Chroniques rebelles
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Samedi 18 octobre 2014
Rosa Luxemburg face à la guerre
Article mis en ligne le 26 octobre 2014
dernière modification le 21 octobre 2014

par CP

En 1907, à Stuttgart, lors de son congrès, l’Internationale socialiste avait adopté une résolution sur le militarisme qui se concluait ainsi :

« Le Congrès déclare :

Si une guerre menace d’éclater, c’est un devoir de la classe ouvrière dans les pays concernés, c’est un devoir pour ses représentants dans les Parlements, avec l’aide du bureau international, force d’action et de coordination, de faire tous leurs efforts pour l’empêcher par les moyens qui leur paraissent les mieux appropriés, et qui varient naturellement selon l’acuité de la lutte des classes et la situation politique générale.

Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, ils ont le devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toute leur force la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la fin de la domination capitaliste. »

C’est Rosa Luxemburg, intervenant en tant que représentante du parti polonais, qui avait fait adopter ces deux paragraphes qu’elle avait rédigés avec Lénine et Martov, les deux chefs du parti russe momentanément réunifié. Fort de cette résolution, Jaurès avait pu écrire à la une de L’Humanité : « On peut dire désormais qu’il y a une Internationale vivante, réelle, agissante, qui se constitue la gardienne de la paix [1]. » Mais si les socialistes de l’empire russe avaient jugé nécessaire de compléter ainsi la résolution, qui décrivait toutes les actions que les partis socialistes menaient contre la course aux armements, le bellicisme et les provocations guerrières de leurs gouvernements, c’est que l’accord n’avait pu se faire sur la conduite à tenir au cas où la guerre éclaterait : dans un camp se tenait la délégation allemande, conduite par Bebel et où les responsables syndicaux étaient nombreux, qui refusait de prendre des engagements qu’elle ne se sentait pas capable de
tenir ; à l’autre extrême se tenait le socialiste français Gustave Hervé, qui proclamait que les membres de l’Internationale devaient s’engager en cas de guerre à déclencher une grève générale mondiale.

La formulation adoptée était beaucoup moins explicite — ce qui permit aux socialistes allemands de ne pas s’y opposer, même si Hervé n’obtint pas d’eux un ralliement sans arrière-pensée — mais elle introduisit aussi une perspective nouvelle, reflétant la pensée de Lénine, celle que la mobilisation contre la guerre devrait viser à renverser le régime en place. Ainsi, le mot d’ordre Plutôt l’insurrection que la guerre ! lancé l’année précédente lors du congrès de la SFIO prenait un sens plus concret et Gustave Hervé put voter la résolution « des deux mains ». Lors de ses congrès suivants, en 1910 et même en 1912 — les socialistes se réunissent à Bâle en pleine Guerre balkanique —, l’Internationale adopta de nouvelles résolutions sur la défense de la paix mais ne progressa pas dans la définition des moyens à utiliser pour mettre fin à une guerre qui aurait éclaté.

Si, en 1907, une guerre entre puissances européennes semblait toujours possible, elle ne paraissait pas imminente ; par contre, des campagnes antimilitaristes étaient menées, sinon par les partis socialistes, du moins par certains militants particulièrement engagés, aussi bien en France qu’en Allemagne. Ainsi Gustave Hervé venait pour cette raison de passer près d’un an en prison, et il y retournera de 1910 à 1912 ; pour ses campagnes et écrits antimilitaristes, Karl Liebknecht fut condamné en 1907 à 18 mois de prison. Pour Rosa Luxemburg, la lutte contre le militarisme n’était qu’un combat parmi d’autres à mener contre la répression croissante que le régime impérialiste était obligé de faire peser sur une classe ouvrière de plus en plus nombreuse et organisée. Depuis la révolution russe de 1905, elle constatait que la direction du parti allemand était de jour en jour plus préoccupée de succès électoraux et de consolidation des organisations socialistes que d’éclairer toujours davantage les causes et les enjeux des affrontements auxquels les masses ouvrières étaient inexorablement conduites. Pour elle, la résolution de Stuttgart, était un moyen de rappeler ses devoirs à cette direction.

Quelques années plus tard, les affrontements avec celle-ci devinrent plus concrets et plus visibles : en 1910, alors qu’elle accompagnait avec son énergie coutumière une vaste mobilisation pour la réforme électorale en Prusse (dont le système était très défavorable à la masse de la population), elle se rendit compte que la direction du Parti semblait freiner le mouvement et se lança donc dans une vigoureuse polémique contre ses porte-parole. Dans l’été 1911, lors de l’affaire d’Agadir, elle révéla au public que la direction du Parti préférait, pour des raisons électorales, ne pas appeler à la mobilisation contre l’impérialisme allemand.

Mais dans les années qui suivirent, les périodes d’agitation se multiplièrent, et les prises de parole de Rosa Luxemburg aussi. En septembre 1913, lors d’un meeting près de Francfort, l’auditoire à qui elle demandait s’il fallait se laisser entraîner dans une guerre répondit : « Jamais ! ». Une réponse qu’elle reformula ainsi : « Si on attend de nous que nous brandissions les armes contre nos frères de France et d’ailleurs, alors nous nous écrions :
“nous ne le ferons pas”. » Elle fut alors inculpée d’appel à l’insubordination et son procès, le 20 février 1914, eut un très grand retentissement. Dans ces cas-là, quelles que furent les dissensions internes, le Parti faisait bloc autour de l’accusée. La période qui suivit, jusqu’en juillet, fut celle d’une intense agitation antimilitariste que Rosa Luxemburg accompagna par une tournée de meetings faisant suite à sa condamnation. L’un des discours qu’elle tint alors, dans lequel elle dénonçait les mauvais traitements infligés aux soldats, lui valut une nouvelle inculpation : le Parti fit alors un appel
aux victimes pour qu’elles viennent témoigner lors de ce nouveau procès
et le nombre de réponses qu’il reçut fut tel que les autorités décidèrent de renvoyer le procès, qui n’eut jamais lieu.

L’effervescence de cette période peut expliquer en partie combien fut douloureuse pour Rosa Luxemburg la prise de conscience lors de la
réunion du Bureau de l’Internationale à la fin de juillet d’une part que
la guerre semblait inévitable et d’autre part que l’Internationale ne serait pas capable de s’y opposer. Mais une fois passés quelques jours de profond découragement, elle se mit dès début août à rassembler les militants qui n’étaient pas prêts à accepter le ralliement du Parti à l’Union sacrée et le renoncement à l’internationalisme. Ses premières actions furent de chercher à faire savoir aux socialistes étrangers qu’il existait en Allemagne des socialistes en désaccord avec la direction du Parti ; en décembre 1914, Karl Liebknecht, qui l’avait rejointe, vota seul contre de nouveaux crédits pour la guerre. Petit à petit se mit en place ce qui allait devenir le groupe Spartacus et, en prison à partir de février 1915, Rosa Luxemburg élabora ses analyses sur les origines de la guerre et l’effondrement de la social-démocratie et en tira les leçons, les rassemblant de façon magistrale dans La crise de la social-démocratie (bien plus connue sous le titre de Brochure de Junius, pseudonyme qu’elle utilisa alors) où elle affirmait la primauté de l’Internationale et de sa nécessaire reconstruction.

C’est ce parcours de Rosa Luxemburg — de la lutte contre la guerre qui vient à celle contre la guerre qui est là et à la voie qu’elle trace pour le redressement — qu’illustrent ses textes rassemblés dans le quatrième volume de ses œuvres complètes publié par le collectif Smolny et Agone [2].

Certains de ceux-ci n’ont jamais été publiés en français, d’autres n’existent jusqu’à maintenant que dans les archives. C’est tout l’intérêt de cette entreprise éditoriale insérée dans un projet international : rendre disponibles en français, regroupés par thèmes, les textes qui jalonnent l’action et la réflexion de Rosa Luxemburg — dirigeante de parti, journaliste, propagandiste, théoricienne, enseignante [3] ; une bonne partie de ses articles n’a en effet jamais été traduite en français. Plus gênant encore, pour ceux qui voudraient mieux connaître sa pensée, certains de ses textes les plus importants (on pense à L’Accumulation du capital ou à La question nationale et l’autonomie) qui ont été traduits en français sont épuisés depuis longtemps. Ils redeviendront donc bientôt disponibles, comme c’est déjà le cas pour son Introduction à l’économie politique [4].

Enfin, pour replacer actions et réflexions dans leur enchaînement et leur dynamique, une biographie systématique faisait défaut. La première en date, celle en deux volumes de John Peter Nettl, publiée en français en 1972 par François Maspero, est épuisée depuis longtemps. Mais avant sa mort accidentelle en 1968, l’auteur en avait préparé une édition en un volume qui parut en 1969 en anglais et en allemand et dont l’édition en français est parue chez Spartacus à la fin de 2012. On y voit en particulier que parallèlement à son activité mieux connue en France de militante de la social-démocratie allemande, Rosa Luxemburg a été pendant vingt ans la principale théoricienne du parti social-démocrate de Pologne et de Lituanie dont elle a été la fondatrice ; le rôle qu’elle y a joué et ses écrits en polonais jettent un éclairage nécessaire sur ses conceptions politiques et sa personnalité.

Jean-Michel Kay