Espaces et sociétés
Où est passé le peuple ?
Double numéro coordonné par Anne Clerval et Jean-Pierre Garnier
Entretien avec Anne Clerval, Jean-Pierre Garnier et Violaine Girard
Nous sortons d’une première phase électorale — les municipales — durant laquelle les incitations au vote sur fond de menace frontiste et sur l’air de la citoyenneté responsable n’ont guère innové dans la manipulation grossière de la part des politiques et des médias mainstream , comme on dit.
Des analyses politiques, des débats contradictoires sur les enjeux ou sur les problèmes existants, qui pourraient éventuellement déboucher sur une réflexion ou un questionnement… Point. Il ne reste que les slogans, le jargon, la COM, la pub, car il s’agit avant tout de mettre en place des écrans de fumée. Je vous passe la promotion récurrente du pacte de « responsabilité » et, depuis les résultats, du pacte de « solidarité »… Il faut bien dire que dès que ce genre d’annonce « flon flon » revient en litanie dans le discours politique et se répercute dans le langage, le plus souvent c’est qu’il y a une lacune, dans ce cas précis, de responsabilité et de solidarité. Évidemment, c’est en général destiné à faire passer une pilule amère, celle de la réduction des acquis sociaux, par exemple et entre autres.
Dans ce contexte électoral lobotomisant et navrant de vacuité, mais à rebondissement — la campagne pour les élections européennes commence bientôt —, la revue Espaces et sociétés publie un double numéro au titre « accrocheur » : Où est passé le peuple ?
Certains et certaines peuvent être tenté-es par l’amalgame entre peuple et populisme en guise de critique, pourtant, comme le souligne l’éditorial d’Anne Clerval et Jean-Pierre Garrnier,
« le terme “populisme” manié à l’envi par les politologues et les éditorialistes pour justifier l’amalgame entre les forces politiques de l’extrême droite et de la gauche radicale sert simplement à dessiner l’image répulsive d’un certain peuple, celle d’une masse ignorante manipulée et poussée à la violence par des “démagogues”, image qui permettra de discréditer au passage tous ceux [et toutes celles] qui persistent à situer le peuple du côté de l’émancipation. Or, se préoccuper du sort réservé aux classes populaires par l’urbanisation du capital, analyser la manière dont elles vivent la situation qui en résulte et à laquelle elles font face s’inscrit dans cette dernière perspective, et c’est pour délibérément l’assumer comme telle, que le vocable “peuple” a été préféré. »
Dans un domaine de recherche phagocyté de toute évidence par l’opportunisme et un consensus mou, dont la géographie urbaine n’a pas l’exclusivité, lors d’un entretien accordé à la revue Les Zindigné(e)s , Anne Clerval faisait cette remarque : « on étudie les villes et les disparités sociales en leur sein, avec comme seul horizon la mixité sociale, reprenant les maîtres-mots des gouvernants et de la gauche sociale-libérale autour du lien social, du vivre ensemble, en interrogeant que trop rarement les racines des inégalités, la façon dont le capitalisme façonne la ville, et les rapports de domination qui se jouent dans la ville […]
On explicite rarement ce qu’on entend par “classes moyennes”, “pauvres”, “exclus”, et
on a une vision du politique qui se limite à la décision des élus, en oubliant le rapport de force entre groupes sociaux et la mobilisation politique sur le terrain ».
Depuis les années 1980, on parle de « classes moyennes », d’« exclu-es », évacuant ainsi la notion de classe sociale pour lui préférer un flou politique et ne pas aborder la réalité et les raisons des inégalités sociales. Les rapports de classe perdurent cependant et sont parfaitement illustrés par le partage de l’espace urbain, par la « gentrification » de quartiers populaires et la marginalisation de toute une partie de la population.
La résistance existe toutefois, des formes de résistance, même si elles ne sont que peu
relayées — mais là nous touchons au problème de à qui appartiennent les médias ? —, les résistances existent donc malgré la répression, plus ou moins déguisée, malgré la « stratégie d’enfumage », les « mascarades citoyennes » utilisées par le pouvoir avec le « concours de chercheur-es aligné-es et de leaders associatifs », afin de contrôler les oppositions et plus généralement le « peuple ».
Où est passé le peuple ? se présente comme un dossier qui soulève de nombreuses questions, notamment sur les sciences sociales, des questions trop rarement abordées de nos jours, des questions qui dérangent, des questions qui fâchent…
P.S. : Extrait de l’éditorial
Le premier article, Résister à l’exil, permet d’entrer directement dans le vif du sujet. Pascale Dietrich-Ragon s’intéresse, en effet, à cette partie du peuple qui, bien que comptant parmi la plus défavorisée, n’a pas encore totalement disparu de ce haut lieu de l’urbanité devenue sélective qu’est la capitale de la France. Son enquête sur les mal logés qui ont réussi à y demeurer au prix de devoir se contenter d’appartements exigus voire de simples chambres dans des immeubles souvent insalubres et dégradés, visait à répondre à une question : qu’est-ce qui peut bien y retenir ces habitants ? La réponse est dans le titre : « résister à l’exil », c’est résister au déclassement accru qui, à leurs yeux, résulterait d’un départ pour la banlieue, identifiée au quartiers dits « difficiles » qui jouent de rôle de repoussoir.
Pascale Dietrich-Ragon montre bien le lien, à première vue paradoxal, entre les conditions de travail, fréquemment déplorables, des gens interrogés, et l’attachement à un lieu de résidence de piètre qualité. Car ce qui importe d’abord à ces Parisiens est la localisation du logement et non son état. Qu’ils soient français ou étrangers, avec ou sans « papiers », ils préfèrent vivre dans un lieu décrépit à la surface réduite mais permettant de jouir des aménités liées à de la centralité urbaine, que dans un logement plus vaste et plus confortable situé dans un endroit éloigné et mal desservi, « mal fréquenté » aussi et stigmatisé comme tel, perçu comme une zone de relégation, la marginalisation spatiale venant alors redoubler la marginalisation sociale.
Certes, habiter dans la capitale ne permet pas d’oublier une situation professionnelle désastreuse, l’insalubrité et la dégradation de l’immeuble ne faisant au contraire qu’ajouter au sentiment d’indignité. Mais, outre la proximité des lieux de travail et des équipements » nécessaires à la vue quotidienne, un réseau de relations sociales, familiales et amicales déjà établi sur place, cet ancrage s’explique aussi par les opportunités voire les promesses d’ascension sociale qu’offre la densité et les diversité des emplois accessibles dans Paris. Sans compter le « souci de distinction » qui anime également des habitants qui, bien qu’ils ne fassent évidemment pas partie des privilégiés, sont malgré tout heureux et fiers d’avoir le privilège de vivre dans une ville prestigieuse : Parisiens de deuxième zone » sans doute, mais Parisiens quand même. D’une manière générale, cet article apporte une confirmation supplémentaire de l’importance cruciale de l’élément territorial dans l’idée que les gens se font de leur condition sociale.
En écho à l’article précédent, celui qui suit concerne également des habitants ayant échappé aux processus de délocalisation hors de la capitale qui affectent le gros des classes populaires. Dans le cas étudié par Lydie Launay, ceux-ci ont non seulement été relogés dans Paris par les services municipaux, mais c’est dans les « beaux quartiers » du 8éme arrondissement qu’ils ont pu élire domicile. On devine, dès lors, que la coexistence des nouveaux venus avec les résidents légitimes, c’est-à-dire les « bourgeois », ne s’effectue pas sans gêne d’un côté comme de l’autre, et cela d’autant plus que les habitants relogés appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler les « minorités visibles ». À la domination de classe s’ajoute donc une domination d’ordre racial. Comment réagissent ces habitants confrontés ainsi à une double infériorisation dans l’espace résidentiel local ? L’enquête menée par l’auteure auprès de ces derniers est révélatrice.
Aux « classes populaires racisées » qui, de surcroît se savent minoritaires, au sens quantitatif du terme cette fois-ci, dans un environnement urbain huppé et ressenti comme étranger voire hostile, il reste à choisir entre deux voies. Non pas entre le refus et l’acceptation, le premier leur étant interdit du fait d’un rapport de forces éminemment défavorable, mais entre deux formes d’adaptation. La première, que L. Launay qualifie d’« embourgeoisement », ne serait-il que de façade, consiste à « se plier aux normes et cultures dominantes » en matière de comportements pour tirer parti d’une localisation résidentielle considérée comme un « facteur de valorisation sociale », ce qui conduit souvent les résidents dominés à intérioriser les préjugés dominants relatifs au désordre et à l’insécurité supposés des quartiers populaires. La seconde voie est empruntée par les gens que l’auteure appelle « décalés » parce qu’ils se sentent en porte-à-faux dans un univers socio-spatial où ils ne se sentent à pas à leur place, mais persistent, à la différence des précédents, à essayer de préserver leur mode de vie. Tandis que certains adoptent un profil bas en se réfugiant dans une logique de retrait et de discrétion garante de cette préservation, d’autres prennent appui, d’une part, sur les quartiers populaires qu’ils ont quittés mais où ils ont conservé leurs relations commerciales, familiales et amicales, et d’autre part, sur le réseau d’entraide qu’ils ont réussi a constituer entre eux dans leur voisinage immédiat pour riposter au « racisme plus ou moins feutré » et résister aux injonctions moralisantes qui en émanent.
Ce qui ressort de cette article traitant d’un cas extrême de proximité spatiale imposée, c’est que les bienfaits attendus de la « mixité sociale » par des décideurs et des chercheurs à courte vue devraient être définitivement rangés au rayon des mythes urbains révolus.
Si l’idée qui a longtemps prévalu selon laquelle les classes populaires résideraient en majorité dans les ensembles de logements HLM commence à être sérieusement battue en brèche,
deux autres postulats demeurent encore largement répandus. D’une part, celui qui veut que
ce soient pour ce type de logements que se posent les problèmes majeurs de dégradation tant physique que sociale, et celui présentant la copropriété comme une avancée au regard de la trajectoire résidentielle des couches populaires par rapport à la location en HLM. Or, ce sont
ces deux postulats que deux articles de ce dossier remettent en cause à partir d’analyses de
cas rigoureuses et documentées. Dans les deux cas, les copropriétés étudiées sont présentées comme problématiques, dans l’acception vulgaire du terme : « en « difficulté » à Clichy-sous Bois/Montfermeil, et « dégradées » à Marseille. Et Sylvaine Le Garrec comme Johanna Lees mettent toutes deux en évidence que ces copropriétés font office de « parc social de fait »,
la seconde le signalant dans l’intitulé même de son article. Néanmoins, outre que les terrains d’étude et les contextes locaux ne sont pas les mêmes, les angles d’analyse choisis par chacune des auteures diffèrent.
À Clichy-sous-bois/ Montfermeil, si « difficulté » il y a dans la cité des Bosquets que Sylvaine Le
Garrec a pris pour exemple d’un phénomène qui touche nombre de copropriétés en France accueillant des populations que l’on qualifie de « vulnérables » ou de « fragiles » pour ne pas dire « pauvres », c’est en premier lieu celle rencontrée par celles-ci à payer des charges exorbitantes pour un entretien des immeubles qui brille souvent par son absence. D’où une multiplication des impayés, y compris de loyers en augmentation constante pour compenser ces derniers, et une aggravation de la précarité pour les familles résidentes.
Cette situation résulte d’un enchaînement de circonstances dont Sylvaine Le Garrec retrace
les grandes lignes, mêlant les visées spéculatives risquées des acteurs privés initiaux et la politique aberrante des pouvoirs publics via les bailleurs sociaux qui ont pris le relais, avec pour point d’aboutissement la concentration dans cette copropriété comme dans bien d’autres des populations les plus discriminées — notamment immigrées — dans l’accès au logement privé
et au logement social officiel. Les démolitions/reconstructions en cours n’arrangent rien puisque, sous couvert de favoriser la « mixité sociale », les logements neufs sont destinés
à des ménages au statut social plus élevé tandis que le relogement des locataires s’effectue à l’intérieur du quartier dans des bâtiments dégradés voire de nouveau voués à la démolition.
Quant aux propriétaires occupants pour qui il avait été plus facile d’acheter à crédit un appartement aux Bosquets que d’obtenir un logement locatif privé ou HLM, « l’accession à la propriété, loin d’être un gage de sécurité et de représenter une progression dans leur trajectoire résidentielle et sociale, se révèle être pour eux un piège qui les conduit vers un processus d’endettement, de paupérisation et de marginalisation sociale ». Au bout du compte, on en arrive à ce résultat dont S. Le Garrec pointe le caractère paradoxal : « les copropriétés privées manifestent des signes de délabrement, de délaissement et de paupérisation bien plus impressionnants encore que les quartiers HLM les plus disqualifiés ».
Le constat opéré par Johanna Lees n’est guère plus réjouissant. Mais sa démarche se distingue de celle de S. Le Garrec car c’est un analysant, sur la base d’entretiens avec les personnes directement concernées, les parcours résidentiels des locataires de trois copropriétés dégradées marseillaises qu’elle en arrive à une conclusion analogue. L’hypothèse de départ était que « la copropriété dégradée aujourd’hui participe de moins en moins d’un lieu de passage dans un parcours résidentiel ascendant. Remplissant la fonction de logement social de fait, elle s’apparente plutôt à une impasse ». Une hypothèse dont les trajectoires et les commentaires des gens interrogées confirmeront le bien-fondé. Ce qui conduit J. Lees à opposer une étape où l’accès à un logement dans une copropriété pour une population composée en majorité d’immigrants étrangers ou des TOM-DOM est perçue de façon positive, à une autre où l’impression qui prédomine est d’être « assigné à résidence ». Le contraste entre les deux étapes est illustré par des extraits d’entretiens qui montrent bien ce qui nourrit la satisfaction puis la déception des locataires au fur et à mesure que se prolonge le séjour, de plus en plus en plus forcé, dans la copropriété. Avec une conclusion qui, avec une autre formulation, rejoint celle de S. Le Garrec : « l’ascenseur résidentiel proposé par l’habitat en copropriété dégradé semble donc à l’image des ascenseurs de ces bâtiments : en panne ». L’auteur aurait pu ajouter « à l’image aussi de l’ascenseur professionnel » si cela ne contredisait pas le postulat du sociologue Denis Merken qu’elle fait sien selon lequel, sous prétexte que « l’action publique cible aujourd’hui l’habitant plus que le travailleur », l’identité des classes populaires tend à migrer du travail vers l’habitat.
***
La justesse du postulat de Denis Merken pourrait cependant être apparemment attestée par les deux articles qui suivent où l’auto-affirmation de l’identité collective d’individus appartenant aux classes populaires prend place dans la sphère du hors travail dans un cadre local.
Le premier, de Samuel Deprez et Philippe Vidal, traite d’un habitat auto-construit aux limites de la ville du Havre sur le littoral comme expression d’une « quête d’ailleurs » de la part des couches populaires. Des travailleurs et des retraités assez financièrement démunis sans l’être tout à fait y concrétisent non loin de chez eux dans une illégalité jusqu’ici tolérée par les autorités le rêve pavillonnaire que leurs faibles revenus leur interdisent de réaliser ailleurs. Un rêve qui n’a donc rien de subversif et que n’inspire d’ailleurs aucun militantisme. Il s’agit tout simplement pour eux, comme pour beaucoup d’autres habitants plus chanceux parce que plus riches ou moins pauvres qui peuvent se payer une résidence secondaire, de s’évader de temps à autre de l’univers contraint de l’existence en HLM, évasion où ce qu’ils fuient importe autant que ce qu’ils recherchent. D’un côté, l’agitation, les nuisances sonores ou olfactives de la ville, l’enferment dans le logement et l’insécurité à l’extérieur, l’anonymat d’un cadre de vie normalisé et d’un voisinage humain sérialisé ; de l’autre, le calme, l’immersion dans un environnement naturel — la vue sur la mer, le plein air — ou ressenti comme tel — la verdure des jardins et des haies, la possibilité de se fabriquer soi-même avec les moyens du bord un domicile de rechange, la construction d’un « monde commun » fondé sur l’interconnaissance, l’entraide et la solidarité. Avec une grande précision renforcée par les illustrations et beaucoup d’empathie, les auteurs décrivent les « différentes facettes de cet habitat véritablement populaire et le « vécu » de ceux qui l’ont bâti et aménagé, promis sans doute à la disparition « pour cause d’utilité publique ».
C’est par conséquent en tant que citadins désireux de rompre ponctuellement et partiellement avec le mode de vie urbain, et non en tant travailleurs, que ces pionniers d’une bi-résidentialité d’un nouveau type affirment leur identité. Sauf que la nécessité, la possibilité et la manière de le faire seraient incompréhensibles si l’on ne tenait pas compte de leur ancrage de classe prolétarien présent ou passé.
L’article qui suit, de Violaine Girard, semble a priori apporter de l’eau supplémentaire au
moulin des adeptes de l’hypothèse d’une migration de l’identité des classes populaires du
travail vers l’habitat. C’est, en effet, la mobilisation sur la scène locale, associative et municipale, des « fractions » ou, plus exactement, les couches stables ou en ascensions appartenant à ces dernières qui est au centre de l’analyse de l’auteure dans une étude prenant pour cadre non pas un quartier mais une commune périurbaine où ces couches sont fortement présentes… et représentées. Une mobilisation où le local n’est plus un lieu d’une revendication et de conquête d’une quelconque autonomie de classe politisée, mais investi au contraire
« sur le registre de l’apolitisme ».
L’objectif de l’auteure, toutefois, n’est pas de débattre sur le sens de cette dépolitisation et ses implications, mais de « nuancer » c’est-à-dire, en fait, de combattre la thèse, en vogue dans certains milieux politiques et médiatiques, qui dépeint les ménages ouvriers ou employés périurbains comme des laissés pour compte de la mondialisation et de la métropolisation, les territoires correspondants devant dès lors être considérés comme de « nouveaux » espaces de relégation des classes populaires. À l’encontre de la supputation qui en découle d’un repli sur elles-mêmes de ces dernières, V. Girard montre pourquoi et comment ces strates supérieures du peuple parviennent, là où elles sont numériquement dominantes, à l’être aussi socialement et institutionnellement sinon politiquement. Car si engagement politique il y a, il a peu à voir avec ce que l’on entend d’ordinaire par cette expression : « les affaires municipales y sont appréhendées sur un mode concret, selon une grille de lecture opposant la gestion locale aux orientations partisanes ou politiques ».
Ainsi cette d’aristocratie populaire, si l’on peut dire, parvient-elle à acquérir une sorte d’hégémonie dans ce type de commune grâce au rôle joué par une sociabilité de proximité spécifique très éloignée de celle des « quartiers ouvriers traditionnels marqués par la clôture sur soi du groupe ouvrier, autour du clivage “ eux/nous ” », et par les « signes de respectabilité associés à l’espace pavillonnaire, par opposition à l’image stigmatisée des grands ensembles d’habitat social ». Avec pour corollaire logique, sur place, « la mise à distance de certains habitants appartenant aux fractions plus démunies des classes populaires ».
À l’heure où les identifications professionnelles apparaissent fortement déstabilisées dans les milieux populaires, sous l’effet, entre autres, de la flexibilité et de la précarité, l’ancrage résidentiel semble ainsi prendre le relais, du moins pour les travailleurs les plus qualifiés, confirmant par là en partie le diagnostic de Denis Merken. Reste à savoir ou plutôt à juger si l’« appartenance locale » et la « respectabilité sociale » en lesquelles V. Girard discerne les deux piliers de la construction d’une nouvelle identité populaire peuvent être intégrées aux valeurs progressistes auxquelles la référence au « peuple » a pu être longtemps associée.
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« Comment étudier les classes populaires aujourd’hui ? » Telle est l’interrogation formulée en guise d’intitulé par le collectif de chercheurs Rosa Bonheur, auteur du dernier article, à laquelle ils se proposent de fournir un début de réponse au travers d’« une démarche d’ethnographie comparée ». L’apport de ce travail est multiple.
Il tient d’abord à son caractère multi-site — trois contextes nationaux ont été choisis (France, Espagne, Argentine) — et au long cours puisque l’article constitue un premier bilan d’étape d’une enquête qui se poursuit. À partir de deux entrées problématiques, celle du territoire et celle des tensions entre autonomie et contraintes, les auteurs s’attachent à décrire l’ensemble des pratiques de « débrouille », à la fois matérielles et symboliques, construites par des prolétaires en réponse aux processus de désalarisation. Ces activités souvent « informelles », qui font l’objet d’une description détaillée grâce à une immersion dans le milieu étudié, sont présentées comme analyseurs des recompositions des classes populaires à l’œuvre dans les sociétés contemporaines. Recompositions qui contrastent, en les complexifiant, avec les analyses habituelles ou ce qui en tient lieu, sur leur décomposition.
En effet, et c’est là le second apport de l’article, la démarche adoptée est à même
d’invalider certaines approches à la fois simplistes et « misérabilistes » portant sur les classes
« subalternes » aujourd’hui, notamment celles fondées sur le postulat unilatéral de leur irrémédiable délitement. À partir d’exemples concrets, les auteurs montrent que l’initiative, la créativité et la solidarité populaires sont plus que jamais au rendez-vous, même si cette résistance à l’ordre des choses existant, réelle bien que peu « politique », se déroule sur des terrains et selon des formes évidemment différents de ceux de l’époque où le mouvement ouvrier était en plein essor.
Enfin il faut souligner une posture particulière de recherche revendiquée par les auteurs qui mériterait d’attirer l’attention de leurs collègues. La signature collective — pas moins de sept enseignants-chercheurs ! —, pourra étonner voire choquer certains. Mais, solidaires de ces auteurs, nous nous associons à leur refus, « à rebours des politiques d’évaluation individuelle des universitaires, que le travail de pédagogue et de chercheur se dissolve dans l’individualisation ». En rupture avec le règne de la concurrence soi-disant libre et
non faussée qui n’épargne pas le milieu de la recherche, il nous semble qu’il faille
encourager une démarche fondée sur « l’affirmation de la nécessaire dimension collective
de nos pratiques professionnelles ».