Chroniques rebelles
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Samedi 14 mai 2016
Jean Genet. Traces d’ombres et de lumières
Patrick Schindler (éditions libertaires)
Article mis en ligne le 14 mai 2016

par CP

«  Tout au long de sa vie littéraire et de militant, il ne fera que renforcer son image provocante, refusant la « novlangue » ou plutôt ce que l’on qualifierait aujourd’hui de "politiquement correct". Pour autant, il n’est pas question de ne pas prendre en compte ou de minimiser certains faits, certaines contradictions ou certaines réalités qui, depuis sa mort, ont déjà été rapportés par de nombreux biographes. il est à parier que Genet lui-même n’aurait sans doute pas songé à les escamoter. »

« Les régimes actuels me permettent la révolte individuelle. [...] S’il s’agissait d’une véritable révolution, je ne pourrais peut-être pas être contre. Il y aurait adhésion et l’homme que je suis n’est pas un homme d’adhésion, c’est un homme de révolte ».

Jean Genet, une vie de révoltes et de blessures sublimées…

Provocateur, individualiste, écorché génial et révolté… Tant de choses à dire de Jean Genet, tant de choses à lire aussi, des textes fulgurants de violence et de beauté, des visions incandescentes… Et finalement un homme blessé…

« Abandonné par ma famille, il me semblait déjà naturel d’aggraver cela par l’amour des garçons et cet amour par le vol, et le vol par le crime ou la complaisance au crime. Ainsi, je refusais décidément un monde qui m’avait refusé. » Jean Genet. Traces d’ombres et de lumières.

L’essai de Patrick Schindler est émaillé de textes suivant le parcours de vie de cet auteur quasiment impossible à classer ; un essai écrit comme une rencontre personnelle à partager, un échange et une suite de questionnements sur l’énigme Genet, sur cet être insaisissable, ce personnage qui ne cesse de semer des traces d’ombres et de lumières… À commencer par l’enfance, l’enfance réelle imbriquée dans l’enfance sublimée. Comment reconnaître les frontières entre un vécu réapproprié et l’imaginaire ? Et finalement pourquoi le faire ? On peut également se demander si le vol, que Genet magnifie, est assumé en tant que geste politique, à la manière d’Alexandre Marius Jacob, ou bien s’il est la conséquence d’une blessure de l’enfance, le résultat d’une vengeance contre le rejet de la société et de ses règles honnies. Genet d’ailleurs s’amuse à brouiller les pistes.

« Quand j’étais gosse, évidemment, j’ai eu une enfance catholique, mais le Dieu, Dieu enfin, c’était, c’était surtout une image. C’était le gars cloué sur la croix, la jeune fille là, comment elle s’appelle, Marie, devenant grosse avec une colombe. Tout cela ne me semblait pas très sérieux, j’avais quinze ans à peu près, quatorze-quinze ans et j’ai eu une maladie [...], peut-être assez grave. Tous les jours à l’hôpital, une infirmière m’apportait un bonbon et disait : “C’est le petit malade de la chambre à côté qui l’envoie.” Bon, puis j’ai été mieux au bout d’un moment et un jour j’ai voulu voir et remercier ce gars qui m’envoyait tous les jours un bonbon. Et j’ai vu un type de seize ou dix-sept ans qui était tellement beau que tout ce qui avait existé avant ne comptait plus, Dieu, la vierge Marie ou n’importe qui, n’existait plus. Il était Dieu. »

Jean Genet est-il libertaire ? La question vient naturellement à l’esprit, mais au détour des textes choisis et rassemblés dans l’ouvrage de Patrick Schindler, au vu de certaines déclarations de Genet, de ses facéties, de son itinéraire marqué par des rebondissements inattendus, des cycles d’engagements, la réponse s’avère plus complexe qu’il n’y paraît. Jean Genet sait s’y prendre pour décontenancer, dérouter, pour être là où on ne l’attend pas. Il se disait avant tout un « homme de révolte  ». On le croit sur parole. Quant à ses textes, ses poèmes, ils sont à la fois surprenants, bouleversants, rythmés et puissants… Une merveille d’écriture que ces « traces d’ombres et de lumières ».

Un pauvre oiseau qui tombe et le goût de la cendre,
Le souvenir d’un œil endormi sur le mur,
Et ce poing douloureux qui menace l’azur
Font au creux de ma main ton visage descendre.
[…]

Sur mon cou sans armure et sans haine, mon cou
Que ma main plus légère et grave qu’une veuve
Effleure sous mon col, sans que ton cœur s’émeuve
Laisse tes dents poser leur sourire de loup.

Ô viens mon beau soleil, ô viens ma nuit d’Espagne
Arrive dans mes yeux qui seront morts demain.
Arrive, ouvre ma porte, apporte-moi ta main,
Mène-moi loin d’ici battre notre campagne.

Le ciel peut s’éveiller, les étoiles fleurir,
Et les fleurs soupirer, et des prés l’herbe noire
Accueillir la rosée où le matin va boire,
Le clocher peut sonner : moi seul je vais mourir.

Ô viens mon ciel de rose, O ma corbeille blonde !
Visite dans sa nuit ton condamné à mort.
Arrache-toi la chair, tue, escalade, mords,
Mais viens ! Pose ta joue contre ma tête ronde.

Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour.
Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes.
On peut se demander pourquoi les Cours condamnent
Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour.

Amour viens sur ma bouche ! Amour ouvre les portes !
Traverse les couloirs, descends, marche léger,
Vole dans l’escalier, plus souple qu’un berger,
Plus soutenu par l’air qu’un vol de feuilles mortes.

Ô traverse les murs ; s’il le faut marche au bord
Des toits, des océans ; couvre-toi de lumière,
Use de la menace, use de la prière,
Mais viens, ô ma frégate une heure avant ma mort.

Jean Genet, sur le Condamné à mort : «  J’ai dédié ce poème à la mémoire de mon ami Maurice Pilorge dont le corps et le visage radieux hantent mes nuits sans sommeil. En esprit je revis avec lui les quarante derniers jours qu’il passa, les chaînes aux pieds et parfois aux poignets, dans la cellule des condamnés à mort de la prison de Saint-Brieuc. […] Chaque matin quand j’allais, grâce à la complicité d’un gardien ensorcelé par sa beauté, sa jeunesse et son agonie d’Apollon, de ma cellule à la sienne, pour lui porter quelques cigarettes, levé tôt il fredonnait et me saluait ainsi, en souriant : “ Salut, Jeannot-du-Matin !” »

Sur les voyages, les "frasques", la prison :
« J’allais seul. Parfois je doublais un autre clochard. Sans même nous asseoir sur un tas de cailloux, nous nous disions quel village est le plus favorable aux mendiants, quel alcade moins inhumain, et nous poursuivions notre solitude. Vers le soir, mes pieds suaient, les soirs d’été j’allais donc dans la boue. En même temps qu’il la remplissait d’un plomb me servant de pensée le soleil vidait ma tête. L’Andalousie était belle, chaude et stérile. Je l’ai toute parcourue. À cet âge, je ne connaissais pas la fatigue. Je transportais un tel fardeau de détresse que de toute ma vie, j’étais sûr, se passerait à errer. [...] La nuit, après avoir mendié quelques sous dans un village, je continuais dans la campagne et je m’endormais au fond d’un fossé. »

« Dans chaque pays quitté, j’avais volé et connu les prisons, pourtant j’allais non à travers l’Europe mais à travers le monde des objets et des circonstances avec une ingénuité toujours plus fraîche. Tant de merveilles m’inquiétaient, mais je me durcissais davantage afin de pénétrer sans danger pour moi le mystère habituel. »

« Je venais de traverser l’Allemagne hitlérienne, à pied de Breslau à Berlin. J’eusse voulu voler. Une étrange force me retenait. À l’Europe entière, l’Allemagne inspirait la terreur, elle était devenue, surtout à mes yeux, le symbole de la cruauté. Déjà elle était hors la loi. Même à Unter den Linden, j’avais le sentiment de me promener dans un camp organisé par des bandits. Je croyais le cerveau du plus scrupuleux bourgeois berlinois receler des trésors de duplicité, de haine, de méchanceté, de cruauté, de convoitise. J’étais ému d’être libre au milieu d’un peuple entier mis à l’index. [...] C’est un peuple de voleurs, sentais-je en moi-même. Si je vole ici je n’accomplis aucune action singulière et qui puisse me réaliser mieux : j’obéis à l’ordre habituel. Je ne le détruis pas. Je ne commets pas le mal, je ne dérange rien. Le scandale est impossible. Je vole à vide. À Berlin je choisis pour vivre la prostitution. Elle me combla quelques jours puis me lassa.  »

« Je décidais de revenir en France et d’y mener (peut-être même restreignant à Paris seul mon activité), un destin de voleur. Continuer ma route autour du monde, en commettant des larcins plus ou moins importants, me séduisait aussi. Je choisis la France par un souci de profondeur. Je la connaissais assez pour être sûr d’accorder au vol toute mon attention, mes soins ; de le travailler comme une matière unique dont je deviendrais l’ouvrier dévoué. J’avais alors vingt-quatre ou vingt-cinq ans. À la poursuite d’une aventure morale, je sacrifiais la dispersion et l’ornement. […] L’Albanie, la Hongrie, la Pologne, ni l’Inde ou le Brésil ne m’eussent offert une matière aussi riche que la France. En effet, le vol – et ce qui s’y rattache : les peines de prison avec la honte du métier de voleur – était devenu une entreprise désintéressée, sorte d’œuvre d’art active et pensée ne pouvant s’accomplir qu’à l’aide du langage, du mien, confronté avec les lois issues de ce même langage. »

Sur Saint Genet, comédien et martyr, essai de Jean-Paul Sartre (1952) :

« J’ai été pris d’une sorte de nausée, parce que je me suis vu mis à nu, et par un autre que moi-même. Certes je me dévoile entièrement dans tous mes livres, mais dans le même temps, j’ai recours au déguisement des mots, des attitudes, des choix particuliers. J’utilise une certaine magie et fais en sorte de me ménager un peu.
Or Sartre m’a dépouillé sans faire de cérémonie, à la hussarde. Ma première réaction a été de vouloir brûler le livre ; Sartre m’avait donné le manuscrit à lire. Puis j’ai accepté sa publication parce que mon principal souci a toujours été d’assumer la responsabilité de mes actes. Il m’a fallu du temps pour me remettre de la lecture de son livre. Je me suis retrouvé dans une quasi-impossibilité d’écrire. J’aurais pu persister à produire un certain type de roman, comme une mécanique. J’aurais pu de la même façon m’essayer au roman pornographique. Le livre de Sartre a créé en moi un vide qui a joué comme une sorte de détérioration psychologique.
[…]

J’ai vécu dans cet état épouvantable pendant six ans. Six ans de cette imbécillité qui nourrit la vie quotidienne : on ouvre une porte, on allume une cigarette. Une vie d’homme comporte quelques instants de lumière. Le reste est voué à la grisaille. Cependant, cette période de détérioration provoqua une réflexion qui m’amena finalement vers le théâtre. »

Bien plus tard, à la question : qu’avez–vous pensé de ce qu’a écrit Sartre à votre sujet, il répond : « je n’ai jamais lu complètement ce qu’il a écrit, ça m’ennuyait… »

Les films inspirés de l’œuvre de Genet : Le Balcon de Joseph Strick (1963).

Mademoiselle de Tony Richardson (1966).

Les Bonnes de Christopher Miles (1976).

Dernier film de Fassbinder : Querelle de Brest en 1982.

Sur Genet : Saint Genet, martyr et poète, un portrait signé Guy Gilles, filmé en 1980.

Jean Genet et le cinéma. En 1950, grâce au soutien financier d’Henri Langlois, fondateur de la Cinémathèque Française, Jean Genet réalise un film de 30 mn inclassable : Un chant d’amour. Comme Charles Laughton (La Nuit du chasseur) ou Dalton Trumbo (Johnny s’en va–t–en guerre), Jean Genet n’a réalisé qu’un seul film. Un Chant d’amour raconte le rapport de deux prisonniers communiquant, malgré l’isolement, par un trou dans le mur, sous l’œil d’un maton qui les observe par le judas. Film provocateur et marginal, censuré dans le contexte des années 1950 où l’homosexualité est réprimée. Tourné clandestinement, le film traite du voyeurisme, de l’exhibitionnisme, du désir et de la frustration, des thèmes récurrents de l’œuvre de Genet, poésie, passion et sensualité.

Dans un entretien avec Hubert Fichte à propos des Black Panthers :
« L’action des Black Panthers relevait de la communication incontrôlable. J’étais dans un taxi avec un chauffeur Noir à San Francisco et je lui dis : Est-ce que vous aimez les Panthers ? Et il me dit : Aimer, non. Admirer, oui. Il avait cinquante ans et il me dit : Mais mes enfants les aiment beaucoup.
En réalité, je pense qu’il les aimait aussi : on ne peut pas admirer sans aimer, mais il ne pouvait pas le dire parce qu’il avait des images de violence qu’il rejetait. On prétendait qu’ils avaient saccagé, qu’ils avaient tué, c’est vrai cela, ils avaient tué quelques flics, quelques Blancs. Enfin, moins de violence qu’en ont causé les Américains au Vietnam, en Corée ou ailleurs...

C’était une révolution qui était de l’ordre affectif et émotionnel, ça a peut-être un rapport, mais alors, très discret avec des révolutions qui sont tentées ailleurs par d’autres voies. En effet, les Panthers mettaient en jeu toute une affectivité qui nous manque, et cette affectivité ne venait pas du fait qu’ils étaient d’origine africaine, qu’ils étaient Noirs, mais simplement, parce qu’ils étaient au ban depuis des siècles et c’est pour cela qu’ils se retrouvaient dans l’expression “brother”, une fraternité que je ne pense pas possible si l’on pense à une révolution globale, enfin il me semble. »

Genet est sur le terrain à Beyrouth en 1982 :
« Nous sommes arrivés à Beyrouth avec Jean, en septembre 1982, après le départ des combattants et juste dans les premiers jours d’accalmie. Levés tôt le lendemain, nous sommes allés prendre le café sur un balcon qui surplombe la mer et d’où l’on voit toute la baie de Beyrouth. Trois navires militaires sortaient du port et prenaient le large. Je suis allée prendre des jumelles. En fait c’était le contingent français des forces multinationales qui partait. Et Jean me dit, je ne l’oublierai jamais : “C’est mauvais signe. Pourquoi partent-ils avant la date prévue ?” Car ils devaient rester encore un mois, pour assurer la protection des civils palestiniens dans les camps. [...]

Le surlendemain, le mardi 14 septembre, les chars et les jeunes soldats entraient dans la ville. Et tiraient des obus blancs pour terroriser la ville. Les Israéliens se sont éparpillés à l’intérieur de Beyrouth et ont divisé la ville en secteurs. Et ils ont très vite encerclé les camps palestiniens qui sont au sud de la ville.

Le jeudi, nous avons vu avec Jean les gens qui s’organisaient déjà en comités d’information. Ils parlaient de patrouilles israéliennes, des services de renseignements qui circulaient dans des voitures civiles, avec des cartes d’état-major comportant des instructions très précises de rues où ils voulaient faire des rafles de militants palestiniens et libanais.

Le vendredi soir, une amie journaliste est venue nous prévenir qu’il y avait eu un massacre dans le camp de Chatila.

C’est seulement le dimanche que nous avons pu enfin pénétrer dans le camp. Jean est entré d’un côté avec les journalistes, et moi je suis allée à l’hôpital de Gaza où les médecins qui restaient étaient évacués par l’armée israélienne. C’est là qu’on a découvert la taille, l’ampleur du massacre. Et on a compris que cela durait depuis trois jours, sous la surveillance de l’armée israélienne qui lançait des fusées éclairantes toute la nuit.

Les armes utilisées étaient la plupart du temps des poignards, des canifs, des haches et c’est pour ça que personne ne s’était aperçu de rien, car on n’entendait pas de tirs. Les gens se terraient ; ils restaient sur place et se cachaient dans des abris. Ils n’ont pas pu se prévenir les uns les autres, puisque la stratégie était de diviser le camp en quartiers, de regrouper les tueurs en équipes indépendantes, chacune étant menée par un dirigeant local des forces libanaises et du parti phalangiste. Donc, les quartiers étaient isolés les uns des autres et c’est pour cela que la plupart des habitants sont morts sur place.  »