Chroniques rebelles
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Immigration, racisme et conditions carcérales… Entretien avec Angeliki Antoniou
Eduart. Film d’Angeliki Antoniou (2006)
Christiane Passevant / Divergences
Article mis en ligne le 10 mars 2008
dernière modification le 23 novembre 2008

par CP

À lire dans Divergences n° 12, mars 2008.

Divergences.be

Angeliki Antoniou est née en Grèce. Comme Amos Gitaï [1] et Marco Puccioni (réalisateur de Riparo) [2], elle fait des études d’architecture, puis part en Allemagne où elle suit des cours à la Deutsche Film und Fernsehakademie Berlin. Angeliki Antoniou travaille comme scénariste et réalisatrice depuis 1989 et vit entre Berlin et Athènes. Eduart [3] a remporté l’Antigone d’or du 29e Festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier en 2007.

Directement inspiré par des rencontres et des entretiens avec un prisonnier albanais incarcéré en Grèce, le film se déroule entre les deux pays. Raskolnikov moderne, Eduart est un jeune homme blessé. Élevé au sein d’une famille dominée par un père militaire, il a vécu une enfance et une adolescence dans un climat de violence et d’oppression. Avec deux amis, il rêve de quitter l’Albanie pour la Grèce et de former un groupe de rock. C’est ainsi que les trois garçons tente le voyage en passant illégalement la frontière. La neige et les loups… Un des garçons y laisse sa peau et les deux autres arrivent à Athènes où ils vivent d’expédients, larcins, relations homosexuelles tarifées… Jusqu’au drame. Eduart tue un homme. Raflé et reconduit à la frontière albanaise, il retrouve sa famille et surtout sa jeune sœur dont il est très proche, mais son père le dénonce à la police pour un vol qu’il a commis des années auparavant. Commence alors son calvaire dans une prison albanaise que la réalisatrice filme à la fois avec un réalisme cru et une grande pudeur. Les images suggèrent, les regards sont parfois presque insoutenables, la violence est latente. Eduart, qui a toujours réagi à la violence par la violence, prend alors conscience, grâce à sa rencontre avec un médecin allemand, des autres et de lui-même.

Pendant deux ans, Angeliki Antoniou a visité et interviewé Eduart avant de construire un scénario sur l’itinéraire d’un homme perdu. Elle traite aussi de l’immigration clandestine, de la pauvreté, des faux-semblants de l’Europe des nantis, du racisme vis-à-vis des Albanais, de la peur, de la violence, de la misère et des rêves anéantis.

Angeliki Antoniou a tourné en Albanie et en Grèce. Or, en Albanie, il n’existe pas d’infrastructures cinématographiques et le casting a duré deux ans. Il fallait trouver le personnage d’Eduart et la prison… Or trouver une prison pour un tournage dans les Balkans, c’est impossible : « elles sont toutes pleines ! »

Il faut également souligner le travail exceptionnel de la bande son du film et de la musique de Minos Matsas et Costas Christidis. Antigone d’or 2007 du Festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier, Eduart est indéniablement l’œuvre d’une grande réalisatrice et d’une femme de convictions. Espérons qu’Eduart d’Angeliki Antoniou soit prochainement distribué en France.

Christiane Passevant : Vos nombreux entretiens avec Eduart ont-ils été une base de la construction du scénario et du personnage principal du film ?

Angeliki Antoniou : Les entretiens ont été une aide considérable pour écrire le scénario. Mais en même temps, ils ont représenté un problème : j’avais, en fait, trop de matière. Il fallait décider de ce que je gardais et de ce que j’abandonnais. J’ai écrit quatorze versions différentes du scénario pour lequel deux dramaturges m’ont aidé, un États-unien, Lewis Cole, et un Anglais, Jan Fleischer, de même qu’un écrivain serbe, Srdjan Koljevic. Ce qui a donné plus de cohérence au projet et a évité tout risque d’égarement au détriment de l’histoire. De la réalité, j’ai conservé le statut du père, qui est militaire, le fait que mon caractère principal soit voleur, déjà en Albanie, et qu’il ait tué. Le fait essentiel, son retour en Grèce pour se constituer prisonnier, est aussi inspiré de la réalité. J’ai écarté l’idée de créer un personnage féminin lié à Eduart malgré le fait qu’il faille toujours une histoire d’amour les films états-uniens. L’un des dramaturges consultants voulait un personnage femme », mais l’autre n’était pas du même avis. Dans la réalité, Eduart n’avait pas de copine. D’ailleurs, aurait-il tué s’il avait eu ce type de relation ? Ce personnage fictif l’aurait attendu, il n’aurait pas été seul et l’histoire aurait été différente.

Christiane Passevant : Le personnage de la sœur, Natacha, est important dans le film. Existe-t-elle dans la réalité ou est-elle une création du film ?

Angeliki Antoniou : Elle existe réellement et est handicapée. Dans la vie, Eduart a trois sœurs, l’une est professeure et l’autre a inspiré la scène où Natacha lui apporte la bible en prison, ce dont il se moque. Sa sœur préférée, celle qui est handicapée, l’a beaucoup aidé. Je me suis en fait inspirée des trois sœurs, surtout de celle dont il est très proche, pour construire le personnage de Natacha. J’ai évidemment changé les noms.

Larry Portis : Le film est d’une certaine manière psychologique et moraliste. Qu’avez-vous voulu dire exactement ? Est-ce un film sur la culpabilité et la rédemption ?

Angeliki Antoniou : Je n’ai pas pensé le film ainsi et je n’ai pas voulu délivrer de message. Pour moi, le film montre un être humain qui redevient humain. Je pense que les êtres humains peuvent changer, surtout les jeunes, dans certaines circonstances. S’ils peuvent s’ouvrir, accepter une aide, l’amour, ils peuvent sans doute changer. Eduart évoque évidemment le personnage de Raskolnikov dans Crime et châtiment de Dostoievski. Aujourd’hui, je crois que beaucoup de personnes sont coupables sans se sentir coupables. Elles tentent de trouver des moyens d’éviter tout sentiment de culpabilité en consommant, en ayant des relations sexuelles, en jouant, en misant et en se payant de bons avocats pour éviter les problèmes… Les politiciens et les responsables politiques des gouvernements tuent des gens et ne se sentent pas coupables pour autant. Dans le contexte actuel, ce geste d’Eduart acquiert donc une importance symbolique. C’est pourquoi j’ai réalisé ce film. Prendre conscience d’un crime passé et décider de l’assumer est rare. Connaissez-vous d’autres cas similaires ?

Notes :

[1] Amos Gitaï a réalisé, entre autres films, la trilogie de la Maison : House/la Maison (1980), Une maison à Jérusalem (1998) et News from Home/News from House (2006). Voir Divergences n° 6, mars 2007.
[2] Riparo de Marco Puccioni (Italie/France, 2007, 1 h 40 mn) a été présenté en avant-première du 29e Festival du cinéma méditerranéen de Montpellier. Un entretien avec Marco Puccioni paraîtra prochainement dans Divergences , notamment sur la situation actuelle du cinéma italien.
[3] Eduart d’Angeliki Antoniou (Grèce/Allemagne, 2006, 1 h 45 mn).