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Samedi 25 mars 2023
Sept hivers à Téhéran de Steffi Niederzoll. Le Capitaine Volkonogov s’est échappé de Natalia Merkoulova & Alexeï Tchoupov. Je verrai toujours vos visages de Jeanne Herry. Ailleurs si j’y suis de François Pirot. Grand Paris de Martin Jauvat. Une Comédie romantique de Thibault Segouin. Annie colère de Blandine Lenoir. Los Reyes del mundo de Laura Mora. L’Eden (La Jauría) d’Andrés Ramírez Pulido. Un Varon de Fabien Hernandez. CINÉLATINO : Focus sur le cinéma colombien. THÉÂTRE : Les Cohérent.e.s. Mise en scène de Sylvie Gravagna et mise en musique par Juliette Flipo. Chacal, la fable de l’exil d’après Tassadit Yacine Mise en scène des fables kabyles par la compagnie Manifeste rien.
Article mis en ligne le 26 mars 2023

par CP

Sept hivers à Téhéran
Film de Steffi Niederzoll (29 mars 2023)

Le Capitaine Volkonogov s’est échappé
Film de Natalia Merkoulova & Alexeï Tchoupov (29 mars 2023)

Je verrai toujours vos visages
Film de Jeanne Herry (29 mars 2023)

Ailleurs si j’y suis
Film de François Pirot (29 mars 2023)

Grand Paris
Film de Martin Jauvat (29 mars 2023)

Une Comédie romantique
Film de Thibault Segouin (sortie DVD 5 avril 2023)

Annie colère
Film de Blandine Lenoir (sortie DVD 5 avril 2023)

Los Reyes del mundo
Film de Laura Mora (29 mars 2023)

L’Eden (La Jauría)
Film d’Andrés Ramírez Pulido (au cinéma depuis le 22 mars)

Un Varon
Film de Fabien Hernandez (15 mars 2023)

CINÉLATINO : Focus sur le cinéma colombien

THÉÂTRE : Les Cohérent.e.s. Mise en scène de Sylvie Gravagna et mise en musique par Juliette Flipo.
Chacal, la fable de l’exil d’après Tassadit Yacine
Mise en scène des fables kabyles et de la mythologie berbère par la compagnie Manifeste rien.

Sept hivers à Téhéran
Film de Steffi Niederzoll (29 mars 2023)

En 2007 à Téhéran, Reyhaneh Jabarri, 19 ans, poignarde pour se défendre un homme sur le point de la violer. Reyhaneh Jabbari est la fille aînée de Shole Pakravan et Fereydoon Jabbari, elle a grandi avec ses sœurs à Téhéran dans une famille aimante, protectrice, et tournée vers les arts. Elle a étudié l’informatique et a travaillé comme décoratrice d’intérieur pour un ami de la famille. Son projet visait à continuer dans cette profession, donc lorsqu’elle rencontre un ancien agent des services secrets, Morteza Sarbandi, qui lui propose de transformer un local, elle accepte sans se douter que c’est un piège. C’est un homme pieux qui fait sa prière, mais pendant que Reyhaneh fait un plan des lieux, il ferme la porte à clé et l’agresse, la jeune fille se saisit alors d’un couteau et lui porte un coup mortel. Elle s’enfuie et est arrêtée la nuit suivante. Pendant 58 jours, elle est interrogée, harcelée sans avoir aucun contact, ni avec sa famille ni avec un avocat. C’est durant cette période, sans véritable enquête, que de faux aveux lui sont extorqués et la condamnent à mort selon la loi du talion, un an et demi plus tard au cours d’un procès. Il faut se souvenir que l’homme qui avait tenté de la violer avait gardé des contacts avec les services secrets et qu’il n’était pas question que la jeune fille s’en sorte, certains allant jusqu’à dire qu’elle était responsable de l’agression. Reyhaneh Jabbari passe sept ans et demi en prison, d’abord dans celle d’Evin, puis dans une prison pour femmes, pendant que sa famille tente par tous les moyens de lui éviter la peine capitale.

Durant son emprisonnement, Reyhane côtoie des prisonnières issues de différentes classes sociales et commence à écrire sur l’oppression systématique des femmes, des textes publiés par l’intermédiaire de sa mère Shole. Jusqu’à son exécution le 25 octobre 2014, elle milite pour améliorer les conditions de détention de ses co-détenues.
À la suite de l’enquête truquée qui accuse Reyhaneh de meurtre et la condamne à mort, c’est pendant la lutte pour la sauver que la famille réalise clandestinement des enregistrements audio et vidéo, dans le but de rassembler des preuves. Bien que la qualité en soit médiocre, Steffi Niederzoll a voulu que ces témoignages soient dans le corps du film, ils montrent en effet les prisons iraniennes qu’il est évidemment interdit de filmer. « L’une de ces vidéos m’a particulièrement émue [explique la réalisatrice] : on y voyait Shole assise dans une voiture devant la prison, attendant de savoir si sa fille serait graciée ou exécutée. Ce moment, plein d’espoir et de détresse, a laissé une marque indélébile dans mon esprit. »
Après le visionnage et l’écoute du matériel images et sons, Steffi Niederzoll rencontre Shole et sa fille cadette en Turquie : « Cette première rencontre a été étrange. Elle me paraissait très familière, car je l’avais vu vivre des moments dramatiques et personnels dans les vidéos. Mais pour elle, j’étais une étrangère. Je le lui ai dit. Elle m’a regardée, m’a jaugée, puis m’a souri et prise dans ses bras. Nous avons bu un thé en regardant les photos d’enfance de Reyhaneh. C’est à ce moment que j’ai su que je devais faire ce film. » Mais, ajoute-t-elle, « Il était clair depuis le début que nous n’aurions pas d’autorisation pour tourner le film en Iran. Avec l’aide de Zebra Kropp, une société de production iranienne, nous avons eu accès aux archives d’un collectif d’Iran qui a tourné des images de Téhéran pendant la période où Reyhaneh était emprisonnée. Il nous manquait malgré tout des plans de lieux spécifiques qui jouent un rôle dans l’histoire, comme l’extérieur de la prison ou la maison dans laquelle Reyhaneh a été agressée. Tourner des plans de ces lieux était dangereux et pouvait envoyer en prison leurs auteurs. Les personnes qui ont filmé ces images ont pris le risque, car elles étaient convaincues que ce film devait être fait et que l’histoire de Reyhaneh ne devait en aucun cas tomber dans l’oubli. »

Sept hivers à Téhéran est un film exceptionnel, dont il faut souligner l’importance en tant que film documentaire, d’autant que la lutte contre la peine de mort est punie en Iran et que toutes les personnes ayant participé à ce film le savaient, elles sont néanmoins présentes au générique, mais pour beaucoup sous des noms d’emprunt. Les entretiens avec la famille, les deux sœurs, sont bouleversants, également celui de son père, Ferreydoon, qui a toujours soutenu sa fille et est surveillé par les autorités. « Il n’a toujours pas de passeport et il est seul [rapporte sa femme]. Il n’y a plus d’autres membres de la famille en Iran. Avec le film, il est possible qu’il soit à nouveau confronté à des pressions. »

L’un des défis fut de faire entendre la voix de Reyhaneh, c’est grâce à certains des textes qu’elle lisait à sa mère au téléphone pour éviter la censure que le son de sa voix est dans le film, pour ses textes écrits, Steffi Niederzoll a demandé à la comédienne et réalisatrice, Zar Amir Ebrahimi, de les interpréter. « C’est un film sur les droits humains et j’espère qu’il pourra apporter des changements [dit Shole, sa mère]. La plupart des Occidentaux ne peuvent pas comprendre ce qui se passe lorsqu’une peine de mort est exécutée. Les répercussions que cela implique sur les familles. Il serait formidable que cette compréhension accrue permette de renforcer la pression sur le gouvernement iranien. Chaque condamnation qui peut être évitée est un succès. » Les exécutions se multiplient depuis le début des manifestations, il faut également rappeler plusieurs films contre la peine de mort, le Diable n’existe pas de Mohammad Rasoulof, Yalda de Massoud Bakhshi, mais aussi deux films documentaires sur les prisons d’adolescentes de Mherdad Oskouei, Des rêves sans étoiles et Sunless Shadows,
Sept hivers à Téhéran montre le combat de la famille pour tenter de sauver Reyhaneh, devenue symbole de la lutte pour les droits des femmes en Iran et traite de la peine de mort dans sa réalité crue et toute son horreur.
Sept hivers à Téhéran de Steffi Niederzoll est au cinéma le 29 mars.

Le Capitaine Volkonogov s’est échappé
Film de Natalia Merkoulova & Alexeï Tchoupov (29 mars 2023)

1938. Une année qui marque l’apogée de la Grande Terreur stalinienne et de ses purges, y compris dans les rangs du pouvoir. Un million et demi de personnes sont arrêtées et 750 000 sont exécutées en un peu plus d’un an. Les hommes qui mettent en œuvre la répression sont eux-mêmes arrêtés et liquidés. Le régime n’épargne personne parmi les exécutants, tout en muscles et sans états âme.
En pré générique, une séquence de jeu de ballon dans un bureau par des hommes dont on pressent le rôle, par le rapport viril et violent entre eux. Générique. « L’inspiration de nos films découle principalement de nos craintes et de nos appréhensions. Pour ce dernier [précise Natalia Merkoulova], la source a été notre peur de la violence et de l’agressivité — qui sont hélas des aspects fondamentaux de notre monde. »
Dans sa chambre, le capitaine Fedia Volkonogov se prépare pour la journée, écoute la plainte de l’une des femmes de l’appartement commun, règle avec autorité le problème et se rend à son bureau des services spéciaux. Dans le tram les gens sont tristes, éteints, en opposition à l’uniforme flambant du capitaine, rouge et impeccable. Lorsqu’il arrive devant l’entrée du bâtiment de la sûreté, l’un des officiers se jette par la fenêtre de la pièce des interrogatoires et son corps s’écrase sur les marches, tandis qu’à l’une des fenêtres, des gradés lui font signe de garder le silence. Il se conforme aux ordres, est bien noté par sa hiérarchie, apprécié de ses camarades, mais ce jour-là, tout semble basculer, les hommes de son groupe sont appelés un à un pour une « réévaluation » et ne reviennent pas, il prend alors un dossier et sort du bureau prétextant aller le classer aux archives. Il dissimule le dossier dans l’escalier et sort dans la rue, l’alerte est immédiatement donnée, et de chasseur, il devient la cible de ses anciens camarades. En flashbacks, comme dans un bilan, il revoit les violences et les tortures qu’il faisait subir aux personnes arrêtées, mais d’abord il ne pense qu’à sauver sa peau.
L’un de ses camarades est torturé par le commandant pour obtenir des renseignements sur les habitudes de Fedia, sur ces ami.es, ses connaissances… On le retrouve chez une jeune femme qui lui conseille de se rendre, mais il refuse — il connaît les rouages de la machine — et quitte son uniforme, trop voyant. Depuis un immeuble face à la chambre qu’il occupe, il voit s’activer une équipe de la sûreté, qui fouille et renverse tout à la recherche d’indices inexistants. Il traîne avec des SDF, est recruté la nuit pour jeter des cadavres empilés dans une fosse commune et soudain reconnaît son camarade parmi les corps. Resté devant la fosse, il a la vision du mort, qui lui reproche de n’avoir rien dit, de l’avoir laissé être torturé et massacré, il l’avertit : « Repens-toi avant de mourir, sinon tu seras éviscéré éternellement. » Volkonogov décide alors de récupérer le dossier dissimulé dans l’escalier, de visiter chaque famille des personnes exécutées ; de justesse, il échappe au commandant lancé à sa poursuite.

Commence alors une quête de la rédemption, naïve dans un premier temps, en rencontrant les familles pour obtenir leur pardon. Il se remémore les paroles de son responsable pendant les tortures : « Ils sont innocents, mais pas fiables. Ils sont innocents, mais demain ils deviendront aussi bien des espions ou des terroristes. Il faut devancer leur potentiel à devenir des ennemis de la patrie. Et à chaque crime doit correspondre un châtiment. » Mais ce faisant, il justifie encore ses actes et en gomme la responsabilité puisqu’il obéissait aux ordres. C’est seulement à partir des réactions des familles, qu’il commence à ressentir la douleur des autres.
— « Vous piétinez. Je cherche le pardon, dit-il au commandant qu’il joint au téléphone. Vous ne regrettez rien de ce que vous faîtes ?
— Je ne me repens de rien, répond ce dernier, je sers la patrie. »
Les réactions à sa demande de pardon sont toutes différentes : la violence, la folie, le désespoir, la vengeance, la délation… jusqu’à une gamine dont le père a été exécuté.
— « Ton père n’était pas un ennemi, dis-le à ta mère. »
La fillette regarde la fiche de renseignements et demande « C’est quoi les méthodes spécifiques ? Vous l’avez torturé ? Il a été torturé par les fascistes en Espagne. Vous torturez mieux ? » et, en balançant les dossiers dans le feu, elle lui dit : « de toutes façons, personne ne te pardonnera. » En hâte, Il récupère les dossiers dans le feu et part.
De son côté, le commandant, lui-même menacé d’exécution en cas d’échec, a arrêté toutes les familles concernées dans le dossier et annonce à Volkonogov : « Nous avons ratissé tout le monde. Personne ne pourra te pardonner. Tu l’as dans le cul avec ton paradis. »

Le Capitaine Volkonogov s’est échappé n’est pas un film historique, mais plutôt un thriller « métaphysique », qui met en scène un bourreau confronté à sa prise de conscience. «  Il s’agit plus d’une parabole fantasmagorique [précise Alexeï Tchoupov] située dans un contexte particulier de l’histoire, dans les années 30. Nous qualifions cette approche de “rétro-utopie”. Les dystopies tendent à prendre place dans le futur, mais notre histoire se déroule dans le passé ». La tension présente tout au long du récit est amplifiée par le manque de repères historiques, la non concordance des détails, cela permet d’y voir les analogies propres à toute situation de pouvoir paranoïaque exacerbé. « La version libre de la réalité que nous avons créée permet [au public d’aujourd’hui, ajoute la réalisatrice] de développer une connexion bien plus forte avec les personnages ». Présenté à Venise la première fois en 2021, le film avait-il un caractère prémonitoire ?
Toujours est-il que si la « priorité » était de raconter l’histoire d’une personne, il n’en demeure pas moins de fortes résonances avec la situation de guerre et les groupes de mercenaires qui y sévissent. On comprend mieux alors l’interdiction du film en Russie.
Le Capitaine Volkonogov s’est échappé de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov (29 mars)

Je verrai toujours vos visages
Film de Jeanne Herry (29 mars 2023)

« La justice restaurative offre à des personnes ayant été victimes d’agression et à ceux qui les ont commises la possibilité de se rencontrer, de se parler et de se réparer. Face-à-face, des victimes et des auteurs d’infraction vont pouvoir échanger leurs ressentis, leurs émotions et tisser un nouveau rapport où l’empathie peut parfois prendre le pas sur la peur.  »
Je verrai toujours vos visages présente deux cas de justice restaurative, le premier repose sur les rencontres de détenus et de victimes autour des vols avec violence, dont le plus souvent on ne mesure pas vraiment les conséquences sur les victimes. Ce que souligne le film avec la description des angoisses provoquées par les bruits, les craintes de sortir, la méfiance continuelle, les troubles du sommeil, les appréhensions et le sentiment d’impuissance à protéger les siens. La progression du film depuis les premières rencontres est prenante et le jeu des comédien.nes est impressionnant, chacun et chacune s’étant approprié son rôle avant de l’incarner, ce qui donne au film une spontanéité et un rythme intéressant.
Le second cas est un drame intrafamilial dont la violence marque, sinon brise une vie. La solitude d’une enfant ne sachant pas se défendre contre des abus sexuels, se sentant seule d’autant plus que la situation est niée. On assiste dans le film à toute la partie importante de la préparation d’une rencontre qui se fera ou pas en accord avec la victime et la personne, bénévole, qui écoute et la soutient.

Les deux cas sont différents, dans le premier ces ateliers de communication ne mettent pas en présence les victimes face à leurs agresseurs ou à des personnes qui seraient dans le déni de leurs actes. Il y a déjà une reconnaissance de responsabilité, même si elle s’ébauche de plus en plus au fil des rencontres. Comme l’explique la réalisatrice, « c’est parce qu’ils ont déjà cette reconnaissance que la confrontation avec les victimes peut potentiellement achever de les responsabiliser. De même, dans cette configuration, et contrairement à la médiation, les victimes ne rencontrent pas leurs propres agresseurs mais des gens qui ont commis le même type d’infraction. » En cela, la démarche est différente de celle qui a eu lieu en Espagne et a été traitée dans le film magnifique d’Iciar Bollain, les Repentis. Dans le film de Bollain, la veuve a accepté de discuter avec l’assassin de son compagnon. C’est inspiré d’un fait réel à propos d’un assassinat politique.

Dans le second cas évoqué dans le film de Jeanne Herry, le viol d’une enfant par son frère, il est très difficile d’imaginer une « réparation » dans un premier temps, cela paraît trop douloureux et inacceptable. Et ce qui est montré avec pudeur, ce sont les différentes phases traversées par la victime, le refus de voir l’agresseur, la peur de le rencontrer par hasard quand on vit dans la même ville, ensuite le besoin de se protéger et ne pas raviver la souffrance. Toute cette progression est profondément bouleversante dans le film, dont la manière d’amener les réactions de la victime à accepter et à dépasser en partie le traumatisme.

Car dans tous les cas, il s’agit de traumatismes vécus différemment et avec plus ou moins de force, un traumatisme difficile à partager avec les proches. Je verrai toujours vos visages un film à réflexions et à débats.
Je verrai toujours vos visages de Jeanne Herry est en salles le 29 mars 2023.

Ailleurs si j’y suis
Film de François Pirot (29 mars 2023)

Alors que son couple se délite, que son métier le met sous pression, Mathieu réalise, en travaillant la pelouse de son jardin, qu’il tourne littéralement en rond… Mais qu’est-ce qui déraille dans sa vie ? Les explications vaines s’effacent lorsqu’apparaît un cerf majestueux en lisière du bois qui jouxte sa propriété, fasciné il entre délibérément dans la forêt à la suite de l’animal. C’est pour lui un signe, une révélation qui efface toutes les frustrations, les malentendus, le mal vivre. Autrement dit, c’est un départ sans retour qui lui permet de se délester de tous les problèmes encombrant sa vie, à commencer par la relation devenue factice avec sa compagne. Elle-même rêve aussi de tout recommencer, mais dans une autre forêt, à l’autre bout du monde, et avec un autre homme.


« Dans les contes traditionnels, le cerf est un animal, qui, souvent, fait passer les personnages d’un monde à un autre, d’une réalité à une autre. J’ai voulu [souligne le réalisateur] cette dimension de conte dans le film, car le comportement de Mathieu, personnage central autour duquel les autres gravitent, n’est pas vraiment réaliste. Quand j’ai commencé à travailler sur un personnage quittant tout pour entrer dans les bois, je me suis rendu compte que ce qui m’intéressait n’était pas décrire de façon réaliste un tel acte et ce qu’il implique concrètement, mais plutôt d’incarner de façon imagée et poétique le fantasme de rejoindre la nature. D’où le recours au conte, et à son imagerie. » Quant aux scènes de Mathieu recyclant ses habitudes dans la forêt, elles sont filmées différemment, ajoute François Pirot : « Je voulais leur donner une dimension plus stylisée, comme si elles étaient les pages d’un beau livre d’images. »

La dimension fable est certes présente dans le film, mais force est de constater que les personnages sont toutefois des privilégiés, issu.es de la petite bourgeoisie, qui, effectivement, ont les moyens de s’offrir le luxe d’une crise existentielle. Ou bien, dans le contexte du libéralisme à tout crin qui domine aujourd’hui, est-ce une forme de parabole sur la remise en question de l’injonction à la réussite sociale ? Ou tout simplement une envie de balancer un coup de pied dans le culte de la performance ?

La décision surprenante de Mathieu est un élément déclencheur chez les autres personnages. Avec l’idée de tout arrêter et de ne plus rien faire, — si ce n’est contempler la nature —, Mathieu génère de l’action chez les autres. « Dans un monde où l’on nous pousse constamment à réaliser des choses, à avoir des projets, et à atteindre des objectifs, j’avais envie [confie le réalisateur] de montrer que parfois, faire un pas de côté peut être nécessaire. » L’idée est géniale et fait rêver : tout arrêter et recommencer à zéro en tournant le dos à l’aliénation !
Cependant le financement du projet fut une autre histoire, notamment avec une remarque à François Pirot : la fuite de Mathieu dans la forêt devait avoir un objectif pour éviter l’image de la débandade. Mais c’est le sujet du film : « Mathieu agit comme un trou noir : c’est-à-dire comme quelque chose qui semble vide, mais qui a pourtant une grande force d’attraction et bouscule tout autour de lui.  » Ses proches s’interrogent sur ce qu’ils qualifient dans un premier temps d’irrationnel, mais peu à peu et, comme un écho se propageant, le geste provoque un questionnement profond sur le sens de l’existence et des règles sociales établies.
Au-delà du burn-out émotionnel, de la simple crise personnelle, il faut voir en effet dans le film de François Pirot, Ailleurs si j’y suis, une réflexion sur les conséquences de l’aliénation professionnelle et sociale.

Grand Paris
Film de Martin Jauvat (29 mars 2023)

Au premier abord, Grand Paris est un film à la fois sympathique et loufoque sur la balade de deux copains, Leslie et Renard, assez paumés et cherchant des moyens d’ouvrir leur horizon. Unité de lieu, le grand Paris, ou plutôt le chantier de la future ligne de métro, unité de temps, 24 heures d’enquête sur un artefact, un talisman antique, ou peut-être la relique d’une civilisation disparue… une pierre qu’ils ont trouvé sur le chantier. Les dialogues, parfois savoureux, permettent aux comédiens de se lâcher et c’est plutôt réussi côté tchatche. Toutes les références aux voyages dans l’espace, aux aventuriers de l’arche perdue, aux mythes de genre façon pyramides et Toutankhamon, se mêlent dans l’imaginaire des deux garçons après leur découverte de la pierre mystérieuse sur un chantier fermé au public.

Convaincus d’avoir trouvé un trésor inestimable, les deux amis mènent l’enquête, le temps d’une folle nuit aux quatre coins de l’Île de France. Road movie de 24 heures et multiples rencontres, depuis le quai d’une gare à une fête dans un jardin, puis les retrouvailles avec un copain livrant des pizzas et des burgers dans les banlieues, ou encore la visite à Momo contrôleur RATP qui leur fait découvrir des souterrains et élabore les origines de la pierre aux signes kabbalistiques. C’est un peu Tintin sur le chantier du grand Paris, mais avec deux Candides qui se la jouent quand même, mais n’en sont pas moins touchants. L’un qui se voit en « rebeu » alors que sa famille est pieds noirs, et l’autre qui ne sait pas nager parce qu’il n’est jamais allé la mer… Cela fait penser à des gamins découvrant la campagne et des vaches dans les champs, s’écriant « Mais c’est la pochette des Pink Floyd ! »

Trêve de pyramides, d’Ovnis et d’« aliens », il est aussi question au passage des constructions pharaoniques du chantier Grand Paris et de la future gentrification des espaces au-delà du périphérique… « T’exagères ! » me direz-vous, « tu vois toujours le côté social et politique. » Ben, difficile d’abandonner un regard critique et surtout aujourd’hui, et de voir autrement ce que l’on dit être du divertissement. Alors oui, le film de Martin Jauvat est enjoué, gai, mais derrière la tchatche, les blagues et la rigolade de deux glandeurs, rien n’empêche de voir ce qui le sous-tend. Et non, il n’est pas question de révéler la fin… Surprise !
Grand Paris de Martin Jauvat au cinéma le 29 mars 2023.

Une Comédie romantique
Film de Thibault Segouin (sortie DVD 5 avril 2023)

Drôle de type ce César, qui ne sait que mentir pour se tirer de situations inextricables, mais à force de faire des pirouettes dans sa vie et celle des autres, et de fuir, il arrive un moment où l’on se retrouve dans un cul de sac. Faut dire que la famille n’est pas de tout repos, le frère complètement largué et parano à l’idée d’être père, puis convaincu que le bébé le déteste, et le paternel des deux hommes qui se fait botoxer les ridules parce que sa compagne, sa cadette de trente ans avoue ne pas se projeter avec lui dans la vie avant de se casser… Alors César, disparu depuis trois ans sans laisser d’adresse ni donner de nouvelles, c’est un peu la cerise sur le gâteau familial et quand il resurgit dans la vie de ses proches, ça tangue un peu dans la famille. Mais ce n’est rien en comparaison de l’amour de sa vie, Salomé, qui en le voyant réapparaître brusquement après trois ans, et la naissance d’une enfant, Louise, pète carrément un câble.
Une Comédie romantique… l’humour ne manque pas dans ce premier film du réalisateur, où l’on se balade dans Montmartre, l’auteur ayant situé son intrigue dans ce quartier, avec des dialogues bondissants. Dans le rôle de Salomé, l’amoureuse abandonnée, Golshifteh Farahani, se révèle grandiose comme à son habitude à travers l’éventail large des sentiments, de la fureur au fou rire, de l’émotion à la détermination, puis à la tendresse… Sublime comédienne qui soutient les séquences sentimentales, et les autres aussi d’ailleurs, avec brio. Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On se mange une une glace et c’est reparti pour un tour… du romantisme contemporain !
Un bonus au DVD : un court métrage, les Deux couillons de Thibault Segouin, empli de surprises où deux frères — plus opposés que ces deux-là c’est impossible ! — se retrouvent au fin fond du Finistère à la recherche d’un père inattendu et injoignable, toujours sur messagerie… Toute une quête, de mésaventure en mésaventure, qui les entraîne à se retrouver au bout d’une histoire familiale et fraternelle, animée par un duo d’acteurs, Olivier Chantreau et Sébastien Chassagne, qui rivalisent de dialogues en réparties savoureuses… Les Deux couillons.

Annie colère
Film de Blandine Lenoir (sortie DVD 5 avril 2023)

Février 1974. Parce qu’elle se retrouve enceinte et ne désire pas avoir un troisième enfant, Annie, qui est ouvrière, se décide à rencontrer le MLAC – Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception — qui pratique des avortements illégaux et est fondé sur l’aide concrète aux femmes et le partage des savoirs.
 Elle est accueillie par un des groupes avec chaleur et solidarité, et finalement elle s’engage aussi dans le combat des femmes pour l’adoption de la loi sur l’avortement. Sa vie est bouleversée, et c’est à travers le personnage d’Annie que l’on découvre ou redécouvre la lutte des femmes dans les années 1970, grâce à laquelle les femmes ont obtenu ce droit à disposer de leur corps. Et c’est d’autant plus important de voir ce film avec le contexte actuel de « Backlash », de retour du bâton réactionnaire par rapport aux droits des femmes, remis en question dans plusieurs pays, aux États Unis par exemple, en Pologne, et d’autres pays encore. La vigilance est nécessaire, car les lois, on peut les défaire, les effacer, rien n’est jamais acquis…
Comme l’explique Blandine Lenoir : « l’histoire des mouvements sociaux est globalement peu racontée, mais encore plus quand ils concernent les droits des femmes. Toute mon enfance, j’ai eu l’impression que les femmes étaient les figurantes d’une superproduction, que leur histoire ne comptait pas. Des femmes qui luttent ensemble, ce sont des images que j’ai rarement vues au cinéma ; je n’avais que rarement vu aussi des femmes bienveillantes entre elles... […] Le récit historique est un rapport de force, il y a un récit manquant, un récit à renouveler. L’histoire du MLAC fait partie de l’histoire politique de la France. Avec ce film, je veux rendre grâce à ces femmes qui ont lutté pour notre liberté, qu’on se souvienne que les lois s’arrachent de haute lutte ! Je voudrais que le MLAC fasse partie de la mémoire collective. »
Annie colère rend compte de ce qui se passait en France et pour ne pas oublier, voici quelques repères :
1920 : Pour repeupler la France, après la Première Guerre mondiale, la loi interdit l’avortement et la contraception.
1967 : La loi Newirth autorise la vente de contraceptifs (appliquée réellement en 1972).
Avril 1971 : Manifeste des 343 femmes déclarant avoir avorté, dans Le Nouvel Observateur
Automne 1972 : Procès de Bobigny avec Gisèle Halimi, qui fait le procès de la loi.
Février 1973 : Manifeste des 331 médecins déclarant utiliser la méthode Karman, dans Le Nouvel Observateur.
Avril 1973 : Création du MLAC (Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception).
1974 : Présentation de la loi légalisant l’avortement, adoptée par l’assemblée nationale (284 voix pour, 189 contre). 30 heures de débat retransmis à la TV. La loi Veil est promulguée en 1975, pour une période probatoire de 5 ans.
1982 : L’avortement est remboursé par la sécurité sociale.

2014 : Suppression dans la loi de la notion de détresse et de la semaine de réflexion obligatoire.

Blandine Lenoir ajoute que ce qui se passe dans certains états des États Unis, après la décision de la Cour suprême dominée par la droite façon Trump, cela « donne des ailes aux anti-IVG ! Et ils sont partout, y compris en Europe ! Depuis le drame [états-unien], le parlement européen veut graver le droit à l’IVG dans la charte de l’UE, mais il faudrait l’unanimité des pays membres, et le sujet divise les 27. Et il faut se souvenir que depuis janvier 2022, la nouvelle présidente maltaise du parlement européen Roberta Metsola est farouchement opposée au droit à l’IVG... Concrètement en France, le tableau n’est pas non plus réjouissant : le droit à l’IVG n’est toujours pas inscrit dans la constitution, il reste un droit toléré, mais négatif. Les médecins militant·es partent à la retraite et de nombreux jeunes médecins refusent de pratiquer les avortements. Plus de 180 centres IVG ont fermé depuis 20 ans, donc il y a vraiment des territoires entiers où on ne peut plus avorter... Il faut rester vigilant. Chaque progrès pour le droit à l’avortement a été un rude combat, et on le sait qu’en ce qui concerne les droits des femmes, quand on n’avance pas, on recule ! »
Le film de Blandine Lenoir devrait être montré dans les écoles et partout… Il sort en DVD / BR le 5 avril.

Les 35èmes rencontres de Toulouse, le Cinélatino a débuté hier et se poursuit jusqu’au 2 avril. Et comme nous l’avons annoncé la semaine dernière, cette année :
Le CINÉLATINO fait un Focus sur le cinéma colombien
En écho aux thématiques propres à la Colombie, les œuvres racontent le vécu —espoirs et accidents — de personnes confrontées à l’évolution socio-politique du pays. C’est un cinéma du présent et du futur. Les films en sélection sont imprégnés des questions humaines et politiques, expérimentent d’autres formes créatrices, parfois dans le cinéma de genre, le fantastique et l’immersion dans l’onirique. Medellín, Cali et Bogotá sont des centres de création, mais la périphérie rurale révèle aussi son univers et les problématiques des campagnes émergent. Les récits foisonnent de jeunesse, de révolte, d’espoir dans un cadre de crise sociale et économique.

À commencer par Los Reyes del Mundo (Les Rois du monde) de Laura Mora qui sort en salles le 29 mars.

Los Reyes del Mundo (Les Rois du monde)
Film de Laura Mora (au cinéma le 29 mars 2023)

« Un jour tous les hommes s’endormirent et toutes les clôtures sur terre s’embrasèrent. »
Cela répond en quelque sorte au constat de Laura Mora, lorsqu’elle dit : « Nous avons contribué à bâtir un monde qui continue de repousser les gens à la marge. Une structure de classe qui se rétrécit de plus en plus, où le capitalisme est devenu une forme de société violente très attirante et à laquelle de moins en moins de personnes ont accès. » C’est ce monde dans lequel vit le jeune Rá, dans les rues de Medellin avec ses amis Culebro, Sere, Winny et Nano. Ils survivent au jour le jour de petites rapines et d’emboucanes. Un jour, Râ reçoit une lettre du gouvernement l’informant de la restitution de la terre de laquelle sa famille a été chassée par les paramilitaires, comme des milliers d’autres familles colombiennes. C’est le point de départ du film et son épilogue aussi, comme le souligne Laura Mora : « Le point névralgique du conflit en Colombie est précisément celui-ci : un peuple dépossédé de ses terres par des propriétaires terriens. Des grandes élites et des groupes armés qui forment la base d’une société extrêmement inégalitaire. C’est pour cette raison que l’idée d’un groupe de cinq enfants des rues, que la société a toujours exclus et dont le désir le plus cher est de réclamer une place dans le monde où être libres et en sécurité, me semblait une manière de traiter l’histoire de cette violence et de rendre hommage à l’énergie de ce groupe de dépossédés. Une façon poétique pour eux de se venger du monde qui les a affectés si durement. Revendiquer ce qui est à soi, sa terre, est à la fois l’acte le plus politique, le plus rebelle et le plus honnête. »

L’espoir de Râ renaît avec cette lettre, car si l’acte de propriété de sa grand-mère lui permet de retrouver l’endroit de ses racines, du coup il a un endroit à lui où il est protégé et reconnu. Râ et sa bande de copains partent alors à pied à la recherche de ce lieu symbolique et physique où l’on peut être libre. Cependant la route est longue et périlleuse qui mène dans l’arrière-pays, vers une nouvelle vie. Et c’est un voyage palpitant entre aventure et délire qui commence. Les désirs des adolescents semblent avoir trouvé un écho aux questions sur la dépossession des terres en Colombie, et, souligne Laura Mora, pour « tous ceux qui ont perdu une place dans le monde à cause de la violence, et sur l’appareil judiciaire qui n’a pas réussi à les soutenir dans leur demande de justice. »
La route est longue en effet qui les entraîne vers une nouvelle vie. « Dans la recherche de la terre “promise”, ces cinq garçons rencontrent d’autres personnages vivant également en marge, eux aussi abandonnés par l’État et marqués par la violence, et qui deviennent de petites "îles" qui les accueillent, qui habitent la frontière entre réel et imaginaire, où nos protagonistes trouvent un peu d’affection, quelque chose en ruine qui contient dignité et beauté. J’ai l’impression [explique la réalisatrice] que ce film est mon ode à la beauté que je trouve dans l’exclusion, la marge, dans ce paysage battu, cette résistance que je trouve dans ces lieux et ces gens à la périphérie. »
Los Reyes del Mundo (Les Rois du monde) de Laura Mora (au cinéma le 29 mars 2023)

L’Eden (La Jauría)
Film d’Andrés Ramírez Pulido (au cinéma depuis le 22 mars)

Eliú est incarcéré dans un centre de réclusion expérimental pour mineurs au cœur de la jungle colombienne après avoir commis un meurtre avec son ami El Mono. Tous les jours, les jeunes font des travaux exténuants et des thérapies de groupes intenses. La police enquête sur l’affaire, mais les deux jeunes ne disent pas tout. Entre silence et mensonge, dans une végétation et une terre qui semble hantées, le mal couve, et pas seulement parmi les jeunes détenus.
Certains jeunes sont inspirés de l’expérience vécue par le réalisateur : « cet univers fictif du film est nourri par ma relation avec plusieurs communautés d’adolescents confinés en traitement pour dépendance à des substances psychoactives et d’autres groupes de mineurs qui purgent des peines pour divers crimes. »

Comme dans Un Varon et Los Reyes del mundo, ne règne dans les rues que la loi du plus fort. C’est un point commun aux trois films, qui soulignent aussi l’importance du virilisme et le fait d’appartenir à un groupe violent, capable de défendre les intérêts de la communauté. Sans autre exemple que la violence omniprésente, que peut-on attendre de ces gosses livrés à la rue ?
Andrés Ramírez Pulido revient également sur les profondes séquelles laissées par la violence des années 1980 et 1990 dans la société colombienne : « Il est indéniable que nous vivons sous un système social et étatique défaillant, marqué par l’abandon, la condamnation et l’égoïsme. »

Et les traces de cette violence sont toujours présentes dans la société, le cinéma en fait une illustration tout en suscitant une réflexion sans concession sur le problème, mais avec un espoir : « Le cinéma, et l’art en général, est un pont entre le monde visible et invisible, un pont entre ce que nous sommes maintenant et ce que nous pourrions devenir. C’est un lieu chargé du pouvoir de recréer et de redéfinir le monde qui nous entoure, plus fort que le système économique et politique qui est imposé de nos jours. C’est une fenêtre sur quelque chose qui n’est pas encore, c’est ainsi que le cinéma pourra faire la différence auprès des jeunes générations. »
L’Eden (La Jauría) d’Andrés Ramírez Pulido est en salles depuis le 22 mars

Un Varon
Film de Fabien Hernandez (15 mars 2023)

Carlos vit dans un foyer du centre de Bogotá, un refuge où la vie est un peu moins rude que dans la rue. Mais rien n’est facile pour Carlos, sa mère est en prison, sa sœur traîne et se prostitue et il se débrouille plus ou moins en dealant. Mais alors que la fête de Noël approche, il aimerait se retrouver en famille, avec sa mère et sa sœur, Nicole, bien qu’il ne se fasse aucune illusion sur la représentation de cette fête, il fait d’ailleurs cette remarque : « ils nos vendent l’image de la famille heureuse à Noël, mais c’est un mensonge. » La réalité, c’est la rue omniprésente comme une fatalité.
« Dans ce milieu, il existe des injonctions qui déterminent ce que doit être un homme. Carlos emprunte d’abord cette voie, avant de se rendre compte de toutes les failles de ces stéréotypes. Sa quête est pleine de doute et d’insécurité, son orientation sexuelle ne se conforme pas aux codes de la rue. »

Dès les premières scènes du film, plusieurs garçons témoignent face caméra et énoncent les codes de la rue : « ne pas être un mouchard, ni maniéré, ni un pédé ». Ces codes façonnent les esprits, les attitudes, les caractères, les mots, la gestuelle… le machisme fait partie du rôle imposé. « Si on est faible, la rue nous ronge », dit l’un des jeunes, tandis qu’un autre renchérit : « il faut être dur sinon on se fait bouffer cru ». Au début, Carlos s’efforce de suivre les codes de la virilité, les seuls qu’il lui soit possible d’adopter, mais comme l’explique le réalisateur, « un questionnement profond de la masculinité hégémonique impliquait une interrogation du désir sexuel. Je n’avais aucun intérêt à révéler la génitalité de mes personnages. Je tenais surtout à exprimer l’ambiguïté sexuelle de Carlos, tenter d’aller au-delà des étiquettes. On ne sait pas vraiment si Carlos s’identifie à un homme ou une femme. » D’où la force de la scène avec la prostituée à qui il demande de dire qu’il a été à la hauteur auprès de sa bande. Elle remplace d’ailleurs pour un moment la mère en prison, tous ses gestes sont doux, protecteurs et rassurants.

Fabien Hernandez connaît bien la rue, il y a vécu jusqu’à ce qu’un événement provoque chez lui une prise de conscience et qu’il refuse justement cette fatalité qui annihile tout sentiment de libre arbitre. C’est son expérience qui lui permet de décrire si justement la complexité du jeune Carlos qui est pris entre ses pulsions, la tendresse qu’il dissimule, le manque de sa mère… « Un garçon ne pleure pas » dit-il après avoir parlé à sa mère. Un garçon paumé, certainement plus sensible que le rôle imposé par la loi du quartier.
Un excellent film entre documentaire et fiction, incarné par un comédien impressionnant dans un décor authentique. Le film est l’étude d’un jeune homme entre adolescence et maturité en recherche de son identité, et par là il montre aussi la fragilité et l’émotion de Carlos au-delà des rues du quartier. De même, « la mise en scène épurée offre la possibilité de prendre le temps de regarder les personnages », et de percevoir l’intensité émotionnelle qui habite ce moment de vie.
Un Varon de Fabien Hernandez en salles depuis le 15 mars 2023.

Los Reyes del Mundo (Les Rois du monde) de Laura Mora (29 mars 2023), L’Eden d’Andrés Ramirez Pulido (22 mars 2023), Un Varon de Fabien Hernandez (15 mars 2023). Trois films colombiens à voir dès à présent dans les salles nationales.

Focus sur le cinéma colombien au CINÉLATINO.

Alis de Clare Weiskopf et Nicolás Van Hemelryck (Colombie, Chili, Roumanie)
Un groupe de jeunes femmes hébergées dans un foyer pour mineures en situation vulnérable dévoile les contours de vies marquées par les expériences traumatisantes de leur enfance et de leur adolescence. Elles inventent un personnage, Alis, qui serait elles-mêmes tout en étant une autre. Elles rient et pleurent et, face à la caméra, se racontent et imaginent leur vie future. Un film bouleversant d’authenticité.

Como el cielo despues de llover (Comme le ciel après la pluie) de Mercedes Gaviria (Colombie, Argentine)

Ce premier long-métrage de Mercedes Gaviria, fille du cinéaste Víctor Gaviria, est un journal intime, un portrait de sa famille nourri d’une multitude d’archives filmées. Les conflits et les secrets de sa légende familiale se nichent dans un labyrinthe tortueux, aux confins d’une domination patriarcale. Plus encore qu’une introspection familiale, le film de Mercedes Gaviria questionne le cinéma et trouve sa voie dans la poésie.

Dopamina (Dopamine) de Natalia Imery Almario (Colombie, Uruguay, Argentine)

Dans ce film autobiographique, Natalia raconte la crise qui a secoué sa famille. Au moment où son père apprend qu’il est atteint de la maladie de Parkinson, elle révèle son homosexualité à sa famille. Ses parents, qui ont été des militants gauchistes dans leurs années étudiantes et ont lutté pour la liberté et l’égalité, sont affectés et ne la comprennent pas. La cinéaste met en lumière les contradictions intimes de sa famille avec beaucoup de sincérité.

La Roya de Juan Sebastián Mesa (Colombie, États-Unis, France)

Sur les versants escarpés du Quindio colombien, Jorge vit avec son grand-père et perpétue la culture du café, seul de sa génération à ne pas avoir choisi la ville. La « roya », le champignon toxique, a gagné les plantations. Lors des fêtes populaires du village qui s’annoncent, il retrouve son premier amour et ses anciens amis. Entre travaux agricoles et plaisirs de la fête, Jorge est hanté par ses souvenirs.

Los conductos (Les Conduites) de Camilo Restrepo (Colombie, France, Brésil)

Un homme est en fuite. Il vient de se libérer de l’emprise d’une secte religieuse. Il trouve un abri de fortune et un petit boulot dans une fabrique de t-shirts. Ce récit est inspiré de la vraie vie de « Pinky » et de son envie de vengeance envers le leader du culte. Ce film immersif dans une pénombre accompagnée d’une création sonore exceptionnelle, unit un acte cathartique à une forme artistique audacieuse.

Los Dias de la ballena (Les Jours de la baleine) de Catalina Arroyave Restrepo (Colombie)

Cristina et Simón sont deux adolescents graffeurs qui déambulent dans les rues de Medellín, armés de bombes aérosols pour apporter aux murs vie et couleurs. Envers et contre tout, même en défiant la mafia locale, ils sont prêts à prendre tous les risques pour défendre leur espace de liberté. Le premier film de Catalina Arroyave Restrepo est un voyage optimiste au son de la jeune scène musicale colombienne.

Nuestra Pelicula (Notre film) de Diana Bustamante (Colombie, France)

Ce documentaire-essai peu commun est un minutieux et consciencieux travail sur des archives télévisuelles qui montre la violence de la Colombie des années 1980. Le travail de Diana Bustamante témoigne de l’urgence de traiter ces informations visuelles. Les images de journaux télévisés s’enchaînent, se répètent, conférant au film un impact émotionnel puissant.

Virus tropical de Santiago Caicedo (Équateur, Colombie)
Adaptation d’un roman graphique, ce film d’animation raconte l’histoire de Paola, qui grandit entre l’Équateur et la Colombie. Sa famille, haute en couleurs, lui était au prime abord hostile. Entourée de personnalités féminines fortes, elle développe une vision du monde singulière et trouve peu à peu sa place dans un monde qui ne l’attendait pas.

Anhell69 de Theo Montoya (Colombie)

Un corbillard parcourt les rues de Medellín. Le réalisateur raconte son histoire passée dans cette ville violente, transgressive et conservatrice. Il évoque son premier projet sur une secte de fantômes. La jeune scène queer est au casting en 2016, mais le protagoniste meurt d’une overdose d’héroïne à 21 ans.
Anhell69 explore les rêves, les doutes, les peurs de cette génération du présent, mais fait aussi du cinéma un recours salutaire. Le chauffeur du corbillard n’est autre que Víctor Gaviria, emblématique cinéaste de Medellín, dont plusieurs interprètes sont aussi morts dans la rue. La vie avant la mort, un « trans film » qui franchit les normes de genre et s’hybride en un film personnel, poétique et bouleversant.
Pour toutes les infos : https://www.cinelatino.fr/

THÉÂTRE : une séquence que nous désirons dédier à Guy Sabatier, un ami récemment disparu. Il aimait le théâtre et en était très proche. Il a également fait partie des éditions les Amis de Spartacus dont vous pouvez à présent des titres chez les éditions Syllepse.
Deux spectacles, le premier dont nous avons déjà parlé sur Radio Libertaire et que nous recommandons :
Les Cohérent.e.s
Au théâtre de La Reine blanche
Passage Ruelle dans le 18eme arrondissement
28 mars à 19h et 30 mars à 21h

Mise en scène de Sylvie Gravagna et mise en musique par Juliette Flipo.
Sylvie Gravagna interprète Rirette Maitrejean, militante libertaire entraînée dans la tragédie de ce que les autorités et les médias ont appelé La Bande à Bonnot. Rirette revient sur son passé d’ouvrière, les universités populaires, sa rencontre avec des anarchistes et la lutte pour une société juste et l’égalité des sexes… Enfin le procès et l’emballement médiatique…
Les Cohérent.e.s
Au théâtre de La Reine blanche Passage Ruelle dans le 18eme arrondissement
28 mars à 19h le 30 mars à 21h

Second spectacle : il voyage un peu partout en France et vient de Marseille
Il est à Paris le 30 Mars et le 1er avril : Chacal, la fable de l’exil (Manifeste rien)
Chacal, la fable de l’exil
d’après Tassadit Yacine
Mise en scène des fables kabyles
et de la mythologie berbère par la compagnie Manifeste rien
jeudi 30 mars à 20h et samedi 1er avril à 17h
au Centre d’Animation Dunois. 61 rue Dunois, Paris 13e

La conteuse est la mère du monde, puis une sorcière... mais jadis déchue, cela donna aux hommes le prétexte de dominer les femmes et le monde.
Des changements aujourd’hui ? La conteuse en doute, sauf qu’en ces temps très anciens, les animaux parlaient... le Lion avait le pouvoir, le Chacal était son conseiller et le Hérisson avait toujours une ruse en réserve. Ces fabuleux récits d’Algérie permettent peut-être de comprendre l’humanité et pourquoi celle-ci ne cesse de s’entre-dévorer.

Chacal, la fable de l’exil d’après Tassadit Yacine
Mise en scène des fables kabyles par la compagnie Manifeste rien

Virginie Aimone y incarne avec une aisance étonnante les treize personnages des fables kabyles dans une mise en scène de Jeremy Beschon.
jeudi 30 mars à 20h et samedi 1er avril à 17h
au Centre d’Animation Dunois. 61 rue Dunois, Paris 13e
infos : manifesterien@gmail.com

Pour clore cette émission :
Chroniques Noir et Rouge n° 12
Revue trimestrielle de critique bibliographique du mouvement libertaire