. La situation en Palestine développe la réflexion chez tout le monde mais, en même temps, tout le monde se protège comme pour se préserver d’ouvrir une boîte de Pandore.

Je ne sais pas si je suis un intellectuel. Je ne suis pas contre les catégories, mais je suis contre les catégorisations et les clichés. Et si je dois être catégorisé, je préfère le faire moi-même. Catégoriser, c’est juger d’une certaine manière. Mais je ne suis pas forcément contre les catégories, à la fin du film, je parle de cadre, et d’ailleurs le cinéma est un cadre.

Larry Portis : Dans le film, vous parlez avec votre neveu et dans la conversation, il dit peut-être.

Raed Andoni : Tout le film repose sur ce “peut-être”. À son âge, je n’ai jamais dit peut-être. Cette notion me plaît parce qu’en un sens, cela laisse la place à un développement. C’est une ouverture. Rami me ressemble lorsque j’avais son âge et je le vois un peu un miroir.

Larry Portis : Votre neveu dit aussi une chose intéressante dans le film : « l’anarchisme n’est peut-être pas la solution, mais le capitalisme est le problème. »

Raed Andoni : Il m’impressionne car, dans un sens, il sait où il va. Après le film, il a fait de la prison aux États-Unis pour avoir participé à une manifestation devant la Haute cour et même pénétré à l’intérieur. Son arrestation était prévue, il faut toujours que quelques-uns des manifestants brisent les règles. Et c’était son tour.

Christiane Passevant : Pourquoi avez-vous tourné une manifestation à Bilin et les panneaux des manifestant-es : Arrêtez de tuer ! Assez de
haine ! ? Pour suivre Rami ?

Raed Andoni : Pour moi, cela fait partie de l’environnement. Je voulais filmer ce qui se passe à cet endroit. On ne peut pas parler seulement des individus et n’importe comment, la situation nous affecte. Je filmais Rami et c’était son choix de participer à la manifestation de Bilin.

Christiane Passevant : Votre mère y était présente également.

Raed Andoni : Elle est venue pour le protéger. Elle faisait de même lorsque je manifestais durant la première Intifada [2]. De nombreuses mères accompagnaient leurs enfants ou restaient à proximité.

Christiane Passevant : La bande son qui accompagne le film est très forte au début, intense. C’est un mixage entre les bruits extérieurs, la circulation et des sons musicaux.

Raed Andoni : Le début devait être ainsi, avec une bande son très présente. Je voulais créer une ambiance qui reflète mes sentiments pour ce lieu, d’où l’utilisation de différents sons, mais sans mélodie. Elle vient après, quand apparaissent les émotions.

Christiane Passevant : Au début, on perçoit des sons d’ ambiance industrielle, puis, peu à peu elle évolue vers une mélodie.

Raed Andoni : Elle évolue ensuite vers une mélodie, mais il était important pour moi de commencer en gardant de la distance. Si la mélodie était intervenue dès le début du film, il y aurait eu un engagement émotionnel. Je ne voulais pas jouer sur l’émotion du public dès le départ et les sons du début permettent de garder de la distance.

Christiane Passevant : Quand vous fermez la maison, c’est une
métaphore ?

Raed Andoni : C’est une métaphore. En général, j’aime les métaphores dans le cinéma. C’est le même concept que le “peut-être”.

Larry Portis : C’est aussi une métaphore quand vous conduisez en marche arrière ?

Raed Andoni : Absolument. Le docteur me pose des questions sur la mémoire, sur les photos, ma vie passée… Et j’ai décidé de retourner chez ma sœur en marche arrière. C’est une métaphore claire. La métaphore la moins attendue est celle du chameau. Je suis d’ailleurs incapable de l’analyser complètement.

Larry Portis : Là, vous m’avez eu parce que j’ai lu : Mer morte…

Raed Andoni : On dit que l’œil du chameau est le regard du philosophe. J’ai failli donner ce titre, le Regard du chameau, au film ou De l’œil du chameau, parce qu’en un sens, c’est la signification du film. Ce n’est pas surréaliste.

Larry Portis : Bassam dit : « je crois que tu veux voir les choses de l’extérieur, mais tu n’y arriveras pas. »

Raed Andoni : C’est cela. Pour moi, cette rencontre avec Bassam était très forte. J’ai beaucoup appris de cette scène et j’en ai même été surpris. Bassam se souvenait de tout, des moindres détails de la prison, où je dormais, le sol, les noms… Et moi, j’ai tout oublié. La seule chose dont je me souvienne, c’est sa mère qui m’attendait à ma sortie de prison, mais cela il l’a oublié. Nous n’avons aucun souvenir en commun, il se souvient de ce que j’ai oublié et je me souviens de ce qu’il a oublié. C’est étrange comme la mémoire est sélective. C’est peut-être pour cela que je fais du cinéma. Personnellement, je me souviens des situations émotionnelles, mais pas des détails alors que Bassam se souvient des détails pratiques. La mémoire dit finalement beaucoup sur l’individu.

Larry Portis : La conversation avec le militant du Front populaire (FPLP) est très intéressante. Ce type est formidable.

Raed Andoni : Pour le film, j’ai voulu rencontrer les gens que j’appréciais. J’ai fait partie du FPLP, mais je parle surtout de ma déception et de celle de beaucoup de Palestiniens. Pendant la première Intifada, nous avons cru pouvoir changer la situation. Toute la gauche palestinienne — le FPLP et le FDLP, le parti communiste — portait l’idée d’un futur différent. Maintenant, cette gauche n’existe plus. Ahmed parle avec nostalgie du passé, comment s’écrivaient les lettres secrètes. Mais pour moi, le fait que ce mouvement prometteur n’existe plus en Palestine, c’est terrible. Toute ma formation s’est faite grâce ce mouvement de gauche et je lisais beaucoup en prison. Le FPLP a été très important pour moi, très formateur. D’une certaine manière, le Fatah représente la diversité palestinienne alors que la gauche était formée d’intellectuels. C’était une minorité certes, mais très active, très militante. C’est pourquoi je parle de déception. Bassam par exemple, c’est un type formidable, mais il a abandonné tous ses rêves. Il conduit son taxi pour survivre, lui et sa famille, et c’est tout. Toutes les personnes ayant appartenu à cette gauche sont dans la même situation, mais je dois dire que ce n’est pas seulement le cas en Palestine.

Christiane Passevant : Votre film est important pour cette raison. Il concerne évidemment la Palestine, mais pas seulement, et a une dimension universelle.

Raed Andoni : Dans les rencontres que j’ai pu faire après la projection du film, beaucoup de personnes sont venues me parler de leurs propres expériences et m’expliquer les similarités existant entre les situations. Il est important aussi que le public ne voit pas uniquement dans ce film un cas particulier ou un enjeu politique spécifique. C’est par là que se fait l’échange. Ce film est une manière différente de voir la Palestine parce que chacun et chacune peut s’y projeter.

Larry Portis : Il est également important de montrer que les Palestinien-nes sont des êtres humains comme les autres. Souvent les gens, même les militant-es, ont une vision faite de nombreux clichés et préjugés sur la Palestine et les Palestinien-nes.

Raed Andoni : Nous grandissons avec des clichés.

Larry Portis : Je ne crois pas par exemple que vous êtes une nouveau Woody Allen. [3]

Raed Andoni : Bien sûr que non, je n’ai pas choisi cette comparaison. On m’a également comparé à Elia Suleiman, à Avi Mograbi… Mais quand j’ai réalisé ce film, j’étais seul et je n’ai pensé à personne. Si le film ressemble au travail de quelqu’un d’autre, cela m’est égal. Le seul réalisateur à qui je ne veux pas être comparé, c’est Ari Folman, réalisateur de Valse avec Bachir. Shoot and cry [Tirer et pleurer] n’est certainement pas ma manière de voir pour se donner bonne conscience.

Christiane Passevant : La métaphore du pan du mur qui s’écroule m’a fait penser à la séquence du film d’Elia Suleiman, lorsque celui-ci fait du saut à la perche par dessus le mur dans son dernier film. [4].

Raed Andoni : Mais faire s’effondrer le mur est plus efficace. Tout le monde peut passer ensuite, on a plus besoin de perche. Cette scène suit celle où le psychanalyste me pose des questions sur mon équilibre. De là l’idée de faire tomber le mur plutôt que moi ! J’étais si près de tomber, alors pourquoi moi ? (rires) Toutes ces métaphores non réalistes, le mur qui s’écroule, la conduite à l’envers, le niveau de la mer, l’œil du chameau, sont une façon de jouer avec la réalité. Lorsque je crée des scènes fantaisistes, des métaphores, je ne veux pas obligatoirement dire quelque chose de précis. Je me contente de suivre une idée, une impression. Je construis une scène sans penser à sa signification. Et l’on revient encore ici à la notion de “peut-être”. Je n’ai pas fait tomber le mur pour dire quelque chose.

Christiane Passevant : Cela veut-il dire que le mur existe, mais pas dans votre esprit ?

Raed Andoni : Peut-être. Je ne sais pas ; et c’est ce qui me plaît dans ces scènes, parce que chaque personne l’interprète différemment.

Christiane Passevant : Pensez-vous que les métaphores soient plus naturellement utilisées au Moyen-Orient qu’en Europe par exemple ?

Raed Andoni : Oui, parce que la vie n’y est pas généralement aussi systématique. Elle est plus vibrante. C’est sans doute pourquoi les métaphores viennent plus facilement. Ici, en Europe, il y a moins de place pour l’imagination. Tout est construit dans un système. Liberté et imagination n’ont guère de place ici.


Cette rencontre a eu le matin du 26 octobre 2010, au lendemain de la présentation de son film, dans le cadre du 32e Festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier (CINEMED).


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