Chroniques rebelles
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Entretien avec Jean-Michel Carré dans Divergences n° 11, janvier 2008
J’ai très mal au travail. Film documentaire de Jean-Michel Carré (2006, 90 mn,vidéo et 35mm).
Christiane Passevant / Divergences
Article mis en ligne le 13 février 2008
dernière modification le 23 novembre 2008

par CP

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Harcèlements, humiliations, hiérarchie, déférence, allégeance, stress, violences, dépression, suicide, autant de sujets évoqués quand il s’agit de travail et de « comprendre pourquoi autant d’hommes et de femmes consentent à subir la souffrance d’un système tandis que d’autres participent à leur infliger cette souffrance ».

Dans ce documentaire de Jean-Michel Carré, les intervenant-e-s ne mâchent pas leurs mots puisqu’il est question de totalitarisme à propos de la nouvelle organisation du travail et des «  techniques managériales » qui la mettent en place, le « harcèlement stratégique » faisant partie des méthodes employées.

Après le taylorisme — qui pourrait se résumer à « Travaille et tais-toi ! » —, le fordisme — « Travaille, tais-toi et consomme ! » —, voici le « management affectif » qui fait participer à sa propre évaluation et à celle de ses collègues, aux sanctions allant de la mise au placard — et pourquoi pas ? — au licenciement. On se retrouve dans une logique de la délation, de l’autoflagellation, de la servitude volontaire poussée à son extrême, une logique de la souffrance consentie, intégrée, banalisée… Bref se profilent à vitesse accélérée le Meilleur des mondes d’Huxley,1984 d’Orwell et le Talon de fer de Jack London, c’est-à-dire un univers concentrationnaire avec jeux de rôles et obligation de sourire et de chanter Oh Happy Days !

Depuis des années, Jean-Michel Carré traite en profondeur de sujets graves comme l’éducation, la prison, la prostitution. Avec J’ai très mal au travail, il examine les problèmes liés à l’organisation du travail et à ses conséquences. Après Charbons ardents [1] — film sur les mineurs de Tower (pays de Galles) qui ont racheté leur mine et fonctionnent en autogestion —, Jean-Michel Carré fait ici un constat global sur le travail. Une question d’autant plus cruciale que les « nouvelles méthodes managériales », l’« organisation du travail et du dialogue social », la «  gestion prévisionnelle des compétences » et autres figures de style — qui prônent le contrôle social et la soumission des salarié-e-s — font florès dans les entreprises privées et publiques. Les «  partenaires sociaux » étant généralement sollicités dans un projet de « cogestion sociale » pour mettre, en toute « transparence », tout le monde au pas de la flexibilité.

Et les salarié-e-s ? Ils et elles sont coincé-e-s entre la peur du chômage, l’allégeance et donc l’obligation de jouer les citrons pressés pour plaire à leur hiérarchie, évidemment « coachée » ! Cela se traduit de plus en plus par la hantise d’être rentable sous peine d’être jeté, et même jetable au train où fonctionne la banalisation des pratiques, avec la peur de perdre son statut et son identité en perdant son boulot !

Dans J’ai très mal au travail, Jean-Michel Carré part de « l’intimité de la souffrance individuelle pour déboucher sur les mécanismes manipulatoires qui la sous-tendent et traduire [ainsi] des problématiques personnelles en une problématique politique ». Car les pratiques gestionnaires qui transforment le travail en marchandise pose la question de fond : quelle est la place du travail, pour les individus, dans notre société ?

Ce qui domine est certainement la peur : la peur de perdre son boulot, la peur de ne pas s’adapter, de ne pas se couler dans le moule imposé de l’employé-e modèle… Les conséquences sur le comportement des individus sont graves : formatage obligé, souffrances inavouées, angoisses amplifiées par l’individualisme et l’isolement accru des salarié-e-s.

J’ai très mal au travail pose, en 90 minutes, des questions aussi primordiales que : pourquoi de plus en plus de personnes perdent-elles leur vie en la gagnant ? Qu’en est-il de l’ingérence de l’entreprise dans la sphère privée ? Comment en est-on arrivé à accepter la réduction de l’être humain à sa seule dimension économique ? Quels sont les mécanismes qui font qu’un être humain supporte, dans le cadre du travail, d’être humilié, nié et même détruit ? Pourquoi accepter un système qui, « sur cinq ans », a provoqué « plus de 1 000 tentatives de suicides sur le lieu du travail en France, dont 47 % ont été suivies de décès » ?

Tous gestionnaires : NON ! Autogestionnaires : OUI ! De l’utopie ? Sans doute, mais « Les jeunes dans la galère, les vieux dans la misère, on n’en veut pas de cette société-là ! » sont des slogans scandés au cours des manifestations filmées dans J’ai très mal au travail. Il s’agit donc de résister et de « reprendre la main [et] cela dépend de nous ».

Christiane Passevant : Lorsque J’ai très mal au travail a été diffusé sur Canal+, il y a un an, nous avons consacré une émission des Chroniques rebelles à ton documentaire. Les réactions ont été nombreuses et j’ai l’impression que, depuis, on parle beaucoup plus des problèmes soulevés par les conditions de travail. Il est vrai que ton documentaire fait une synthèse remarquable des thématiques autour du travail. Il est de plus en plus question de la nouvelle organisation du travail, des « techniques managériales », de globalisation du capital, du capitalisme… Tous ces thèmes et ces termes qui paraissent à présent moins tabous. Des films sortent sur les écrans, la Question humaine de Nicolas Klotz, par exemple. On a l’impression que tu as ouvert une porte, que la réflexion se propage, que les gens réalisent le danger des techniques mises en place et surtout de leur banalisation.

Jean-Michel Carré : Le film a eu un certain retentissement bien qu’il soit passé sur une chaîne cryptée, le même soir que Pirates des Caraïbes et du second volet du documentaire sur Chirac qui n’allait pas très loin, sur la politique étrangère par exemple, et un peu trop dans le sens du poil. Pas mal de gens ont regardé J’ai très mal au travail et, surtout, il y a eu un indice de satisfaction. Très vite, le bouche à oreille a fonctionné. Les gens ont appelé pour demander la date de rediffusion, pour savoir si le film sortait en salle, les comités d’entreprise le réclamaient également. Et j’ai pensé qu’il fallait donner sa place à ce film et, pour moi, un documentaire doit se voir au cinéma. À la télévision, c’est formidable car on peut toucher des millions de personnes, mais il faut aussi pouvoir rencontrer le public, aller dans les régions, faire des débats, connaître le terrain par rapport à de telles problématiques, échanger avec les personnes concernées de la médecine du travail, des salarié-e-s, des cadres, des syndicalistes, des enseignant-e-s… Les salles de cinéma sont les derniers lieux où les gens se rencontrent aujourd’hui pour débattre de sujets graves, discuter une vision des choses qui nous concernent tous et toutes. Que cela puisse provoquer des réflexions et une culture communes, c’est formidable.

Je pense que le bouche à oreille a fonctionné étant d’ailleurs accéléré par une droite décomplexée. Sarkozy et les grands chefs d’entreprise — toujours un langage lié au jargon militaire, ce n’est pas un hasard — sont si sûrs d’eux-mêmes qu’ils parlent du travail, de la valeur travail, sans se rendre compte de la différence existant entre la valeur du travail selon le patron et selon les ouvriers derrière la chaîne ou dans les bureaux, toute la journée au téléphone.

En général, les gens aiment leur travail. Dans le film, un sondage renvoie à cette notion puisque le travail arrive en deuxième position, après la santé, mais avant la famille et l’amour. Le travail compte beaucoup pour les individus et, du coup, ils ont le sentiment que quelque chose déconne, dérape. On leur signifie, « on va rogner vos droits et vous écraser un peu plus », autrement dit « vous ne travaillez pas assez, on va vous pousser comme des bêtes de somme » soi-disant pour gagner un peu plus : « travailler plus pour gagner plus ». Ce qui en fait se traduit par faire gagner plus à l’entreprise. Dans ce système, certains sont laissés de côté, mais l’important est de montrer les gagnants. Finalement, cela a provoqué des questions sur les conditions de travail qui aboutissent à la souffrance au travail. Le discours de la droite a choqué, même si certains se disent : « Bon, si on peut gratter un peu plus… » Mais c’est travailler plus et les gens se demandent ce que cela signifie dans le fond : travailler plus, pourquoi ? C’est comme les 35 heures, beaucoup n’ont guère vu de différence, puisqu’en 35 heures ils ont fait ce qu’ils faisaient en 39 heures. Donc, au final, les gens sont lessivés et cela ne change guère leur vie. Pour la plupart, à l’exception de quelques entreprises ou pour les cadres, cela n’a pas représenté de gain réel. En revanche, cela a permis de faire passer plus de flexibilité et, parfois, cela a été violent.

C’est donc le moment de diffuser le film avec l’annonce d’une période de turbulences sociales, de grèves. Immanquablement surgira la réflexion sur le travail. Au niveau des syndicats, c’est le cas : comment ont-ils accepté des concertations bidons. Dans les avant-premières du film, j’ai perçu à quel point les gens sont à bout. Ils ont envie de parler du travail parce qu’ils sentent que cela ne va plus. Tant mieux si d’autres films en parlent. Dans J’ai très mal au travail, j’ai essayé de globaliser les problématiques et toutes les séquences du film pourraient servir de point de départ à une réflexion sur l’un des aspects du travail aujourd’hui. Cela a été extrêmement difficile, au niveau de mon travail de cinéaste, de rendre à la fois cette complexité et la multiplicité des problèmes. Quand j’ai réussi à dépasser ces difficultés pour que cela soit fluide et qu’en même temps on reste sur l’essentiel, j’étais satisfait. C’est une globalisation des problèmes et chacun d’eux est le départ pour d’autres films. Il faut d’ailleurs traiter, en dehors des débats, chaque point particulier ; ce que certains films ont fait, mais il reste encore beaucoup de sujets qui n’ont pas été abordés au cinéma et à la télévision et il faut le faire.

[1] Charbons ardents (1999), film documentaire de 90 mn (vidéo et 35mm). Grand prix du Festival international de Florence. En avril 1994, galvanisés par la lutte contre le gouvernement Thatcher, les travailleurs de la mine de charbon Tower Colliery décident de racheter «  leur mine » avec leurs indemnités de licenciement. Aujourd’hui, la mine est organisée en coopérative et n’a jamais été aussi rentable.