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Samedi 11 avril 2015
Our terrible Country
Film documentaire de Mohammad Ali Atassi et Ziad Homsi
Article mis en ligne le 5 octobre 2015

par CP

Our terrible Country de Mohammad Ali Atassi et Ziad Homsi ou regard de l’intérieur sur la Syrie

Parmi la sélection brillante des films documentaires en compétition au 36ème Festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier, Our terrible Country de Mohammad Ali Atassi et de Ziad Homsi a remporté le prix Ulysse du documentaire.

Le film, filmé et monté dans l’urgence, porte un regard acerbe sur une réalité bien plus complexe que les images habituelles se faisant l’écho de la détresse de la population syrienne. Our terrible Country de Mohammad Ali Atassi et de Ziad Homsi est un formidable témoignage sur la situation dans l’intérieur du pays et les enjeux politiques qui sacrifient toute une population.

Les deux cinéastes, de formation et de générations différentes, s’interrogent sur l’engagement des intellectuels, en suivant le périple dangereux entre Douma/Damas
et Raqqa de Yassin Haj Saleh, intellectuel dissident, et du jeune photographe Ziad. Quel est le rôle des intellectuels face à la tragédie syrienne et quelles sont les valeurs qui demeurent lorsque la survie domine le quotidien ? La dissidence a un prix : la prison ou pire, la mort.

Au cours du tournage. Ziad est fait prisonnier par Daesh, et la compagne de Yassin, Samira Ghalil, est enlevée par Daesh…

Dans ces conditions, quelle dimension prend le tournage d’un film ?
Le film est donc bien plus qu’un reportage ou un portrait, c’est une réflexion sur le fait de prendre un caméra, sur le rôle des intellectuels, sur le lien entre théorie et pratique dans une lutte pour la survie qui s’impose et prend le pas sur les idées.

Christiane Passevant : Quelles ont été les conditions du tournage et sa durée ?

Mohammad Ali Atassi : Le tournage s"est fait sur six à sept mois et les conditions ont varié. Au début, j’ai tourné avec Ziad seul et sans équipe de tournage, c’est-à-dire avec les moyens du bord. Les premières images témoignent d’ailleurs de l’état de Ziad au commencement du film. Ziad est un journaliste activiste, mais peu à peu, la relation entre Ziad et Yassin s’est renforcée. On le voit dans les images, qui sont plus personnelles, la caméra se rapproche et se crée une interaction entre celui qui est devant la caméra et celui qui est derrière.

Lors du tournage à Istanbul, en Turquie, les conditions ont complètement changé. Soudain, nous avions les moyens de voyager avec une équipe de tournage, un chef opérateur, nous prenions le temps de cadrer et nous avons tourné d’autres images. Mais la nature en soi des images parle aussi de l’histoire du film.

Réaliser des images cinématographiques dans une ville détruite, sans électricité, sans rien, pour moi cela n’a pas de sens. Pendant le tournage, de nombreux d’événements se sont succédé, dans ce cas, il faut réagir vite. Quand on a commencé le tournage, on ne savait pas vers quoi on allait. Les événements nous ont parfois dépassé, les enlèvements, l’arrestation, etc…Mais on a pu témoigner de moments forts qui reflètent la réalité de la situation. Tout cela dans l’urgence. On ne fait pas de propositions, il n’y a pas de synopsis, et ce n’était pas pour céder à la facilité au niveau de la qualité, mais il fallait réagir vite.

—  Au début, l’intention n’était pas de suivre Yassin dans son exil, mais uniquement de faire une interview…

Mohammad Ali Atassi : Yassin a quitté Damas en clandestinité pour aller dans les zones dites libérées par les personnes sur place. Ces zones étaient bombardées. À Damas, je ne pouvais pas tourner, alors j’ai pensé qu’il était de mon devoir de le suivre et de tourner en raison des risques qu’il encourrait. J’ai demandé à Ziad de filmer une interview et en regardant les rushes, j’ai compris l’interaction entre les deux caractères et ce qu’il représentent par rapport à la situation syrienne, c’est-à-dire un théoricien de la révolution et un homme dans la pratique. Deux manières différentes de vivre les événements, de s’engager et d’en payer le prix. Deux itinéraires, un dissident politique de gauche qui a passé seize années en prison, qui a une culture politique classique comme on connaît ici en Europe, et un jeune qui n’avait peut-être rien à faire de la politique et les idéologies, mais qui était emporté par les événements et qui allait porter les armes. Ces deux façons de vivre les événements et l’interaction entre les deux nous ont fait comprendre que l’on peut réaliser quelque chose autour de cela.
Ensuite, c’est une road movie, les événements influent sur le mouvement même du film.

Yassin a d’abord voulu aller à Raqa — sa ville natale —, qui était « libérée » pour y vivre, sur la route il a appris que son frère avait été enlevé par les islamistes et, à nouveau, il était en clandestinité. J’ai du laisser pousser ma barbe pour le rejoindre et en arrivant dans la ville, j’ai découvert qu’il était impossible de filmer dans l’espace public et que nous devions tourner à l’intérieur de la maison. Les images reflètent les conditions d’enfermement dans lesquelles nous étions. À partir de ce moment là, il a été clair pour moi que le sujet du film était Yassin et Ziad. Lorsque l’on regarde les images faites sur la route de Raqa, c’est son film. Ses questions reflètent son caractère, ses propres questionnements, son admiration envers un intellectuel.

Après l’enlèvement de Ziad, j’ai du continuer le film en son absence mais comme s’il était parmi nous, et à son retour, il était évident qu’il devait être aussi devant la caméra. Ce n’était pas facile de le convaincre, et c’est ce qui fait que ce n’est pas un film classique au niveau de la narration, au niveau du partage des rôles, mais c’est le défi que nous avions et nous avons voulu construire une histoire cohérente qui permette d’aborder les problèmes, la complexité de la situation, les rapports entre les personnages… Et finalement c’est qui l’auteur du film ?

En dehors de tout cela, il a un fil derrière la structure du film, très important même s’il n’est pas vraiment visible, c’est le rôle de l’intellectuel. C’est une approche importante qui questionne ce rôle et qui montre le fossé entre les grandes idées, les volontés et la réalité. À quel point cette réalité peut emporter notre engagement de changer le monde. La réalité est parfois très dure et crée des malentendus auprès de ceux et celles pour qui on veut changer les choses ; le courant ne passe pas et on le voit dans certaines scènes du film, par exemple lors du nettoyage des rues, lorsqu’un habitant demande pourquoi les femmes ne sont pas voilées, ou encore la scène avec le vendeur de pois chiches, dans le restaurant, qui, avec sa sagesse populaire, a une autre manière de dealer avec la vie et la mort. Je dois dire que, moi-même qui vient d’un milieu journalistique, j’ai aussi une réflexion par rapport à mon propre rôle dans cette réalité.

Il y a également des paris dans ce film qui sont moins affichés, des paris intellectuels et déontologiques que nous avons pris et que nous avons tenu. Par exemple, aujourd’hui dans les médias, à la télévision, lorsqu’il est question de la Syrie, c’est la violence, les images sanglantes, les gens qui crient devant la caméra, c’est les barbus ou les crimes du régime. Mais les histoires ordinaires, on en parle rarement, et nous avons voulu creuser dans cette direction, nous voulions aller à l’encontre de toutes ces images sanglantes montrées sur Internet, c’est une atteinte à la dignité des Syrien-nes, à leur morts. Nous voulions parler de la violence, la montrer sans voyeurisme, la montrer autrement… Le film commence, avant les titres, avec cette scène de combat où Ziad tente de libérer un bâtiment avec le sniper. Une bombe explose et tout devient rouge avec le feu. En fait, l’image ne s’arrête pas là, car le cameraman est atteint à la tête et l’autre cameraman filme cette scène horrible, le sang, la caméra qui tombe et continue de tourner… Nous avons choisi de ne pas utiliser ces images choc, de ne pas démarrer le film sur cette mort. En revanche, nous avons gardé le début de la scène qui montre la guerre et le début de la relation de Ziad avec les événements. Nous avons voulu montrer autrement la guerre et nous avons voulu mener une réflexion sur la responsabilité des intellectuel-les sans pour autant donner des réponses, laisser des questions ouvertes.

Christiane Passevant : Très important de voir la situation de l’intérieur, dans sa complexité, pour rendre compte qu’il ne s’agit pas seulement de deux camps — le régime de Assar et Daesh, comme cela est montré en France — qui s’affrontent, on voit que la révolution, telle qu’elle a commencé avec les manifestations pacifistes, existe toujours. Votre film en témoigne et tente de clarifier ce qui se passe à l’intérieur de la Syrie…

Mohammad Ali Atassi : Je suis d’accord. Nous avons essayé de travailler dans le temps et de creuser un peu plus que ne le font les médias. Nous avons montré des êtres humains avec leurs histoires. Lorsque nous évoquons l’histoire d’amour d’un couple mis dans l’obligation de se séparer, de l’enlèvement de la femme, de relations d’amitié, ce sont des valeurs universelles partagées dans le monde entier. C’est une manière de dire que les Syrien-nes ne sont pas seulement des victimes ou des barbus, mais des êtres humains avec leurs espoirs, leurs rêves, leur désespoir. C’est très important de montrer cela aujourd’hui pour casser les stéréotypes, les images très fortes véhiculées dans les médias à propos de la guerre en Syrie.

Christiane Passevant : J’ai aimé la scène où Ziad parle des contradictions apportées par la situation ; il dit ne pas vouloir prendre les armes ni tuer, mais y être obligé par les circonstances. Cela m’a rappelé les paroles d’un combattant de la guerre civile espagnole qui disait être pacifiste mais avoir été obligé de prendre les armes pour défendre la liberté.

Mohammad Ali Atassi : Il faut souligner le fait que la population syrienne a passé presque huit mois à être la cible des balles sans rien faire. Pendant longtemps, beaucoup ont cru dans la lutte pacifiste et qu’il fallait s’y tenir. Finalement la violence, la montée des islamistes, parmi d’autres facteurs a fait qu’ils ont pris les armes. En tant que cinéaste, être pacifiste ou porter les armes, ce n’est pas à moi de trancher, mais de montrer les problèmes que cela soulève comme questions avec des réponses parfois différentes. Ce n’est jamais clair et simple, et enfin quoique l’on décide le prix à payer est très élevé. C’est ce que je voulais dire en parlant des rapports entre les idées, l’engagement et la réalité. La réalité nous échappe souvent et nous, cinéastes, nous devons questionner et non pas prendre parti.

Christiane Passevant : La question que pose Ziad est en fait renvoyée au public : que feriez-vous dans cette situation ?

Mohammad Ali Atassi : Quand Ziad est libéré, il se pose la question du choix pour qui lutter. Pour finir, Yassin et Ziad reconnaissent que l’ennemi est en eux-mêmes. C’est une question fondamentale, il faut régler des problèmes en soi-même pour avancer.

Christiane Passevant : Votre film est formidable, très philosophique. Quand sera-t-il distribué dans les salles ?

Mohammad Ali Atassi : C’est signé avec un distributeur de documentaires. Il sera disponible en DVD.


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