Chroniques rebelles
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Avoir 20 ans dans les Aurès
Samedi 15 septembre 2012
Article mis en ligne le 19 septembre 2012
dernière modification le 16 octobre 2012

par CP

Algérie, les Aurès, 21 avril 1961. Un commando de l’armée française, formé d’appelés bretons qui se déclarent ouvertement contre la guerre, détruit une cache de médicaments de l’ALN (Armée de Libération Nationale) algérienne. Bilan, plusieurs morts côté algérien, dont deux femmes, et un soldat français, Lomic. Un Algérien, Youssef, est fait prisonnier. Robert, instituteur dans le civil, est blessé à la jambe et, en attendant des secours qui n’arrivent pas, il revient sur la manière dont le lieutenant Perrin, militaire de carrière, a repris en main ce commando de Bretons insoumis grâce à une mise en condition pour le transformer en commando de chasse. Tous ont goûté à cette guerre sale, cette guerre coloniale à laquelle ces fils de prolétaires ne devaient participer. Et pourtant, ils tuent et torturent sans état d’âme, pillent et violent sans trop se poser de question, sauf l’un d’eux, Noël, qui refuse de tirer.

Le 22 avril, c’est le putsch des généraux à Alger. Le groupe s’insurge contre le lieutenant qu’ils neutralisent : « la quille bordel ! Y a plus de guerre ! Y a plus d’armée ! » Mais le 25 avril, après l’échec des putschistes, le fameux discours du général de Gaulle appelle au rétablissement de la discipline et de la hiérarchie. La flambée d’autonomie aura duré peu de temps. Retour au camp de base avec le lieutenant libéré qui ordonne l’exécution du prisonnier, Youssef, après l’avoir attaché en plein soleil au puits de manière à ce que les villageois le voient…

Avoir 20 ans dans les Aurès

Film de René Vautier

La version restaurée sort en salles de cinéma le 3 octobre

« Fous pas ton pied dans cette merde,

C’est une vraie histoire de fou,

Pas ton pied dans cette merde,

Ou bien t’y passeras jusqu’au cou

On te foutra une veste militaire,

Un bout d’treillis, pour cacher ton derrière,

A c’moment là, plus de machine arrière,

Fous pas ton pied dans cette merde,

C’est une vraie histoire de fou,

Pas ton pied dans cette merde,

Ou bien t’y passeras jusqu’au cou

On te mettra un fusil dans les mains,

On t’apprendra à faire le pantin,

Et même si, tu t’crois le plus malin,

On t’emmènera tuer des copains,

Comme si c’était de vulgaires lapins.

Fous pas ton pied dans cette merde,

C’est une vraie histoire de fou,

Pas ton pied dans cette merde,

Ou bien t’y passeras jusqu’au cou »

(Chanson du film de Pierre Tisserand)

Le film de René Vautier, Avoir 20 ans dans les Aurès, est sorti en 1972, mais n’a rien perdu de sa force aujourd’hui, bien au contraire compte tenu de l’actualité. Au-delà de l’intérêt historique, s’y ajoute une réflexion plus large sur la guerre, qui touche à l’universel, sur l’embrigadement psychologique qu’opère l’armée, c’est-à-dire le groupe et l’uniforme. Ce qui renvoie à un questionnement personnel, intime, douloureux. Que faire en effet lorsqu’on est pris, ou prise, au piège d’une situation similaire à celle du film ? Dans l’enchaînement d’événements extrêmes, les principes, les convictions, les interdits permettent-ils de résister à la manipulation, à la peur et au réflexe de défense qu’elle suscite, et finalement au basculement dans la barbarie ?

Questions sans réponse, mais qui viennent immanquablement à l’esprit en regardant le film de René Vautier, en s’identifiant à l’expérience de ces jeunes hommes — insoumis au départ — englués dans l’engrenage de la peur et de la violence en groupe.

Avoir 20 ans dans les Aurès… Dans l’une des scènes du film, un des soldats du commando met en joue un jeune adolescent : « Tu ne vas pas tirer, c’est un gosse ! » lui dit l’un des appelés. Et son copain de tirer sur sa cible — un môme — en lui répondant : « De toute façon, dans 10 ans, c’est un
fellouze !
 » La déshumanisation de l’autre est accomplie, le refus d’une guerre sale contre une population civile est relégué aux oubliettes. Le jeu de massacre est en place pour le meilleur des mondes aux ordres, prôné par l’armée et les autorités.

Une question traverse tout le film sur ce processus : comment faire basculer les scrupules des jeunes gens et les pousser peu à peu à la barbarie ? Le lieutenant Perrin, superbement interprété par Philippe Léautard, décrit sa méthode : on mène le groupe dans un traquenard, un copain mort, et la peur, la vengeance prennent le pas sur la détermination de ne pas tuer. La spirale fonctionne : Œil pour œil, dent pour dent, la peur, la vengeance… Et l’analyse, les convictions s’estompent pour faire place à l’envie de tuer du fellagah, de se complaire dans la barbarie.

« Et merde, on a pas demandé à être là ! » dit l’un des appelés, face à la caméra, quand le film se fait documentaire au détour d’un témoignage. Comme si cet aveu d’impuissance était prétexte à détruire des maisons, raser des villages entiers, massacrer les populations civiles, violer, piller… La logique du meurtre est banalisée pour « nettoyer le terrain », « pacifier » les populations qui réclament leur indépendance, le respect de leurs droits, la justice face aux spoliations qu’elles ont endurées. Il faut donc tuer pour faire taire la révolte et garantir les privilèges d’une minorité.

Évidemment, « Quand ils reviennent en France, il faut les interner [ces jeunes soldats] pour qu’ils redeviennent des civils, mais ça, c’est pas mon boulot, [lance le lieutenant]. C’est une affaire de gouvernement. Moi j’ai à faire la guerre. »

Le film de René Vautier est construit sur « un ensemble de situations, toutes basées sur des témoignages concordants. La véracité de chaque épisode relaté peut être confirmée devant un tribunal par un minimum de cinq témoins. » D’après des faits réels… annonce le générique avant les premières images.
Si le film avait montré des soldats convaincus du bien fondé de la guerre coloniale, la trame eut été binaire. Non, René Vautier met en scène un groupe de jeunes hommes plutôt politisés, pas des brutes, mais des syndicalistes acquis à l’idée qu’ils sont des prolos, qu’on ne la leur fait pas et que la guerre est absurde. Les contradictions de ce jeu de dupes n’en sont que plus éclatantes et effrayantes. La situation est exemplaire, car du groupe, un seul résiste et refuse d’accepter cette dérive vers la tuerie organisée.

Avoir 20 ans dans les Aurès de René Vautier est une réflexion sur la guerre coloniale, tout à fait actuelle si l’on songe à ces jeunes militaires israéliens et israéliennes dans les territoires palestiniens occupés. Trois ans de service militaire pour les hommes, deux ans pour les femmes, à subir une propagande efficace pour déshumaniser l’ennemi-e hypothétique et désigné-e. L’uniforme et le groupe, se conformer aux ordres de la hiérarchie, obéir sans réfléchir. Alors l’inacceptable — tuer des femmes, des enfants, des civils — devient possible. La peur et le dégoût de l’autre : c’est cela l’occupation militaire. Et le film de René Vautier dépeint cette ambiance, cette dérive, en l’occurrence absolument liées à l’actualité.

L’uniforme et le groupe : peut-on résister à la violence en groupe ? Quel est l’effet de la possession d’une arme ? À quel moment l’être humain accepte-t-il la déshumanisation de l’autre ? Quelles sont les conséquences de l’isolement dans un groupe armé ? Peu résistent à cette violence et aux épreuves qu’implique le refus de tuer l’autre, celui que les autorités désignent comme l’ennemi-e.

« Au début, on tire n’importe où parce que l’on a la trouille. Après on vise et on y prend goût. »

Avoir 20 ans dans les Aurès montre « comment on [a] pu entrainer des gens sur cette pente qui faisait d’eux des mercenaires assassins. Il ne s’agissait pas de dédouaner ce qui avait été fait […] mais d’expliquer comment on avait entraîné des jeunes sur ce chemin-là. »