Chroniques rebelles
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Chien Blanc
Film de Anais Barbeau-Lavalette (22 mai 2024)
Entretien avec Anais Barbeau-Lavalette

Etats-Unis. 1968, Martin Luther King est assassiné et les haines raciales se déchaînent. Romain Gary et sa compagne, l’actrice Jean Seberg, vivent à Los Angeles et recueillent un chien égaré, dressé exclusivement pour attaquer les Noirs : un chien blanc. L’écrivain, très proche des animaux, refuse qu’il soit euthanasié et le confie à un dresseur, alors que sa relation avec Jean Seberg, engagée dans la lutte pour les droits civiques et au sein du Mouvement des Black Panthers, se délite.

Le film débute par une séquence, où Romain Gary est face à un journaliste qui le questionne sur son engagement dans la lutte pour les droits civiques et contre le racisme : quelle est ma place en tant qu’homme blanc dans cette lutte [répond-il] ? Le film aborde avec beaucoup de finesse la question de l’engagement et du risque d’appropriation de la lutte d’un peuple, de même que la part du « local » et de l’universel dans une lutte telle que celle pour les droits civiques aux Etats-Unis. Dans ce contexte social et politique, le film est aussi une histoire d’amour passionnel qui se termine.

Remarquablement adapté du roman de Romain Gary, Chien blanc, Anaïs Barbeau-Lavalette réalise un film d’une grande force en mêlant l’histoire personnelle d’un couple, la lutte des Africains américains, le processus de création et le dilemme de l’engament politique. L’utilisation des archives filmées des violences policières lors de manifestations, où les chiens sont dressés pour attaquer les participant.es, les défilés du KKK avec des enfants affublés de la tenue, la reconstitution de la chasse aux Noir.es depuis l’esclavage jusqu’à aujourd’hui, soulignent la persistance du racisme au sein de la société états-unienne. L’époque fait écho à la mort de George Floyd en 2020 et à la création de Black Lives Matter, de même qu’aux violences qui ponctuent l’histoire états-unienne, émeutes de Watts en 1965, celles en réaction au tabassage de Rodney King en 1992, pour ne citer que ces deux révoltes…

No Justice, no Peace !, scandait-on à travers le pays, mais les mentalités ont-elles changé ? C’est aussi le questionnement d’Anaïs Barbeau-Lavalette, qui désire donner une place toute aussi importante aux afro-descenadant.es qu’à l’écriture du roman Chien blanc, de même qu’à la réflexion constante qui l’anime « Je me suis souvent posé cette question : à quel point un conflit, une guerre, une douleur, qui ne nous appartient pas peut-elle devenir la nôtre ? C’est une des questions que soulève Chien Blanc ».

Mais l’on peut dire que le film provoque une myriade de questions, tant par les paroles mêmes de Romain Gary s’inscrivant dans les dialogues ou en voix off, — « il est moins grave de perdre que se perdre » —, les insultes à caractère sexuel à l’encontre de Jean Seberg et le harcèlement par le FBI, l’opération Cointelpro et ses attaques contre les Black Panthers, les militant.es pour les droits civiques, et contre l’American Indian Movement, les images récurrentes des chiens dressés à chasser toute personne noire, le jeu étonnant des interprètes, le montage fluide qui souligne la continuité des violences… Un très grand film depuis son écriture et son élaboration même, par le choix des équipes, Chien blanc est « incontournable » écrit Denis Villeneuve, conseiller créatif. Le scénario écrit par Anaïs Barbeau-Lavalette et sa coscénariste, Valérie Beaugrand-Champagne, « demeure un des plus forts que j’ai lu depuis longtemps. Elles ont réussi à transposer la profonde lucidité et la puissance du roman de Gary en un véritable acte de cinéma. »
L’entretien accordé par Anaïs Barbeau-Lavalette, qui est aussi écrivaine, revient sur tous ces points, notamment sur la conception et sa propre interprétation cinématographique du roman de Romain Gary pour en donner le lien avec l’actualité.

Musiques illustrant l’entretien avec Anaïs Barbeau-Lavalette : BOF Eduart, Stranded Traveller. Steevie Wonder, Living For the City. Billie Holliday, Strange Fruit. Marc Ribot, How to Walk in Freedom. BOF Chien Blanc par Gaël Faye. BA Chien Blanc. John Lee Hooker, No Shoes.

Rapture
Film de Dominic Sangma (15 mai 2024)

Dans un village du Meghalaya, au nord-est de l’Inde, plusieurs jeunes hommes disparaissent mystérieusement durant la nuit. Ils restent totalement introuvables, malgré les battues organisées par les villageois. La peur s’installe et évidemment ce sont les étrangers qui sont accusés des kidnappings, sans qu’il y ait de preuve ou le moindre indice. En revanche, le prédicateur du village, qui domine la population, interprète les disparitions comme les prémices de l’apocalypse de 40 jours et 40 nuits, qui plongera le village dans l’obscurité. Parallèlement, il récolte des fonds grâce à la crédulité des paysans et mène une relation avec une veuve, aide soignante auprès de sa femme handicapée.
C’est à travers le regard de Kasan, un garçon de 10 ans qui souffre de cécité nocturne, que se déroule le récit. Il est particulièrement terrifié par les forêts où disparaissent les jeunes et l’annonce d’apocalypse.

Basé sur les souvenirs d’enfance du réalisateur, c’est tout un monde entre rêves et réalité, traditions et fantasmes qui animent le récit, à travers le regard candide de Kasan. Mais malgré ses frayeurs, il découvre les secrets du village, les violences contre les étrangers que les villageois accusent d’être les responsables des disparitions. C’est aussi lui qui découvre les secrets enfouis. Il est le guide et le témoin des mystérieux événements survenant au village et des mensonges du prédicateur.
Rapture est une parabole de la peur de l’autre, et la première séquence de nuit installe le contexte de méfiance qui domine tout le film. Dominic Sangma tourne avec les habitants de la région et c’est son second film.
Rapture de Dominic Sangma en salles depuis le 15 mai.

Foudre
Film de Carmen Jaquier (22 mai 2024)

Si les films sur l’adolescence et l’éveil à la sexualité sont nombreux, peu décrivent la sexualité féminine avec poésie et même force mystique. C’est le cas de Foudre de Carmen Jaquier qui réussit une prouesse pour son premier long métrage, situé dans une vallée suisse, sous le stricte contrôle d’une religion, qui encourage les non dits et évoque des figures diaboliques si d’aventure, les jeunes gens, et surtout les jeunes filles, développaient des désirs de l’autre en dehors des règles établies.

Début du XXème siècle, une jeune novice, Élisabeth, est sur le point de prononcer ses vœux, lorsque la mort soudaine de sa sœur aînée, Innocente, la ramène chez elle pour aider ses parents dans les travaux de la ferme, et ses deux jeunes sœurs. Pourtant Élisabeth ne veut pas quitter le couvent, où elle vit depuis l’âge de 12 ans, n’a jamais revu sa famille et voit dans cette injonction à la rejoindre une sorte de punition n’ayant pas suffisamment prié… Et puis, trop de mystère et de silence entourent la disparition de sa grande sœur. Elle est totalement déconcertée par le refus de sa mère d’en parler, puis par les paroles de l’une de ses cadettes, qui visiblement répète une sorte de fable maudite : « le diable est venu reprendre sa servante. » Aucune autre information sur le sort d’Innocente.
Les tâches, le labeur à la ferme sont rudes et les regards se détournent lorsque la jeune fille cherche à comprendre ce qui suscite la mémoire interdite autour d’Innocente dont l’âme est soi-disant perdue, condamnée à errer et qu’il n’est pas question de prier pour « les enfants du diable ». À la suite d’une fête, effrayée par les masques, Élisabeth demande à son père de retourner au couvent : pourquoi se tourmenter lorsqu’il est si simple d’obéir ? Mais la famille a besoin de ses bras et de son travail.
L’un des garçons du village, qui l’observe, lui dit avoir trouvé le corps d’Innocente près de la cascade, et c’est alors qu’Élisabeth découvre le cahier intime de sa sœur, dissimulé, qui lui ouvre des voies jusqu’alors inconnues, celles de l’exaltation, du sentiment amoureux, de l’expression libre, comme autant de réponses face au silence de son entourage. C’est cette part d’ombre et d’inconnu qui l’attire, après s’être rapproché de trois garçons du village.
« Il est important de rappeler [souligne la réalisatrice] que cette société valaisanne de la fin du XIXe siècle est obsédée par la mort et le Diable. Les enfants vivent dans la peur permanente de l’enfer. On veut leur faire peur pour qu’ils ne s’approchent pas des rivières, des sommets dangereux, pour éviter la mort mais aussi parce que cette société mortifère permet aux dominants de garder un contrôle sur les autres et en particulier sur les jeunes femmes et leur sexualité. »

Innocente s’est-elle suicidée pour fuir le carcan imposé par sa famille et la société ? Son expérience du désir, à la fois physique et mystique, est certes dérangeant pour la vie étriquée, destinée aux femmes, et le carnet, qui semble bouleverser Élisabeth, doit être brûlé, comme pour faire un autodafé des espaces de liberté et de réflexions intimes de la jeune fille. Mais la destruction du carnet n’efface pas pour autant sa prise de conscience d’un désir, qu’elle lie à un mysticisme tendre partagé avec les trois garçons. Carmen Jaquier ajoute : « le désir est transformateur et on peut faire des liens entre comportements sexuels et contestations sociales. D’abord guidée par la sombre quête sensuelle de sa sœur, puis par son propre désir, Elisabeth se confronte à la rigidité de son éducation. Le film nous montre avant tout l’expérience d’un premier baiser, une exploration amicale et non une sexualité orientée vers la pénétration. Ce premier baiser échangé entre Elisabeth et les garçons, c’est aussi toute la vie qui n’a pas été exprimée, accueillie, un jaillissement originel. »

Images magnifiques des corps nus et libérés dans la nature jusqu’alors maléfique, ce qui fait dire à l’un des garçons, « on devrait partir », mais l’autorité, le curé du village, et les villageois, les rattrapent. Considérée comme possédée par le diable, Élisabeth est enfermée et attachée pour l’empêcher de contaminer ses petites sœurs. Inspirée par l’histoire de son arrière grand-mère, Carmen Jaquier dit avoir voulu réécrire son histoire, avec ce premier film, pour donner une autre dimension à celle-ci, porter aussi un autre regard sur l’histoire des femmes trop longtemps niée ou évacuée. Foudre apporte ainsi une vision originale dans la narration de la découverte de la sexualité par une adolescente en même temps que son aspiration à l’autonomie.
Foudre de Carmen Jaquier au cinéma le 22 mai.

Heroico
Film de David Zonana (22 mai 2024)

Pour entrer à l’École militaire et obtenir une couverture sociale pour sa mère souffrante, Luis, jeune homme de 18 ans d’origine indigène, doit passer un interrogatoire avec un militaire, qui lui pose de nombreuses questions sur ses motivations, avant goût humiliant de la brutalité des méthodes du dressage militaire. Il se heurte ensuite au système rigide et institutionnellement violent, conçu pour faire de lui un soldat parfait.
Heroico est un film qui démontre la violence systémique de l’organisation militaire, celle-ci étant renforcée par la relation étroite entre l’identité mexicaine et la normalisation de la sauvagerie militaire, ainsi que les catalyseurs sociaux et économiques qui réunissent les ingrédients nécessaires à son maintien. C’est ce qu’explore David Zonana dans son film pour comprendre et « dépeindre les racines complexes de la violence dans [son] pays : le rôle de ses institutions, de ses structures sociales, de la pauvreté, du colonialisme, de l’identité indigène, du manque d’opportunités et de la marginalisation. […] Ces questions sont celles de toute personne vivant dans le Mexique moderne. »

« Le personnage principal ainsi que la plupart des acteurs sont d’anciens cadets ayant été enrôlés dans l’armée à un moment donné de leur vie [explique le réalisateur]. À mon sens, cela confère au film une authenticité nécessaire. Je voulais prendre le moins de liberté possible. Je ressentais une responsabilité particulière en choisissant de parler d’un monde aussi secret, sur lequel très peu d’informations sont disponibles. » D’autant que les militaires ont une place centrale au Mexique. Cette immersion du jeune Luis dans cet univers violent va peu à peu le façonner, sans qu’aucun de ses proches à l’extérieur ne comprenne ce qui se passe chez le jeune garçon, qui tente dans un premier temps de réagir, mais il est vite récupéré par une machine qui le broie. Autre point intéressant du film, le nationalisme, « une construction moderne qui s’est développée à mesure que l’homogénéisation du monde occidental imprégnait la conscience collective. » Là encore, David Zonana insiste sur le fait qu’un pays ne peut être « réduit à une seule nation. Ceux qui cherchent à englober tout le monde sous un seul drapeau manquent souvent de capacité pour reconnaître une perspective plus vaste, où l’histoire a favorisé certaines nations au détriment d’autres, même au sein d’un même territoire. Heroico aborde ce système complexe à travers l’histoire de Luis, jeune indigène prêt à se battre et à potentiellement sacrifier sa vie pour une nation qui ne reconnaît même pas son propre peuple. Sans parler du fait qu’il devra combattre les cartels, eux-mêmes composés de personnes d’origine indigène. » Les sujets abordés dans Heroico sont complexes et en forment la trame dense. Si les brimades sont cruciales dans le film pour obtenir des machines à tuer, il ne faut pas perdre de vue les racines et le système qui les motive. « Quant à la corruption, elle règne sur presque toutes les sociétés humaines. Elle révèle un aspect de notre nature animale : la priorisation de notre propre bénéfice, quel qu’en soit le coût. »

Un film dérangeant ? Certes il est impossible de ne pas ressentir l’horreur des brimades terribles, la perversion de la hiérarchie qui ferme les yeux sur les exactions des sous fifres pour garder la main sur le régiment, l’institution, sur les méthodes pour briser des jeunes qui arrivent sans formation, coincés dans des situations sociales sans aucune opportunité. La violence du film est comparable à celle de Full Metal Jacket de Stanley Kubrick, Born to kill était inscrit sur le casque en gros plan sur l’affiche, c’est toujours le même système pour l’éradication de la personnalité des jeunes recrues et l’acceptation de commettre les pires crimes, et même de sans réjouir. Le visionnage par les petits chefs de section de scènes de viols et de massacres, qui s’en amusent est une des illustrations de ces abus justifiant la violence contre la violence qui devient la norme au quotidien. Pour cela, il faut asservir les nouveaux arrivés afin qu’ils acceptent le moule de l’institution, ceux qui ne le supportent pas disparaissent ou partent.
Encourager la déshumanisation et la brutalité a des conséquences d’abord sur les soldats et ensuite sur la société elle-même.
Heroico est un film secouant et terrible et, parmi les films sur l’armée, la formation guerrière, les violences engendrées et la déshumanisation, il est l’un des plus forts et des plus profonds.
Heroico de David Zonana à voir à partir du 22 mai.

Brique par brique, mur par mur
Joël Charbit, Shaïn Morisse et Gwenola Ricordeau (LUX)

Il y a d’abord une évidence : les services que les prisons sont censées rendre ne compenseront jamais les torts qu’elles causent. Depuis les années 1960, ce constat d’un immense gâchis a amené un vaste mouvement à œuvrer à l’abolitionnisme pénal : en finir avec toutes les prisons, mais aussi avec les autres institutions qui forment le système pénal, comme la police et les tribunaux. Ce projet politique poursuit ainsi un objectif ambitieux : rendre vraiment justice aux victimes et répondre à leurs besoins, en plus de prévenir les violences systémiques et interpersonnelles.
En prenant appui sur les trajectoires transnationales des mouvements politiques qui ont mis au cœur de leur démarche la critique radicale du système carcéral et judiciaire, cet ouvrage, le premier du genre en langue française, offre une documentation indispensable pour inspirer les luttes contemporaines.

Nous sommes le cri d’un peuple
Histoires de Sëal et Arîn

Loez (Ici bas)

Ce livre entremêle plusieurs histoires. D’abord celle de Newroz Hassan, nom de guerre : Sêal Cudî. Puis celle de Fatma Aktaş, nom de guerre : Arîn Mirkan. Enfin, celle du mouvement de résistance du peuple kurde dont le paradigme politique inspire aujourd’hui des millions de personnes à travers le monde.
Nous sommes le cri d’un peuple n’est pas un récit journalistique, c’est le fruit d’une écriture à l’écoute, pleine de sensibilité, c’est une conversation entre les mots que Sêal et Arîn ont laissé derrière elles, après leur décès sur le champ de bataille, et ceux que l’auteur a recueillis en partant sur leurs traces. Car Sêal, Arîn et les Kurdes en lutte ne sont pas des sujets ; ce sont des camarades.

Un antifascisme de combat
Armer l’Espagne révolutionnaire 1936-1939

Pierre Salmon (éditions du Détour)

Préface de Nicolas Offenstadt

Un aspect méconnu de la guerre d’Espagne : comment des groupes antifascistes révolutionnaires se lancèrent dans la contrebande pour trouver des armes, par tous les moyens.
Le coup d’État militaire de juillet 1936, qui débouche sur une longue guerre civile, engendre aussi une révolution sociale dans une grande partie de la zone républicaine.
Les républicains comme les révolutionnaires cherchent des armes. La République structure un marché qui mélange les circuits légaux et illégaux. La plus grande partie du matériel provient d’URSS, même si d’autres voies sont par ailleurs explorées.
Certaines forces révolutionnaires choisissent les chemins de l’illégalité. Dans ce cadre, anarchistes, trotskistes, socialistes ou communistes, en France et ailleurs, décident d’apporter leur soutien aux camarades qui, venus d’Espagne, avec des mandats incertains, cherchent des armes pour que survive leur révolution.
Dépourvus d’expérience, ces derniers doivent alors s’en remettre à des groupes criminels très éloignés de leurs horizons militants. Décrire cette alliance interlope suppose de faire dialoguer Espagne et France, mais aussi militants, criminels et structures institutionnelles ou partisanes.
Cet ouvrage propose une relecture de l’engagement antifasciste au prisme de l’histoire transnationale. Véritable phénomène de transgressions frontalières, cette contrebande subit en France une forte répression : le nom de la loi n’est pas celui de la révolution.

L’Aiguille et la plume
Jules Gay, Désirée Véret, 1807-1897

Thomas Bouchet (anamosa)

Grand spécialiste de ce siècle bouillonnant que fut le XIXe, l’historien Thomas Bouchet revisite et questionne dans ce livre magistral l’écriture biographique. Il propose un « pas de deux » qui nous fait nous approcher au plus près de ses « personnages » (l’ouvrière de l’aiguille Désirée Véret et l’éditeur Jules Gay), de leurs engagements politiques et sociaux, des « paysages changeants » qui colorent en profondeur les vies – les leurs, les nôtres.
Il naît trois ans avant elle et elle meurt dix ans après lui. Les longues existences respectives des socialistes Jules Gay (1807-1887) et Désirée Véret (1810-1897) entre leurs naissances à Paris et leurs morts à Bruxelles invitent à se demander, à hauteur d’expériences souvent fragmentaires, ce que pouvait signifier vivre, vivre à deux, vivre en société, être socialiste au XIXe siècle. Leurs engagements sont en effet multiples, tant dans leurs milieux respectifs (l’artisanat du textile pour elle, la petite bourgeoisie lettrée pour lui) qu’au-delà : émancipation des femmes et des enfants, communisme, owénisme, fouriérisme et saint-simonisme, anticléricalisme, pacifisme, internationalisme.
Si certaines facettes de la vie de Désirée sont connues des historien·ne·s, le souvenir de Jules s’est en revanche davantage effacé. L’Aiguille et la Plume tente de (re)faire leur connaissance à la lumière de sources inédites, de saisir certaines conditions concrètes de leurs parcours, qui les mena de Paris à Bruxelles, en passant par Londres, Châtillon-sous-Bagneux, Genève ou Turin, d’analyser leurs prises de position dans certains des plus âpres combats de l’époque.
Mariés pendant cinquante ans, Désirée et Jules ont eu au moins en commun la soif de changer la vie en société et d’être heureux. Placer en regard et en dialogue leurs parcours respectifs, montrer des proximités et des dissemblances dans leurs pensées, leurs écrits et leurs agissements, observer aussi d’aussi près que possible la nature et l’évolution de leurs relations avec nombre de leurs contemporain·es, est une façon de faire osciller le genre biographique entre le solo, le duo et le un foisonnant pluriel, de s’essayer à écrire une-deux-plusieurs vies. De la sorte, Thomas Bouchet ne trace pas un récit en ligne droite entre la naissance de Jules à la mort de Désirée. Il se garde des effets de lissage et d’uniformisation trompeurs de l’écriture biographique, Il préfère un dispositif plus hétérogène, en « morceaux ». Il tisse ensemble son récit, les voix de Désirée et Jules, d’autres voix qui s’expriment sur elle, sur lui, sur leur duo. Et ce sont bien des « éclats de vie » qui ressortent, une fois que l’on a cheminé avec Désirée ou Jules, avec Désirée et Jules. « Par mes oeuvres on saura mon nom », écrivait Désirée Véret en 1832 dans La Femme nouvelle. Apostolat des femmes ; par L’Aiguille et la Plume, on sait en effet son nom, celui de Jules Gay, et bien davantage.