Chroniques rebelles
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Christiane Passevant
Les Mille et une nuits. L’Inquiet, Le Désolé, L’Enchanté…
Trois films de Miguel Gomes
Article mis en ligne le 6 octobre 2015

par CP

Miguel Gomes, réalisateur de Tabou (2012), nous offre trois volumes de ses Mille et une nuits, l’Inquiet, le Désolé, et l’Enchanté.

Le premier, l’Inquiet, est actuellement sur les écrans, le second, le Désolé, sort le 29 juillet, et enfin l’Enchanté, troisième volumes, le 26 août.

Les Mille et une nuits : l’Inquiet

Le film démarre comme un documentaire sur une lutte sociale. Manifestation sur un chantier naval dont les dirigeants licencient faute de commandes :
« On veut pas d’argent ! On veut le chantier ! » clame la foule.

Le sujet des films : le Portugal en crise — le tournage s’est déroulé entre juin 2013 et juillet 2014, durant l’application de la politique d’austérité. La crise et les dégâts humains de l’austérité vues par Miguel Gomes, qui se met en scène et soudain s’échappe, débordé par sa propre narration d’une réalité sociale déprimante. Il plante alors son équipe qui le suit sans vraiment comprendre ce qui se passe :

« Je m’enfuis dans les rues de Viana do Castelo, poursuivi par l’équipe technique. Faire ce film est l’idée la plus stupide de ma vie ! Comment peut-on faire un film d’intervention sociale quand on veut filmer des histoires merveilleuses ? Comment filmer des fables intemporelles quand on est engagé avec le présent ? Je suis dans l’œil d’un ouragan et en même temps dans une voie sans issue… »

C’est alors que Les Mille et une nuits et Schéhérazade entrent en scène en une myriade d’histoires quotidiennes et humaines. La trilogie de Miguel Gomes ne s’inspire pas des récits des Mille et une nuits à proprement parler, mais de sa structure narrative, des temps longs, des temps courts, des histoires qui se juxtaposent, se répondent, s’imbriquent, découlant les unes des autres, comme au cours du fameux récit.

Les hommes qui bandent. C’est la rencontre au sommet du FMI, de patrons, d’un syndicaliste et de la ministre de l’Économie. Un sorcier surgit dans l’assistance et lance : « Vous êtes tous des impuissants malgré vos pouvoirs.

 » Et joignant le geste à la parole, il vaporise le pénis des hommes de pouvoir — la ministre y échappe — et les voilà tous avec la trique s’extasiant : « le monde tourne autour de nos pénis ! » Un constat qui accentue encore la solitude de la ministre. Les hommes, en érection continuelle, attendent le remboursement de la dette et les taxes afin de payer le sorcier… pour débander.

Le coq et le feu. Un coq qui parle, un juge qui comprend son langage, mais veut-il l’écouter ? Le chant du coq est le premier cri de la révolte. Alors le juge doit statuer : flinguer le coq de peur qu’il n’éveille les consciences. Dormez bonnes gens… Pendant ce temps, des ados conversent par SMS et des feux se déclanchent même par temps de pluie.

Le Bain des magnifiques. Trois récits de la tragédie ordinaire du chômage. On perd son boulot, les formations qui tentent de masquer le désespoir et ne débouchent sur rien, on a plus le droit à l’allocation d’aide, même minime (400 euros pour un couple), on perd sa maison… L’engrenage. Alors on fait les poubelles, on va au secours catholique… On a recours aux médocs, « ça crée de l’accoutumance qui profite aux laboratoires pharmaceutiques, et ça change rien. »

Luis et Marina écoute les témoignages. Luis commente en voix off : « j’aime trop le monde pour le voir d’une fenêtre d’hôpital. »
Des poissons morts, une baleine échouée sur la grève. Chant de la baleine et chanson punk. Fin de l’Inquiet.

« On raconte que dans un triste pays parmi les pays où l’on rêve de baleines et de sirènes, le chômage se répand… » Les inquiétudes aussi…

Les Mille et une nuits : le Désolé

Austérité et pauvreté… suite.

Chronique de fugue de Simao « Sans tripes ». Sans tripes, c’est le nom d’un vieil homme recherché par la police. Il a tiré sur son ex-femme et sa fille, il a tué deux autres femmes. Des drones ratissent la campagne. Avant de se faire piéger chez lui, il rencontre une paysanne, des jeunes filles, un vendeur ambulant qui lui donne des nouvelles de son village et de la traque policière dont il fait l’objet. Et lors de son arrestation, il est soutenu par le village pour sa résistance à l’autorité. Cette séquence illustre la critique du système et est un rien libertaire par le ton.

Les larmes de la juge. Gros plan sur une verge ensanglantée. Une jeune femme appelle sa mère, pour l’informer qu’elle n’est plus vierge. Félicitations de la mère qui est juge et semble dépositaire d’une logique à toute épreuve. Une logique rapidement dépassée par une suite de délits plus déconcertants les uns que les autres, s’enchaînant inéluctablement, et sur lesquels, elle doit se prononcer. Des locataires vendent les meubles du propriétaire, la pension d’une femme muette est dérobée, un banquier escroc, des vaches volées et exportées illégalement en Chine, un travailleur social de 93 ans qui déclare
« S’ils ne peuvent pas se débrouiller sans aide sociale, tant pis pour eux ! »… Une vache échappée à l’abattoir qui conte sa mésaventure avec l’olivier dépossédé de ses olives… C’est pléthore de misères dans l’amphithéâtre plein d’innocents et de victimes.

La juge « affligée pleurera au lieu de dire sa sentence ». Finalement, elle craque : « Allez tous vous faire foutre ! »

Les maîtres de Dixie ou chroniques d’une cité HLM. 
Dixie est un chien qui, de maître en maître, crée le lien d’une suite d’histoires. Il y a le perroquet du 14ème D qui mange trop de cacahuètes, les expulsions, les fêtards qui pissent dans l’ascenseur, le rappeur dans le placard, le suicide de locataires et l’abandon de Dixie chez la gardienne par des jeunes qui n’ont plus de ressources.

C’est alors que dans son palais de Bagdad, le grand Vizir, père de Schéhérazade, pense au regard des récits de sa fille : « Quelles histoires ! C’est sûr qu’en continuant ainsi, ma fille va finir décapitée ».

Les Mille et une nuits : l’Enchanté.

Où il est question d’une danseuse indienne, d’un fantôme et du Vizir qui converse avec sa compagne défunte croyant la reconnaître partout, mais cela Schéhérazade l’ignore. En fait, Schéhérazade s’ennuie avec son tyran sanguinaire à qui elle doit raconter chaque nuit des histoires pour survivre et — cela devait arriver —, elle doute de son pouvoir de conteuse… Elle rêve d’ailleurs, de fleurs odorantes, de mer, de fonds marins, de bateaux et de trésors engloutis, de pêche et de brigands…

« Comment c’était de l’autre côté du monde ? » demande l’enfant. En fait, c’est une ville à l’envers dans une moitié d’image, un autre monde la tête en bas… Qui sait si l’escapade de Schéhérazade, en quête d’enchantement, lui apportera l’inspiration pour de nouveaux récits. En chemin, elle croise des marchands et achète leur marchandise en montrant ses bagues précieuses, puis un homme aux deux cents enfants lui déclare son désir. Mais sur fond de nostalgie de la samba, elle dit adieu au parfait reproducteur, le laissant avec ses enfants : « Va procréer avec d’autres, fils du soleil ! » lui lance-t-elle alors qu’une bagarre éclate.

Elle peine à se débarrasser d’un génie du vent qui la tourmente, trouve la fameuse lampe magique d’Aladin et la balance dans la mer. « Eh, c’est pas une poubelle ! » crie un baigneur. L’escapade est alors interrompue par un message de son père le Vizir qui lui donne rendez-vous dans la grande roue. Et là se pose la question de comment naissent les histoires.

« Ô roi bienheureux, quarante ans après la Révolution des Œillets, dans les anciens bidonvilles de Lisbonne, il y avait une communauté d’hommes ensorcelés qui se dédiaient, avec passion et vigueur, à apprendre à chanter à leurs oiseaux… »

Et là commence la très longue histoire des pinsonneurs et des pinsons captifs. «  Les types [explique le réalisateur] qui élèvent des pinsons dans les bidonvilles de la périphérie de Lisbonne et les entraînent pour des concours de chant [sont] des personnages très rock’n’roll, avec qui nous avons mené près de cent cinquante heures d’interviews et qui me donnaient l’impression d’être dans un film de John Carpenter. Ils me faisaient entrer dans un monde codé, secret et clandestin, puisque leur pratique est illégale. Ces personnages m’évoquent le rock de Springsteen et les livres de Borges. Ils vivent en marge de la société, personne ne sait qu’ils existent. » On peut dire qu’ils rejoignent en cela le personnage de sans tripes du deuxième volume.

Trop long ? Peut-être. La fascination de Miguel Gomes, pétri d’idées visuelles et narratives, semble vouloir laisser vagabonder le film au gré des rencontres, des situations et des personnages… Tout comme dans les Mille et une nuits. Il a capté le processus des Nuits et construit lui-même une vaste fable sur la crise sociale et les remèdes technocrates et drastiques des
« hommes qui bandent » : c’est-à-dire l’austérité.

Les Mille et une nuits, ce sont des aller-retours entre la réalité la plus crue et l’imagination la plus foutraque. La Schéhérazade de Miguel Gomes serait à la fois conteuse, observatrice et rebelle. L’Inquiet, Le Désolé, L’Enchanté… Trois films, trois volumes de l’histoire d’un peuple mécontent, qui n’a pas oublié la lutte et la révolution après quarante ans.

Les Mille et une nuits : l’Inquiet est actuellement sur les écrans, le second volume, le Désolé, sort le 29 juillet, et enfin, l’Enchanté, troisième volume, le 26 août.