Chroniques rebelles
Slogan du site
Descriptif du site
Samedi 19 janvier 2013
Autochtone imaginaire, étranger imaginé. Retour sur la xénophobie ambiante
Alain Brossat (éditions du souffle)
Article mis en ligne le 20 janvier 2013
dernière modification le 6 mars 2013

par CP

Autochtone imaginaire, étranger imaginé.

Retour sur la xénophobie ambiante

Alain Brossat (éditions du souffle)

«  Cet essai, construit en étoile est composé de textes (…) qui, à défaut de s’enchaîner les uns aux autres, se répondent et communiquent par différents “passages”, selon la méthode mise en oeuvre par Walter Benjamin dans son Paris capitale du XIXe siècle.

Il s’agit (…) de problématiser une question destinée à nous reconduire à notre objet, à son coeur – pourquoi la question de l‘étranger tend-t-elle à devenir, sous nos latitudes, l’obses­sion des pouvoirs contemporains ? Au travers de cette question, qui n’en est une pour nous qu’autant que les méfaits des sorcières en étaient une pour un certain XVIe siècle, n’est-ce
pas plutôt la question du pouvoir et la question des discours qui se trouvent posées ?
 ».

« Il faut donc le dire avec force : il n’y a pas davantage de « question de l’étranger » dans nos sociétés aujourd’hui (en Europe occidentale) qu’il n’y avait de « question juive » dans l’Allemagne de la fin des années 1920 et du début des années 1930. Et il y a bien, oui, une sérieuse « question de l’autochtone » qui, sous l’effet des chocs cumulés et corrélés qu’il subit,
voit se déliter son sentiment du « propre » – comme il y avait, assurément,
au tournant des années 1920, un sérieux « problème allemand » (social, politique, historique) du fait de la succession des chocs apocalyptiques
endurés par ce pays depuis 1914 (la guerre, la défaite, la chute de l’Empire, l’échec de la révolution de 1918­19, le chaos des premières années de Weimar, la crise de 1929...).

La menace que constituerait la prolifération de l’étranger-parmi-nous, telle que l’éprouvent les plus fragiles des « autochtones » (un sentiment qui se condense dans la formule « on n’est plus chez nous »), est en vérité le pseudonyme du sentiment de déperdition du « propre » nourri en tout premier lieu par les phénomènes de glo­balisation, de liquéfaction des rapports sociaux, et bien sûr, par la déqualification, la désaffiliation, la perte de statut, de reconnaissance, de dignité, de droits, etc. – tous ces « chocs » en série éprouvés par ceux qu’on pourrait appeler les « petits autochtones » d’aujourd’hui (sur le modèle des petits Blancs du monde colonial). »

Autochtone imaginaire. Étranger imaginé. Retours sur la xénophobie ambiante, cet essai d’Alain Brossat amène à poser de nombreuses questions sur la perception de l’autochtone, sur celle de l’étranger, et ses conséquences sociales. Des questions non seulement sur les perceptions qui ont généralement cours dans les sociétés occidentales, sur leur construction, leurs origines, leur dissémination, leur médiatisation, les enjeux qui les motivent, mais aussi évidemment sur les effets qui en découlent au plan social et politique. S’agit-il de fantasmagories idéologiques, de concepts liés à la colonisation, de propagande, et ses variantes, distillée depuis le XIXe siècle dans les discours officiels, ou bien encore d’une stratégie grossière pour diviser les populations ? Des questions essentielles soulevées dans ces Retours sur la xénophobie ambiante d’autant que, comme l’écrit Alain Brossat, « la question de l’étranger tend […] à devenir, sous nos latitudes, l’obsession des pouvoirs contemporains ».

« Pourquoi [en effet] la question de l’étranger-parmi-nous est-elle aujourd’hui une véritable obsession du discours politique, pourquoi est-elle constamment placée sous le signe dramatique de l’urgence et de l’exception — comme si de son “règlement” dépendait notre survie comme nation, comme collectivité ? » L’intensification de la dramatisation concernant l’immigration, en bref l’utilisation de la peur de l’autre, a ravivé une xénophobie — certes latente —, qui depuis quelques années est de plus en plus ouvertement exprimée. Sur ce retour en force de la xénophobie, encouragé par un racisme d’État institutionnalisé, on ne peut que constater que — de l’avis des associations, notamment de défense des sans-papiers —, depuis le précédent gouvernement, ce racisme n’a guère évolué vers l’abandon de pratiques intolérables. Il semble en effet que la xénophobie soit banalisée, qu’elle ne suscite que trop peu de réactions à son encontre, et que le traitement indigne des étranger-es sans papiers ne soit pas remis en cause.

«  Vous avez aimé Claude Guéhant ? Vous adorerez Manuel Valls ! » annonçait Alain Gresh dans le titre d’un article de mai 2012. À la lumière d’événements récents — grève de la faim durant 73 jours des sans-papiers de Lille, attaques par des policiers de camps de Roms, gazage des enfants, arrestations brutales et extraditions musclées d’étrangers et d’étrangères… pour ne citer que ces exemples —, on se demande où est le changement annoncé. Sans doute passé à la trappe comme la plupart des promesses électorales ! Non que le scepticisme quant aux promesses politiques n’ait jamais été émoussé sur Radio Libertaire, mais peut-être pouvait-on attendre de la part du nouveau pouvoir une volonté de sauver les apparences… Non, même pas cela, mais il est vrai que Lionel Jospin avait déclaré, il y a quelques années déjà, ne pas envisager de sauver la misère du monde. Circulez, y’a rien à voir ! La législation, les logiques bureaucratiques, l’enfermement en camps de rétention administrative, les quotas de reconduites à la frontière illustrent d’ailleurs dramatiquement une banalisation de l’arbitraire et de la barbarie.

«  Des bateaux chargés de plusieurs centaines de personnes disparaissent au large de la Sicile sans qu’une telle horreur ne se solidifie comme fait polémique et susceptible de susciter l’indignation ou la honte des opinions ouest-européennes. On a là une “frontière mentale”, un facteur de séparation plus tétanisant encore que tous ces nouveaux murs qui s’érigent ici et ailleurs ». Pourtant, le « surgissement dans l’espace public » du migrant illégal qui témoigne, « ce seul fait est producteur d’un trouble, d’une perturbation durable. » Comment alors « faire passer » ce trouble et susciter l’indifférence ? Le système médiatique, en particulier la télévision, joue ici un rôle central en fournissant un mélange accéléré d’informations qui finalement anesthésie le public. La perception des migrant-es est aussi sous contrôle :
« La plèbe, sous toutes ses espèces, est constamment chosifiée, évaluée, diagnostiquée par la cohorte infinie des spécialistes ».

Dans deux chapitres de son essai, Alain Brossat analyse également la production cinématographique, le cinéma pouvant être « un appareil d’émancipation de la masse », et à l’inverse aussi, « une formidable machine de mise en condition et d’asservissement ». À ce propos, on peut dire que les candidats et candidates à l’immigration, aux demandes d’asile
« hantent » le cinéma, mais même si l’image dénonce la responsabilité des autorités dans l’accélération d’une tragédie humaine, on en voit guère le résultat. Or, remarque Alain Brossat, « Par le biais du film grand public, un fait polémique historique, un objet du passé scandaleux, inassumable, trouve ses possibilités de résorption en étant soumis aux conditions de la culture de masse. […] En normalisant et en apprivoisant le passé criminel de l’État,
le cinéma commercial émancipe le présent des prétendues “leçons” dudit passé
 ».

« Shoot and Cry » (tirer et ensuite pleurer) déclarait le réalisateur Raed Andoni en parlant du film de Ari Folman, Valse avec Bachir. Le cinéma serait-il donc un moyen de se refaire une santé morale et de passer à autre chose ? La honte ressentie à la vue de certains films deviendrait alors « une sorte de rituel, comme jadis la confession ».

Pour conclure cette présentation d’un essai à réflexions multiples au vu de la perception de l’Autochtone imaginaire [et de l’] Étranger imaginé, sans doute faut-il souhaiter que « la fallacieuse “question de l’étranger” [soit] repolitisée [pour enfin] cesser d’être une fantasmagorie collective ».
Car il faut le dire avec force : «  il n’y a pas davantage de “question de l’étranger” dans nos sociétés aujourd’hui (en Europe occidentale) qu’il n’y avait de “question juive” dans l’Allemagne de la fin des années 1920 et du début des années 1930. »