Chroniques rebelles
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Samedi 24 février 2024
Regards Satellites. Panorama des Cinémas du Maghreb et du Moyen Orient. Les Derniers hommes de David Oelhoffen. Il n’y a pas d’ombre dans le désert de Yossi Aviram. La Mère de tous les mensonges de Asmae el Moudir. Débâcle de Veerle Baetens. Racismes d’État, États racistes. Une brève histoire d’Olivier Le Cour Grandmaison (éditions Amsterdam)
4h — Chroniques syndicales et chroniques rebelles
Article mis en ligne le 27 février 2024

par CP

Regards Satellites
Du 27 février au 11 mars

Panorama des Cinémas du Maghreb et du Moyen Orient
Le PCMMO de 2024 se tient du 28 février au 11 mars

Les Derniers hommes
Film de David Oelhoffen (21 février 2024)

Il n’y a pas d’ombre dans le désert
Film de Yossi Aviram (28 février 2024)

La Mère de tous les mensonges
Film de Asmae el Moudir (28 février 2024)

Débâcle
Film de Veerle Baetens (28 février 2024)

Eureka
Film de Lisandro Alonso (6 mars 2024)

Racismes d’Etat. Etats racistes
Une brève histoire

Olivier Le Cour Grandmaison (éditions Amsterdam)

Regards Satellites
Du 27 février au 11 mars

Regards satellites est un festival qui favorise une approche multiculturelle, par le biais du cinéma, des « regards frondeurs et politiques sur la société ». Et comme l’écrit Laurent Callonnec : « Après 23 éditions thématiques, les journées cinématographiques dionysiennes ouvrent un nouveau chapitre et prennent le nom de Regards Satellites.
Cette nouvelle appellation correspond davantage à son identité et à sa ligne artistique [et à son engagement] : Regards satellites va s’attacher à proposer d’autres pistes dans la création cinématographique, à la rencontre des cinémas du monde entier qui font la part belle aux regards indépendants et “satellites” du cinéma dominant. Ces vingt dernières années, de nouveaux courants esthétiques et de nouvelles façons d’interroger [la] société se sont incarnés. » Dans la production cinématographique entre autres, avec des films originaux, rares et fascinants proposés au public, accompagnés par des cinéastes comme Bertrand Mandico, Youssef Chebbi, Adila Bendimerad & Damien Ounouri, et pour souligner encore les liens existant avec les chroniques rebelles, il y a également le Panorama du Cinéma Colombien, autre festival étonnant, côté découvertes.

Regards satellites se déroule du 27 février au 11 mars, et nous aurons donc l’occasion de revenir sur la programmation et les surprises du festival jusqu’au 27 février, qui a choisi pour sa soirée d’ouverture à 20h : le nouveau film de Lisandro Alonso, Eureka.
En consultant la programmation des Regards Satellites et la liste des cinéastes invités, cela nous a donné l’idée de chercher dans les archives des chroniques pour y trouver quelques entretiens et d’en choisir des extraits. À commencer par la rencontre avec Youssef Chebbi, réalisateur de Ashkal, et la comédienne Fatma Oussaifi.
Ashkal de Youssef Chebbi
C’était un projet immobilier du régime Ben Ali sur le site de Carthage, la ville antique détruite par le feu, tout un quartier fantomatique dont la construction a été abandonnée au moment de la chute du régime. Dans un des bâtiments du quartier, pompeusement baptisé les Jardins de Carthage, deux flics, Fatma et Batal, découvrent le corps calciné de l’un des gardiens du chantier. Rien n’explique le geste et il ne semble pas avoir eu d’agression. Le cas est bientôt suivi par des immolations qui paraissant volontaires, sans que le mystère soit levé sur un geste qui devient récurrent dans le décor troublant du quartier désert aux fenêtres aveugles.
Fatma, la jeune policière cherche à comprendre les raisons de ce qui devient un phénomène tandis que, parallèlement, une commission d’enquête est mise en place pour déterminer les responsabilités de la police dans les exactions durant le régime Ben Ali. Si Fatma, femme indépendante et nouvelle dans la profession, n’est pas concernée, son collègue Batal l’est, il fait partie de cette génération qui a commis des abus et est mouillé dans des actes répréhensibles et la corruption. Les immolations sans trace de carburant se poursuivent et le seul indice est un jeune homme mystérieux dont le portrait robot ne révèle rien, « il donne le feu » dit un témoin. Le thriller bascule dans le fantastique, mis en scène dans un décor graphique et soutenu par une bande son très présente.
Ashkal qui signifie formes, motifs, est construit comme un jeu de pistes dans un décor métaphorique et vertigineux. Fatma est la seule qui semble entrevoir le mystère, ou plutôt elle pressent ce que signifie cette vague d’immolations, des formes qui se fondent dans le feu et sur les murs d’une cité abandonnée.
Ashkal de Youssef Chebbi a remporté l’Antigone d’or au 44e festival CINEMED.

Parlons à présent d’un film historique, grandiose, épique… Et d’une rencontre avec deux cinéastes majeurs, la comédienne cinéaste Adila Bendimerad et son co-auteur, Damien Ounouri…

La Dernière reine de Adila Bendimerad et Damien Ounouri
Algérie, 1516. Le pirate Aroudj Barberousse libère Alger de la tyrannie des Espagnols, mais prend le pouvoir sur le royaume. Malgré leur alliance, il aurait assassiné le roi Salim Toumi, dont la seconde femme, Zaphira, va lui tenir tête. Entre mythe et histoire, Zaphira représente le combat d’une femme seule contre tous pour le royaume d’Alger.
Dans le récit de la Dernière reine, Adila Bendimerad et Damien Ounouri se lancent à la conquête de l’histoire algérienne, en même temps qu’à l’imaginaire d’une identité oubliée, bien longtemps avant l’histoire coloniale. Le récit se situe au XVIe siècle, avant l’occupation ottomane, et met scène la reine Zaphira et sa résistance, notamment au pirate Barberousse. Son statut contesté — entre légende et réalité — offre l’opportunité d’aborder une histoire méconnue à travers celle d’une héroïne tragique dont certains nient l’existence réelle. Or, Zaphira symbolise la question de l’effacement des femmes dans l’Histoire et la force d’évocation de la légende à une époque cruciale et jamais représentée de l’Histoire algérienne. Légende ou réalité, cette femme continue de marquer l’imaginaire algérien et cela a suscité « un désir de cinéma [souligne Adila Bendimerad]. Une nécessité politique et poétique, pour l’Algérie mais aussi pour le monde. » Les œuvres cinématographiques tournent majoritairement autour de figures héroïques masculines et les femmes reconnues sont généralement celles qui ont pris les armes. « Zaphira au milieu de tout cela était dissonante, sensuelle et surtout pas consensuelle. » Et Damien Ounouri d’ajouter : « Je ne me retrouve pas dans cette glorification majoritairement masculine. J’avais envie de faire des fictions autour du féminin. On ne peut pas mieux parler d’une société ou d’un monde qu’en parlant et en partant des femmes. [De plus], on ne peut pas continuer à avancer avec les trous noirs du passé sans savoir où s’adosser. » Raconter l’histoire de l’Algérie à travers un récit cinématographique avant la colonisation, c’est rare, et d’ailleurs en trouver des empreintes n’est guère aisé : « en enclenchant cette démarche [explique Damien Ounouri], nous nous sommes vite retrouvés dans le désert car il n’existe pratiquement aucune trace de ce passé ». Alors pourquoi ne pas « partir d’une femme enfermée dans un harem et dans les codes du patriarcat, et qui va exploser les lignes, presque en improvisant, accidentellement et par instinct, [c’est inscrire ainsi] l’histoire de quelque chose entre la volonté, les possibilités et la fatalité. »
Le projet de film d’époque se heurtait toutefois à un autre handicap de taille concernant les décors naturels : « Tous les palais ont été rasés pendant la colonisation, plus des trois quarts des médinas et Casbahs ont été détruites en Algérie. » Il a donc fallu restaurer, réaménager ce qui demeurait et tourner dans différentes villes pour trouver les décors du film. Ce qu’il importait de montrer, c’était le rôle des femmes, malgré les injonctions du patriarcat. « Au cinéma [conclue Damien Ounouri], j’aime que ce corps féminin étonne, bouscule les regards de notre public habitué à voir dans la vie des “corps féminins hautement contrôlés”. »
La Dernière reine de Adila Bendimerad et Damien Ounouri est une première œuvre qui marque certainement la réappropriation de l’histoire algérienne par le cinéma algérien : une histoire tout à la fois culturelle et épique.

Après cet extrait d’entretien avec Adila Bendimerad & Damien Ounouri en 2022, une autre carte blanche est également donnée au réalisateur Arthur Harari, qui a gagné le prix du syndicat de la critique en 2022 pour son film :
Onoda. 10 000 nuits dans la jungle d’Arthur Harari
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la défaite du Japon est certaine, néanmoins sur ordre d’un major de l’école militaire, le jeune Hiroo Onoda est envoyé en mission sur une île des Philippines, peu de temps avant le débarquement états-unien, avec ordre de former un groupe de soldats pour harceler l’ennemi. De défaite, il n’est pas question, se sacrifier non plus, mais être autonome et survivre quoiqu’il arrive. Pris entre cette contradiction — l’obéissance absolue à la hiérarchie militaire et l’obligation d’être son propre chef — le soldat Onoda se sent d’autant plus responsable et inébranlable dans sa volonté de ne jamais se rendre. Il forme ainsi quelques hommes suivant une doctrine révélée par le major : la guerre secrète. La fidélité à l’empire et le refus de se rendre se perpétue durant vingt neuf ans pour Hiroo Onoda, avec la certitude que sa hiérarchie ne l’abandonnera pas et viendra le rechercher, lui et ses hommes, après la victoire.
Vingt neuf ans plus tard, un bateau accoste sur l’île, mais c’est un jeune homme qui débarque, venu rencontrer Onoda, resté seul dans la jungle après la mort et le départ de ses compagnons. Le jeune homme connaît son refus d’accepter la reddition du Japon et pour le rencontrer, il diffuse la chanson que son groupe chantait, mais Onoda menace le jeune homme.
Pour Onoda, le devoir est de mener une forme de guérilla contre la population philippine qui en paye le prix fort. Dans les nombreux débats qui prendront place dans les médias, « très peu d’attention a été portée aux dommages subis par les habitants de l’île de Lubang alors qu’une trentaine de cas d’homicide ont été répertoriés. » Le film d’Arthur Harari le montre bien avec les destructions de récolte par les soldats, l’exécution d’un paysan et l’assassinat d’une jeune Philippine. Jamais il n’y aura de confrontation avec les soldats états-uniens, au loin la vision de bombardements et un paquet de cigarettes flottant sur un ruisseau. Lorsqu’une délégation japonaise, accompagnée par son père, tentera de prendre contact pour confirmer la fin de la guerre et laissera des journaux ainsi qu’une radio, rien n’y fait. Onoda est convaincu qu’il s’agit de propagande ennemie et qu’il doit rester fidèle à la « mission » de guerre secrète.
Arthur Harari explique que « le film devait devenir une expérience de réalité. […] Il fallait que la pluie tombe sur les spectateurs. Là encore, un équilibre entre l’harmonie classique et un aspect direct, immersif [était nécessaire] pour créer une expérience particulière du temps et de l’espace. » Inspiré d’une histoire réelle suscitant de nombreux débats au Japon et ailleurs, le film montre les conséquences de la manipulation au nom d’une guerre secrète. Si certains l’ont considéré comme un héros, et d’autres comme une victime de l’éducation militaire inculquée à de jeunes recrues fanatisées, la fascination du public pour Onoda « a été utilisée comme un symbole, admirable aux yeux des conservateurs nationalistes, qui ne regrettent pas le passé colonialiste et guerrier du Japon. » Onoda. 10 000 nuits dans la jungle d’Arthur Harari ou l’horreur de la guerre dans toute son absurdité. Une démonstration mémorable.

Nous terminons ce tour des Regards Satellites avec un réalisateur que nous aimons beaucoup dans les chroniques, Bertrand Mandico. Entrer dans son univers c’est un peu forcer les portes d’un nouveau surréalisme, où se mêlent les influences de Maldoror, de Jean Cocteau et de bien d’autres, de Rainer Fassbinder dont il se réclame par rapport à une boulimie de création, tout à la fois, ludique, tragique, ironique. Autrement dit, il casse la baraque, il tourne en 35mm, trucages en direct sur les tournages, créations des décors, références reprises de cinéphiles, dessins et beaux textes, un artisan étonnant du cinématographe qui s’amuse des labyrinthes. Toujours surprenant, depuis ses premiers courts métrages, et idem pour ses trois longs métrages, accompagnés des musiques de Pierre Desprats… C’est je pense l’un des réalisateurs français les plus inventifs et les plus libres. Carte blanche est donnée à Bertrand Mandico au cours des Regards satellites qui se déroulent du 27 février au 11 mars

Panorama des Cinémas du Maghreb et du Moyen Orient
Le PCMMO de 2024 se tient du 28 février au 11 mars

Depuis 2006, le Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient propose de découvrir sur grand écran richesse, la créativité et la diversité des cinématographies du Maroc, d’Algérie, de Tunisie, d’Egypte, de Palestine, l’Israël, du Liban, de Syrie, d’Irak, d’Iran… et des diasporas dans le monde, lors de projections accompagnées de rencontres avec les équipes des films et des personnalités du cinéma.
Panorama des Cinémas du Maghreb et du Moyen Orient
WWW.PCMMO.org

Au Cinéma l’Écran de Saint Denis
— SOIRÉE D’OUVERTURE - Jeudi 29 février
20h30 — Danser sur un volcan de Cyril Aris. Excellent documentaire sur un tournage au
moment de l’explosion au port de Beyrouth en 2020.
— Vendredi 1er mars
20h30 — La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir.
— Samedi 2 mars
20h30 — Six pieds sur Terre de Karim Bensalah. Rencontre avec le réalisateur et son comédien.
Sofiane, fils d’un ex-diplomate algérien, a beaucoup voyagé. Victime d’une décision
administrative, il est soudain sous la menace d’une expulsion. Alors pour régulariser sa
situation, il accepte de travailler pour des pompes funèbres musulmanes.
— Dimanche 3 mars
15h00 — Un été à Boujad d’Omar Mouldouira. Rencontre avec le réalisateur.
Très joli film personnel sur un adolescent revenant au bled.
17h15 — Inchallah un fils d’Amjad Al Rasheed. Rencontre avec le réalisateur.
Jordanie, de nos jours. Après la mort soudaine de son mari, Nawal, 30 ans, doit se battre
pour sa part d’héritage, afin de sauver sa fille et garder sa maison, dans une société où avoir
un fils peut tout changer.
— Jeudi 7 mars
14h00 — Reines de Yasmine Benkiran. Rencontre avec la réalisatrice.
— Vendredi 8 mars
18h30 — Alger insolite ! (Tahia Ya Didou) de Mohamed Zinet (Patrimoine, 1971)
20h45 — Bye Bye Tibériade de Lina Soualem. Rencontre avec Hiam Abbass, actrice et
protagoniste du film, Nadine Naous, co-scénariste, et Gladys Joujou, monteuse.
— Samedi 9 mars
14h30 — Le Festival Panafricain d’Alger 1969 de William Klein (Patrimoine, 1969)
16h30 — Le Chat du Rabbin de Joann Sfar. Jeune public.
18h30 — Classified People de Yolande Zauberman (Patrimoine, 1987).
Rencontre avec la réalisatrice (sous réserve).
— Dimanche 10 mars CLÔTURE PCMMO
11h00 - 11h45 | Table ronde : De quelles images sommes-nous faits ?
Conversation avec Wassyla Tamzali et Marie José Mondzain et signatures de leurs ouvrages.
14h30 | Omar Gatlato de Merzak Allouache (Patrimoine, 1976)
17h00 — Marin des montagnes de Karim Aïnouz. Rencontre avec le réalisateur
Dans les salles partenaires
IMA - L’Institut du Monde Arabe, Paris 5e
— Lundi 11 mars à 20h30 — Backstage de Afef Ben Mahmoud et Khalil Benkirane.
Backstage de Afef Ben Mahmoud et Khalil Benkirane, pour moi : un coup de cœur.
Le film ouvre sur une scène de danse contemporaine fulgurante, filmée en totale osmose
avec les mouvements des danseurs et des danseuses. Backstage est une immersion dans les coulisses d’une troupe de danse tunisienne en tournée au Maroc. Lors de la représentation, Aida, l’une des danseuses, provoque Hedi, son partenaire de vie, celui-ci la blesse intentionnellement sur scène. L’incident bouleverse la troupe et peut mettre fin à la tournée.
De la première scène fascinante, on bascule subrepticement en une réalité onirique et
Magique, une errance de la troupe dans la forêt du Haut Atlas suite à une panne de car.
La marche nocturne est à la fois fantastique et dévoile les liens complexes entre
chacun et chacune, les langues se délient, les secrets se révèlent, moments entrecoupés
d’éléments de gestuelle dansée en improvisation. Chorégraphie, croyances, mythes,
blessures, jalousie, réflexions sur l’existence se mêlent au cœur d’une nuit où les esprits
de la forêt interviennent. Un conte philosophique moderne sur fond d’expression corporelle…Le film n’est pas encore distribué, alors à ne pas manquer
Cinéma Le Louxor, Paris 10e
— Lundi 4 mars à 20h00 — Années en parenthèses de Hejer Charf. Rencontre avec la réalisatrice.
Espace 1789, Saint-Ouen
— Jeudi 7 mars à 20h20 — Bye Bye Tibériade de Lina Soualem
Le Studio Aubervilliers
— Dimanche 10 mars à 11h00 — La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo
14h30 | Conférence : La Bataille d’Alger et la censure de la guerre d’Algérie dans le cinéma français, par Claudine Le Pallec-Marand, enseignante, docteure en cinéma, animatrice du Ciné-Club du Studio.
Panorama des Cinémas du Maghreb et du Moyen Orient
du 28 février au 11 mars.

Les Derniers hommes
Film de David Oelhoffen (21 février 2024)

9 mars 1945. L’armée japonaise lance un assaut foudroyant contre les troupes françaises en Indochine. Une colonne de légionnaires doit évacuer dans l’urgence un camp devant l’avancée japonaise, abandonnant les blessés, pour tenter de rallier en Chine les bases alliées. Ce qui implique de marcher 300 km au cœur de la jungle. Une histoire méconnue et un épisode qui n’a guère de place dans le roman national, il n’est en effet guère glorieux pour la France. Ces hommes font partie d’une « non-histoire » et beaucoup d’entre eux, après leur capture par les Japonais et leur retour en France ont été jugés pour pétainisme :
« à cette époque-là, les légionnaires du 5ème régiment étranger d’infanterie en Indochine sont à près de 50 % allemands, pas forcément antinazis. On y trouvait des fascistes italiens, des espagnols mais aussi des antifascistes des deux bords et des Juifs. En 1940, la France avait exfiltré vers l’Extrême-Orient un détachement de légionnaires juifs, engagés pour survivre ». Comme l’explique le réalisateur, son choix était « de filmer un groupe d’hommes qui sont les représentants d’un monde qui va à sa perte, une impasse historique qui s’inscrit dans les corps. Ils n’ont nulle part où aller, mais ils doivent continuer à avancer. » C’est un groupe de légionnaires, aux convictions différentes, traqué par un ennemi dans une forêt tropicale, engagés au départ dans un combat pour la France ou plutôt pour son empire colonial : « on est dans l’absurdité de l’absurdité. »
Dans une mise en scène totalement immersive, le périple dans la jungle accompagné par le récit des faits en voix off, illustre parfaitement le découragement des hommes, la peur de disparaître sans laisser de trace, la tension entre l’instinct individuel de sauver sa peau et l’autorité du chef. Peu à peu, les différentes personnalités du groupe se distinguent à travers un geste, une parole, la volonté de déserter, l’absurdité de la situation… Finalement une seule chose est commune : survivre. Cependant les conditions de la fuite sans savoir ce que l’on va rencontrer au final, aucun moyen de s’informer, le manque de nourriture, les maladies, les tensions internes au groupe, l’environnement hostile et l’ennemi omniprésent vont créer des « décrochages du réel ». Ces moments étonnants offrent au public une possibilité d’approcher une réalité à la fois prégnante et fantasmée, en même temps que la perception de la complexité des personnages confrontés à une situation extrême.
Dans le film, le son accentue le réalisme de l’image. Pour le réalisateur, c’était « un véritable enjeu car la forêt tropicale est extrêmement bruyante. Il est presque impossible de bien capter les dialogues. L’ambiance sonore est souvent écrasante. Il a fallu assez souvent postsynchroniser les acteurs, nettoyer le son brut pour remettre des sons de nature ». Toutefois, il faut souligner que dans les parties réalistes, tournées en caméra à l’épaule, les lumières sont extrêmement travaillées.

Dans les Derniers hommes il n’y a pas de héros, loin de là, c’est un récit de personnages subissant de plein fouet l’absurdité de la guerre et du piège qu’elle représente : une guerre coloniale pour les intérêts d’un pays qui les ignore et les utilise.
Les Derniers hommes de David Oelhoffen en salles depuis le 21 février 2024.

Il n’y a pas d’ombre dans le désert
Film de Yossi Aviram (28 février 2024)

À Tel Aviv, Ori croise par hasard Anna, une écrivaine française, lors du procès d’un ancien nazi ayant vécu dans le pays sous une autre identité. Ori est bouleversé de reconnaître cette femme dont le souvenir le hante depuis des années, mais qui ne semble absolument pas se souvenir de lui. Il insiste et prétend avoir vécu avec elle une histoire d’amour à Turin, 20 ans plus tôt, il a lu tous ses livres et pense qu’elle lui en veut et feint de ne pas le connaître. Anna, qui attend son père pour venir témoigner au procès, le prend simplement pour un affabulateur.
Ori est lui-même écrivain, mais sans succès, est hanté par son histoire avec Anna qu’il aurait rencontré à Turin, une rencontre liée à la mort de Primo Levi et à la mémoire des rescapés. Le récit de cette rencontre à Turin est évoqué sous forme d’animation, est-ce un fantasme ou la réalité ? C’est à coup sûr un double récit, ou un récit qui se dédouble, puisque Anna a décrit la rencontre dans l’un de ses romans, un récit qu’ensuite Ori se réapproprie comme la réalité. Là encore : fiction et/ou réalité ? S’il s’agit d’une fiction, elle est vécue avec une telle force par Ori qu’on ne sait plus où se situe la réalité et quelle est la part de vérité dans l’aventure de Turin. « L’imaginaire est plus harmonieux que la réalité ça c’est sûr, et est-ce qu’il est pour autant moins vrai ? [se demande Yossi Aviram] C’est pour ça qu’il y a une nouvelle apparition de l’animation dans l’épilogue. De toute façon nous sommes dans un film, ce qui relève par définition de l’imaginaire. »

Il réussit à entraîner Anna dans un voyage au milieu du désert où il a découvert un squelette non identifié. Anna, tout d’abord agacée, puis excédée, accepte d’entrer dans l’imaginaire d’Ori, de lire son manuscrit et finit par se demander où sont les limites du monde réel et du monde fictif.
Le souhait du réalisateur est que le public se pose la question, pendant l’épilogue — est-ce réel ou imaginaire ? —, mais d’ailleurs est si important ?
Il n’y a pas d’ombre dans le désert de Yossi Aviram en salles le 28 février 2024.

La Mère de tous les mensonges
Film de Asmae el Moudir (28 février 2024)

Casablanca. La cinéaste Asmae El Moudir cherche à démêler les mensonges qui se transmettent dans sa famille. Grâce à une maquette du quartier de son enfance et à des figurines de chacun de ses proches, elle met en scène son histoire personnelle et celle du Maroc. « Le 20 juin 1981 à Casablanca, pendant les “Années de plomb”, un soulèvement populaire connu sous le nom d’émeutes du pain secoue la ville. Des hommes et des femmes issus des quartiers les plus défavorisés manifestent contre l’augmentation injuste du prix de la farine. Ces augmentations, imposées par le gouvernement, ont poussé les principaux syndicats à lancer un appel à la grève nationale. Des milliers de personnes ont répondu à cet appel et sont descendues dans la rue, principalement dans les quartiers défavorisés. Les manifestations se sont rapidement transformées en émeutes et ont été violemment réprimées par les forces de police, qui ont tiré sur les manifestants. À l’époque, les autorités font état de 66 morts, mais selon les syndicats, il y aurait eu plus de 600 victimes, voire plus d’un millier. » Les corps ont été enlevés pour éviter les enterrements et des soulèvements spontanés. « Les militaires sont même entrés dans les maisons pour chercher les corps qui avaient été cachés par les familles. » Il fallait effacer toute trace des émeutes qui contredirait les informations du pouvoir.

Dans le film, les histoires se mêlent sans qu’il y ait de chronologie, sinon celle de souvenirs vrais ou fantasmés des personnages, qui revivent sous leur forme de figurines fabriquées à partir de l’imaginaire de la réalisatrice : « Les crises apparaissent de manière inattendue, grâce à des situations de la vie quotidienne.  » Et soudain les blessures reviennent en mémoire, l’histoire populaire marocaine éradiquée surgit à travers la reconstitution du quartier en maquette, réalisée par le père de la cinéaste qui est maçon. « Avec les miniatures [dit-elle], j’ai montré la vie quotidienne dans notre maison, la vie dans le quartier, et la structure du pouvoir à l’intérieur du foyer. Elles rassemblent tous les fils de l’histoire, des moments clés qui relient nos vies personnelles à l’histoire du pays. » Malgré l’histoire officielle et l’absence d’images de la révolte de 1981, Asmae el Moudir réussit par cette animation historique et libre à faire revivre cet épisode dramatique fait de réminiscences parfois confuses liées au vécu de sensations indélébiles : « les souvenirs de la maison de mon enfance à Casablanca suscitent en moi des émotions fortes. Je ressens un mélange de sons puissants : le marteau de mon père qui abat les murs du quartier, la télévision qui diffuse les discours du roi Hassan II, la musique de Nass El Ghiwane à la radio, le bruit des casseroles dans la cuisine pour le couscous du vendredi. Si je me concentre encore plus, ces souvenirs deviennent visuels et je vois les visages de mes parents, de ma grand-mère, notre porte bleue, la photo du roi sur le mur »…
La Mère de tous les mensonges de Asmae el Moudir est un film très original et marquant ; il sort en salles le 28 février 2024.

Débâcle
Film de Veerle Baetens (28 février 2024)

Entretien avec Veerle Baetens

Eva est une jeune femme secrète et très réservée, on dirait « taiseuse » aujourd’hui, qui ne s’exprime jamais et crée des remparts autour d’elle par crainte d’être blessée. Les fantômes du passé la poursuivent cependant depuis cet été particulier où son univers personnel a basculé. Elle décide alors de retourner, après quinze ans, dans le village de son enfance pour affronter ce passé douloureux dont elle a tenté se couper en l’enfouissant au plus profond d’elle-même. Pour ce faire, elle emporte un énorme bloc de glace dans le coffre de sa voiture.
Inspiré par le roman de Lize Spit, Débâcle, le film se construit autour d’une énigme et d’une double temporalité. Peu à peu, le récit dévoile les blessures d’une jeune femme qui remontent à l’enfance et à l’adolescence, blessures provoquées par le manque affectif et la recherche de faire partie à tout prix de « la bande » de copains, et de sa famille.

« Je voulais [explique Veerle Baetens] faire un film sur les gens fragiles, qui ont tendance à tout absorber et avec lesquels le monde est souvent sans merci. Beaucoup de films parlent de résilience, du fait de rester fort. » Alors bien sûr, dans un monde où la compétitivité reste un critère d’insertion et d’acceptation, difficile de se pencher sur une personne qui manque de confiance, s’isole des autres et demeure très secrète pour se protéger.

L’entretien avec Veerle Baetens a commencé avec une question à propos de ce que j’appelle le prologue du film, avant le générique, où une jeune femme prépare la fabrication d’un bloc de glace, ce qui immédiatement soulève des questions sur le déroulement du récit, est-ce la partie essentielle d’une énigme introspective, ou encore une sorte de fil d’Ariane de la personnalité d’Eva, déroulé tout au long du récit ?
Veerle Baetens : « C’est aussi une métaphore
Débâcle de Veerle Baetens au cinéma le 28 février 2024.

Eureka
Film de Lisandro Alonso (6 mars 2024)

Le film de Lisandro Alonso fait l’ouverture des Regards satellites. C’est un film important qui évoque les situations des peuples autochtones, des spoliations subies dans un récit à la fois poétique et politique. Nous en parlerons la semaine prochaine.
À signaler également la sortie DVD chez Malavida du Petit hérisson dans la brume et autres merveilles. La Moufle de Roman Kachanov. Il était une fois un chien de Edouard Nazarov et Le Lionceau et la tortue de Inessa Kovalevskaya.

Racismes d’Etat. Etats racistes
Une brève histoire

Olivier Le Cour Grandmaison (éditions Amsterdam)

En introduction de l’ouvrage est rappelée la plainte de Jean-Michel Blanquer contre le syndicat Sud ayant osé mettre en lumière et en débat le « racisme d’État » au cours d’un stage syndical. Il n’y a là hélas rien d’anecdotique. Et même si la plainte a été jugée irrecevable par le Tribunal de Bobigny, le 7 février 2018, cela n’a pas freiné pour autant l’indignation qui a suivi à l’encontre du syndicat Sud et d’une « gauche dévoyée », indignation relayée par de nombreuses personnalités politiques, médiatiques et académiques. Un débat considéré comme une atteinte à la « mythologie nationale » ?! Ces réactions illustrent bien, comme le souligne Olivier Le Cour Grandmaison, « l’involution de la situation politique et la dégradation significative des conditions indispensables au bon déroulement des débats ».
De quoi me remettre en mémoire l’ouvrage de Francis Dupuis-Déri sur les « wokes et autres menaces imaginaires » d’où ses remarques ironiques : « Les polémistes les plus célèbres et même les plus hautes autorités politiques répètent que les campus sont envahis, dominés et détruits par d’effroyables wokes […]. Ceux-ci ont remplacé les épouvantables “islamo-gauchistes” ayant pris la place des terrifiants social justice warriors, qui s’étaient substitués aux monstrueux adeptes [du politiquement correct]. Qui sait si on ne ressortira pas bientôt […] les abominables “judéo-bolchéviques” ? »
On ne peut toutefois que s’inquiéter des « procès intentés non plus seulement par les extrêmes droites, mais aussi par les responsables politiques soi-disant modérés et des intellectuels pour disqualifier les études consacrées aux discriminations systémiques. » Il faut être dans les clous du point de vue unique diffusé notamment dans la plupart des médias de masse et se garder d’analyses critiques et autres débats que ceux de plus en plus imposés. Cela représente une menace non déguisée de la pensée unique et des restrictions mises en place sur la liberté de parole. Avis donc à celles et ceux qui auraient une perspective différente et une autre analyse des situations en France et dans le monde.
« Apporter des réponses précises » à une offensive généralisée, c’est ce que propose l’ouvrage d’Olivier Le Cour Grandmaison, Racismes d’Etat. Etats racistes.
« Une brève histoire » certes, mais essentielle…

Olivier Le Cour Grandmaison est l’auteur, notamment, de Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial (Fayard, 2005), La République impériale. Politique et racisme d’État (Fayard, 2009), De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français (Zones/La Découverte, 2010), L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies (Fayard, 2014) et « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale (La Découverte, 2019).

Prochaines présentations de son livre :
• Mercredi 28 février 2024 à 19 :00 à la Librairie Le Livre Ecarlate, 31 rue du Moulin-Vert, 75014, Paris.
• Vendredi 1er mars 2024 à 19 :00 à la Librairie Terra Nova, 18 rue Gambetta, 31000 Toulouse.
• Jeudi 7 mars 2024 à 19 :00 à la Librairie Transit, 51 bd de la Libération, 13001 Marseille.


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