Chroniques rebelles
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Samedi 15 juillet 2023
Autour de Boris Vian. Les Ombres persanes de Mani Haghighi. De nos jours de Hong Sangsoo. Sous le tapis de Camille Japy. Paula de Angela Ottobah.
Article mis en ligne le 9 juillet 2023

par CP

Autour de Boris Vian

Les Ombres persanes
Film de Mani Haghighi (19 juillet 2023)

De nos jours
Film de Hong Sangsoo (19 juillet 2023)

Sous le tapis
Film de Camille Japy (19 juillet 2023)

Premier film d’une comédienne

Paula
Film de Angela Ottobah (19 juillet 2023)

Boris Vian… Pas question ici de jouer les biopics radiophoniques ou les commémorations, nous sommes sur Radio Libertaire… Alors, c’est plutôt une balade informelle à travers les chansons, les interprètes d’hier et d‘aujourd’hui, les anecdotes… Une balade musicale sans réelle chronologie, au hasard des coups de cœur et des rencontres improbables au détour de l’œuvre foisonnante, surprenante et jaillissante de Boris Vian.

Il est l’auteur de plus de 500 chansons, pas facile de faire un choix… Nous étions tiraillé.es entre les découvertes, les délires, la grâce des mélodies, les critiques corrosives de ce touche à tout sublime. Toutefois, une chose nous a frappé, c’est son originalité qui fait que chaque interprète a la liberté de faire de la chanson la sienne propre, que nombreux sont les textes qui ne sont pas marqués par une époque et pourtant, il faut le souligner, Vian est reconnaissable par cette inimitable façon d’observer avec humour, empathie, critique… et certainement il ne se prend pas au sérieux… C’est Vian quoi !
Tin Roof Blues
« Boris Vian, il suffit d’en lire trois lignes ou d’écouter un couplet pour se dire : tiens ça, c’est du Boris Vian. Ils sont pas nombreux ces écrivains pour qu’on puisse en dire autant généralement c’est écrit qu’ils sont les petits d’elle les plus passionnés parce qu’on les lisant on les entend parler lire viens lire Léautaud, lire la correspondance de Flaubert c’est vraiment être avec eux ils ne truquent, pas ils ne se déguisent pas, ils sont tout entier dans ce qu’il écrivent et ça ne se pardonne pas : Flaubert a été condamné, Vian a été condamné. » Delfeil du Ton, Charlie Hebdo, 1973.
Découvrir la carrière artistique de Boris Vian, c’est accepter de se perdre, de lâcher prise avec la toute-puissance linéaire de la biographie, de butiner à traverser multiples facettes et saisir ce qu’elle nous parle, nous touche, et parfois nous chamboule prise nos certitudes mais toujours de biais avec humour, poésie, art de la dérision.
Quand on essaie d’approcher Boris Vian, on se rend très vite compte qu’il n’est pas approchable, ou difficilement approchable dans la mesure où il a 30 pseudonymes. Alors parmi ces pseudonymes et je peux citer quelques-uns alors on a Bison Ravi, anagramme de Boris Vian, Xavier Clarke, Otto Link, Thomas Quan, Eugène Minoux, Gédéon Molle, Josèfe Pignerole, Adolphe Schmürtz, Lydio Sincrazi, Annatof…
Et bien d’autres encore... Alors pour le coup si on relève tous ses pseudonymes on peut parler d’une multiplication des identités, une forme de travestissement du nom d’auteur, une manière pour Boris Vian de brouiller les pistes du nom d’auteur une capacité à faire voler en éclats tout ce qui touche à l’identité, à la notion horrible d’état civil à celle d’appartenance des écrits à leurs auteurs. Avec les pseudonymes il remet littéralement en cause les conditions de production d’une oeuvre qui appartiendrait uniquement à son auteur. On a une espèce de boulimie pseudonymique qui est une sorte de généalogie pantagruélique si bien qu’on ne sait plus qui est qui, qui écrit quoi : Boris Vian ? Où est-ce que c’est encore quelqu’un d’autre pour mieux renverser les codes de la création ?
—  L’Âme slave, Rona Hartner
Il y a un critique littéraire a relevé 27 noms 27 pseudonymes très précisément et il y en aurait d’autres encore qui seraient réels ou supposés. Parmi ces pseudonymes il y a des métiers ou des vocations que Boris Vian à réalisé. On compte 22 figures de journalistes 4 figures purement littéraires, 2 femmes qui lui servent pour écrire des Chroniques de jazz et les autres pseudos lui servent majoritairement pour des articles de presse.
Comme Larry Portis l’écrit dans la Canaille histoire sociale de la chanson française, Boris Vian occupe sans doute une place à part dans cette chanson française. Son œuvre représente une réelle transition entre le renouveau de la chanson réaliste de l’après-guerre et le rock n’ roll.
—  Faux frères, Mathieu Boogaert & Dick Annegarn
Vian est le chéri des existentialistes de la rive gauche car il symbolise l’esprit zazou.
—  Natacha chien-chien, Lio
Vian renouvelle le style de Johnny Hess, Charles Trenet. Créateur de plus de 500 chansons. Il est surtout l’auteur des Chansons impossibles, les Joyeux bouchers, le Déserteur, Le Petit commerce & la Java des bombes atomiques qui déclenchent à leur sortie en 1955 de nombreuses polémiques.
—  La Java des bombes atomiques, Vian
Outre les nombreux artistes qui vont interpréter Le Déserteur, il faut dire que La Java des bombes atomiques va susciter également de nombreuses interprétations n’est-ce pas
Nicolas ?
—  La Java des bombes atomiques, Olivia Ruiz
1945 est une année clé dans la vie de Boris Vian puisqu’il signe son premier contrat d’auteur. 1945 c’est aussi l’année où le président des États-Unis Harry Truman décide de larguer la première bombe sur Hiroshima le 6 août et la seconde le 9 août sur Nagasaki et ça Boris Vian ne l’a pas oublié, c’est le ciment de son antimilitarisme.
—  Le Conscrit, Mouloudji
Pour bien comprendre comment Boris Vian est devenu musicien et jazzman il faut remonter à l’enfance et à la relation qu’il avait avec sa mère qui était d’ailleurs musicienne.
—  Blouse du dentiste, Henri Salvador
Elle a été dans une obsession de surprotection vis-à-vis de Boris Vian pour une raison simple : en 1932 tomber malade et le verdict des médecins est sans appel, Boris Vian souffre d’insuffisance cardiaque et il ne dépassera pas les 40 ans. L’angoisse de sa mère et démultipliée. Il en fera la description dans l’Arrache-cœur à travers le personnage de Clémentine qui est tellement anxieuse à l’idée qu’il arrive quelque chose à ses trois enfants Joël Noël et Citroën elle supprime tout ce qui pourrait être une source de danger à tel point qu’il ne reste plus rien qu’un monde vide presque aseptisé. La mère de Boris Vian ne laissait sortir Boris que pour aller à l’école et le reste du temps il reste cloîtré à la maison. Il ne pouvait pas sortir avec ses copains donc il a eu l’envie de se créer un autre monde à l’intérieur du monde dans lequel sa mère l’avait enfermé. Et au fond du jardin, il construit une vaste salle dans laquelle avec ses frères ils vont organiser dans un premier temps des surprises-parties et dans un second temps ils vont fonder leur première formation, l’Accord Jazz, en 1938 et c’est véritablement là que Boris Vian révèle ses premiers talents de musicien.
—  Mozart avec nous, Vian
Ce qu’il y a de frappant chez Boris Vian c’est la multiplicité des vocations, des métiers qu’il a exercé en seulement 39 ans de vie : écrivain, chanteur, parolier, critique musical, trompettiste, directeur artistique ; il a même été ingénieur diplômé de l’École Centrale, scénariste, traducteur, conférencier, peintre. De fait il y a une difficulté d’appréhension du personnage : est-ce que c’est un génie touche-à-tout, un ultra polyvalent, un adaptable suraigu ? Il y a la fois chez lui la traduction du génie qui rompt avec l’expertise et de l’autre, une sorte de magicien qui est capable de passer d’un métier à l’autre avec une facilité qui est déconcertante. Et à mon sens, tous ces métiers toutes ces vocations qu’il a pu exercer reflètent une forme de désinvolture et en même temps de mélancolie, à la fois de dérision et en même temps d’angoisse. Il n’y a pas de trajectoire linéaire chez Boris Vian, il n’y a pas de fil rouge.
—  Barcelone, Vian
—  Barcelone, Thomas Fersen
Vian fait chanter des pointures de la variété française tel Maurice Chevalier à qu’il fait dire des paroles inoubliables : « Elle avait 20 ans, c’était la fine fleur de la culture française, un bas-bleu qui sera en même temps une orchidée perverse poussée sur le tronc ravagé du baobab de la décadence », interprétée par le gars de Ménilmontant complètement dépassé par le texte fait de Pan Pan Pan poireaux pommes de terre une chanson comique.
—  Pan Pan Pan poireaux pommes de terre, Maurice Chevalier
Dans J’suis snob en 1954, la Complainte du progrès en 1955, et la Java martienne, il allie la critique caustique et l’humour grave de Georges Brassens à l’ironie de Trenet.
—  J’suis snob, Michel Delpech
Après j’suis snob, toujours aussi incisif et observateur, Boris Vian s’amuse avec les mots et les tabous, cela donne Bourrée de complexes
—  Bourrée de complexes, Carmen Maria Vega & Merlot
Une des plus belles interprétations de Boris Vian, Je bois
—  Je bois, Vian
Au fond, personne n’a osé dire ou prétendre que Boris Vian était un dilettante, un artiste superficiel. Aucun critique ne s’est permis de dire une chose pareille. La raison est assez simple : tout ce que Boris Vian a approché, de près ou de loin, depuis la littérature jusqu’au cinéma en passant par la chanson et même ses études d’ingénieur, il l’a fait à fond. Chaque domaine, chaque centre d’intérêt devient une passion, un amour fusionnel, et c’est ce qui va se passer pour le Jazz. Le Jazz pour Vian, c’est un amour inconditionnel, une relation extrême : il le critique, il le défend, il le joue, il le fabrique, il le produit.
Ça commence dès qu’il découvre Duke Ellington, vers 1934. Et là, il va à des dizaines de concerts, il s’abonne à la revue Jazz Hot. Et comme il est totalement dans ce qu’il fait, il va très vite devenir talentueux et donner ses premiers concerts.
À Saint-Germain des Prés, tout le monde le connaît, et il va être très vite perçu comme celui qui crée des liens entre les arts. Il n’y a pas la littérature d’un côté, les chansons de l’autre, non, Boris Via ne se laisse pas cloisonner de cette façon. Le jazz lui sert pour la musicalité des phrases : Boris Vian, c’est un jazzman de l’écriture, les sonorités s’entrechoquent, les jeux de mots renversent le style que l’on attendait, les phrases sont au bord de la syncope, il y a une stylistique musicale qui traverse toute l’œuvre de Boris Vian. Tout est condensé, l’art dans tout chez Boris Vian. Quand on meurt à 39 ans et surtout lorsqu’on en a le pressentiment, il n’y pas le temps d’être tiède, pour faire dans l’à peu près ou produire quelque chose de moyen, non, il faut être brûlant, incandescent, absolu. Boris c’est l’incarnation de la fureur de vivre à Saint-Germain des Prés. Sa chanson Monsieur le jazz, aurait très bien pu s’appeler Monsieur Jazz tout court. Boris Vian, c’est le jazz en personne. Comment refuser une histoire d’amour avec le jazz ? Impossible !
—  Monsieur le jazz, Lambert Wilson
L’ironie revient au galop quand il passe du jazz au rock, il faut dire qu’il excelle dans les deux genres, bien qu’il ait pensé que le Français n’était pas la langue idéale pour le rock and Roll. Rock and Roll-Mops et on pense évidemment au film de Frank Tashlin (1956), The Girl cant Help it (La Blonde et moi)… Un film qui se moquait du Rock and Roll.
—  Rock and Roll-Mops, Didier Wanpas
Difficile de ne pas parler cinéma dans cette balade musicale autour de Boris Vian, d’autant qu’il est décédé au cours de la projection privée de l’adaptation de son film j’irai cracher sur vos tombes par Michel Gast. Une adaptation dont l’idée l’avait tout d’abord emballé, car le livre avait déclenché scandales et procès pour « outrage aux mœurs », mais dont la réalisation le laissait insatisfait. L’histoire, écrite sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, se déroule dans le Sud des États-Unis et se présente comme un roman policier dont Vian serait le traducteur.
J’irai cracher sur vos tombes met en scène la vengeance d’un métis à la suite du lynchage de son frère, pour dénoncer le racisme dont sont victimes les Africains américains.
C’est un tout autre récit que celui qui forme la trame du cinématographe : souvenir de cinéma, souvenir de la découverte du cinématographe…
—  Le cinématographe, M
Même dans son rapport à la séduction, Boris Vian cherchait toujours l’humour, la tendresse et la poésie. Il refusait catégoriquement la galanterie très française et totalement poussiéreuse. Lorsqu’il séduit Ursula Kubler, il le fait avec cette simple question : « Bonjour Madame, connaissez-vous la pataphysique ? » Vian définissait la pataphysique comme la science des pommes de terre. Cela peut faire sourire mais Ursula est tombée sous le charme.
—  Ses baisers le grisaient, Nana Mouskouri
Juliette Greco a elle-même été totalement séduite par Boris Vian : « Boris est on frère, mon psy. Je le trouvais beau, mystérieux, étrange. L’idée de ce cœur qu’il avait trop gros à la fois physiquement et mentalement, dont il est mort d’ailleurs, me bouleversait. Il me faisait asseoir sur le canapé, il mettait son bras autour de moi et il me parlait, pendant des heures. » Boris Vian est un musicien génial et un merveilleux mélodiste, dont les interprètes se réapproprient les chansons avec un même bonheur… Et voilà de Nana Mouskouri à Émiliy Loiseau :
—  Ses baisers le grisaient, Émily Loiseau
Dans les années 1950, il s’est battu pour trouver sa place. Le racisme, la bureaucratie, l’armée, toutes les mailles du filet qui enferme la société dans le rejet, l’oppression, la domination, il n’a pas peur d’en parler, mais toujours avec un humour subversif qui n’est pas frondeur, ou revanchard mais plutôt un humour qui sape de l’intérieur, qui fait vaciller les codes dans laquelle la société est cloitrée. Et il va prendre à bras le corps et avec beaucoup de finesse le sujet délicat de la prostitution.
Rue des ravissantes, c’est un recueil de scénarios qui va faire date aussi bien dans l’écriture, sur scène que dans la chanson. Plus précisément, c’est une sorte de recueil projet rédigé en trois étapes : d’abord une simple esquisse, puis un scénario, enfin une comédie musicale qui va totalement mettre à plat les moralisateurs de l’époque, toutes celles et tous ceux qui prétendent avoir des solutions clés en main contre la prostitution.
Rue des ravissantes : les ravissantes, ce sont les prostituées. Ce qui est de prime abord intéressant, c’est que le nom de Vian, V-I-A-N, se retrouve dans le titre A-V-I-N. Cette inclusion du nom de Boris dans le titre de son œuvre est une façon de se rallier à la cause des prostituées. Le titre désigne une fiction et en même temps il dit la vérité de la fiction : « Moi Boris, je suis aux côtés de celles que l’on oppresse. »
Rue des ravissantes c’est d’abord un personnage qui donne immédiatement le ton : Le personnage un sénateur, président de la Toute Puissante Commission de la Protection des Mœurs : Corentin Brisdâne. Pour construire son personnage, Vian s’est inspiré de Daniel Parker, le fameux activiste du Cartel d’action sociale et morale qui a attaqué Boris pour outrage aux bonnes mœurs lors de la sortie de J’irai cracher sur vos tombes. Le personnage de Corentin Brisdâne est un véritable Père-la-pudeur, totalement hypocrite. Les ravissantes sont les prostituées que Brisdâne veut chasser du quartier.
Rue des ravissantes a donné lieu à de nombreuses chansons dont une : Nana’s Lied, que l’on pourrait traduire en français par Ode à Nana. C’est une chanson de rue, une chanson populaire qui a eu un écho retentissant puisque de nombreuses interprètes se sont appropriés paroles et musique : Arlette Téphany, Teresa Stratas, Ute Lemper, Diane Tell et une interprétation fabuleuse de Catherine Sauvage. Catherine Sauvage est sans doute l’interprète qui porte au plus juste les convictions de Boris Vian, dans les paroles bien entendu, mais aussi dans cette voix, presque venues des opprimées, des celles et ceux que l’on considère comme importuns ou gênants. Catherine Sauvage c’est une voix, à la fois profonde et inspirée qui met en lumière et qui rend visible celles et ceux dont la parole a été dérobée.
—  Nana’s Lied, Catherine Sauvage
Les années 1950 voient la prolifération des objets de consommation. Le symbole le plus fort, c’est le salon des arts ménagers. Et Boris Vian va bien entendu s’emparer du sujet pour en faire une critique, ou plutôt une satire, c’est-à-dire un texte entre jeux de langage fantaisistes et dénonciation virulente de la société de consommation.
Tu crois qu’on est revenu dans les années 50 ?
Je pense, oui !
—  Complainte du progrès, Juliette
L’interprétation et l’orchestration de la chanson Quand j’aurai du vent dans mon crâne par Mademoiselle K. revisitent la chanson de Boris Vian dans un style pop-rock totalement débridé. Je trouve que le brio de Mademoiselle K., est de balancer la chanson à l’instinct en offrant un délire punk-rock que Boris aurait adoré, c’est évident. C’est une artiste qui met souvent les pieds dans le plat, elle pose cette question qui pourrait être une des clés pour explorer la vie de Boris Vian, comme pour nombreuses artistes libertaires d’ailleurs : l’art est-il fait pour être beau ou interpeler ? Mademoiselle K. répond à cette question avec une chanson qui n’est pas évidente à écouter, mais le parti pris est clair : « je suis libre de m’exprimer comme je l’entends. » Et cette liberté, c’est celle de Vian, « je ne me soumettrai pas aux codes, au Diktat, au besoin je chanterai faux, mais je proposerai une vision radicalement autre de ce monde aliéné. » Boris Vian est un clown, c’est-à-dire un être qui ne cherche joue à la perfection le fait de ne pas être parfait. C’est génial.
—  Quand j’aurai du vent dans mon crâne, Mademoiselle K
C’est une chanson contre la religion. Toute son œuvre est d’ailleurs traversée par l’anticléricalisme, il le dit lui-même : « Simagrées, Chansonnettes, jolis costumes… Le catholicisme et le music-hall, c’est du pareil au même. »
Ou bien encore « Supprimez le conditionnel et vous aurez détruit Dieu. » Vian ne supportait pas les intermédiaires. Il y une forme de solitude assumée qui revendique la mort de façon physique. Du moins, c’est en ce sens qu’il en parle : les os, le crâne, le foi, le phosphore mou, le nez, les cheveux. La Charogne de Baudelaire n’est pas très loin.
Serge Reggiani a pris réellement conscience de l’aspect labyrinthique, multiforme, gigantesque de l’œuvre de Vian, ça ne fait aucun doute. Et il a pris plaisir à s’y perdre, à s’y noyer.
—  Quand j’aurai du vent dans mon crâne, Serge Reggiani
Boris Vian est la représentation moderne d’un minotaure que personne ne pourra jamais abattre. Vous pouvez essayer toutes les pistes du labyrinthe, vous trouverez toujours Boris Vian prêt à vous désarmer par son humour, son humanisme et sa folie.
Le politique (1954) raconte l’arrestation d’un militant politique. Le temps de descendre l’escalier de son immeuble entre « deux uniformes », l’homme imagine la question, la torture... et son silence. Mouloudji l’interprète, parmi bien d’autres chansons politiques.
Ils m’ont remis dans la cage

Ils reviennent tous les jours

Ils veulent que je leur parle [...]
Je me moque de menaces

Je me moque de vos coups.

—  Le Politique par Mouloudji
Le Petit commerce est aussi une chanson de Boris Vian qui a été écrite en 1955 et Boris Vian la dédie ainsi en préambule : Pour consoler Monsieur Poujade, l’histoire d’un artisan qui é réussi. Pierre Poujade était un homme politique populiste de l’époque alors très réactionnaire pour le coup ; l’ironie de Boris Vian est absolument mordante car il épingle aussitôt les marchands d’armes et les véritables enjeux des guerres.
Canons à vendre
Ça donne de l’ouvrage
Nos bons ouvriers
Et chacun envisage
De fonder un foyer
Et leurs enfants iront en cadence
Crever pour quelques francs

—  Le Petit commerce par Boris Vian
L’antimilitarisme et le pacifisme de Boris Vian se retrouvent ici comme dans le célèbre Déserteur, qui a été censuré et toujours autant chanté d’ailleurs, mais aussi dans des chansons qui sont tout aussi critiques et virulentes comme Allons enfants (1952), interprétée par Mouloudji, et À tous les enfants, créée par Catherine Sauvage et reprise par Joan Baez en 1983.
—  À tous les enfants par Joan Baez
Dans les Joyeux bouchers, il établit un parallèle entre les abattoirs, le militarisme et la consommation de viande. « Il faut que ça saigne » dit le refrain appuyé par le final, « Tiens voilà du boudin, voilà du boudin ! »
—  Les Joyeux bouchers par Boris Vian
Le Déserteur est une lettre ouverte, profondément antimilitariste, adressée au président de la République au début de la guerre d’Algérie, officiellement désignée comme « événements d’Algérie » ou « pacification ». Le texte, écrit début 1954 — trois mois avant Diên-Biên-Phú — n’est finalement enregistré par Boris Vian qu’en avril 1955. C’est l’une des chansons les plus populaires et les plus censurées de la chanson française. Qui ne l’a jamais fredonnée malgré les interdictions sur les ondes ou à la télévision ? La chanson prône une insoumission active. Mouloudji en fait une adaptation en 1954, mais le texte s’adresse aux « messieurs qu’on nomme grands » et non au président. L’incitation à la désertion est quelque peu gommée car la première strophe se termine par « Les guerres sont des bêtises, le monde en a assez » au lieu du « Je m’en vais déserter » de l’original. Et, détail important, la chute de la chanson. Initialement, la chanson se terminait par « prévenez vos gendarmes que j’emporte des armes et que je sais tirer », fin jugée certainement trop subversive remplacée par « prévenez vos gendarmes que je n’aurai pas d’arme et qu’ils pourront tirer ».
Face au scandale suscité par Le Déserteur, Vian juge les réactions exagérées : « On reproche à ma chanson d’être antimilitariste. Je n’en sais rien et d’ailleurs je ne le crois pas. Je ne sais qu’une chose, c’est qu’elle est violemment pro-civile. »
Le Déserteur est encore jugé trop sulfureux en 1991, pendant la première guerre du Golfe, et sa diffusion est interdite sur les antennes des télévisions et des radios nationales pour cause d’implication de l’armée française dans les bombardements contre l’Irak.
Et je dirai aux gens :
« Refusez d’obéir
Refusez de la faire
N’allez pas à la guerre
Refusez de partir
 »
Le Déserteur est toujours d’actualité, mais il est vrai que le texte, comme l’orchestration, sont intemporels. Peter, Paul & Mary – groupe emblématique du Protest Song aux États-Unis — la chantent en français en 1964, Richard Anthony dans une version yé-yé en 1966. Et la chanson continue ses pérégrinations. Renaud en transforme le texte de manière personnelle en 1983 (Je vous fais une bafouille/Que vous lirez sûrement/Si vous avez des couilles) sous le titre Déserteur.
On la retrouve dans sa version originale interprétée par Serge Reggiani. Serge Utgé-Royo en donne une version manouche dans son double album Contrechants... de ma mémoire, en « hommage au Boris musicien de jazz ».
—  Le Déserteur par Serge Utgé-Royo
Générique de fin :
Par ordre de passage sur les ondes des Chroniques rebelles de Radio libertaire :
Tin Roof Blues
L’Âme slave par Rona Hartner
Faux frères par Mathieu Boogaerts & Dick Annegarn
Natacha chien-chien par Lio
La Java des bombes atomiques par Boris Vian
La Java des bombes atomiques par Olivia Ruiz
Le Conscrit par Mouloudji
Blouse du dentiste par Henri Salvador
Mozart avec nous par Boris Vian
Barcelone par Boris Vian
Barcelone par Thomas Fersen
Pan Pan Pan poireaux pommes de terre par Maurice Chevalier
J’suis snob par Michel Delpech
Bourrée de complexes par Carmen Maria Vega & Merlot
Je bois par Boris Vian
Monsieur le jazz par Lambert Wilson
Rock and Roll-Mops par Didier Wanpas
Le cinématographe par M
Ses baisers le grisaient par Nana Mouskouri
Ses baisers le grisaient par Émily Loiseau
Nana’s Lied par Catherine Sauvage
La Complainte du progrès par Juliette
Quand j’aurai du vent dans mon crâne par Mademoiselle K
Quand j’aurai du vent dans mon crâne par Serge Reggiani
Le Politique par Mouloudji
Le Petit commerce par Boris Vian
À tous les enfants par Joan Baez
Les Joyeux bouchers par Boris Vian
Le Déserteur par Serge Utgé-Royo

CINÉMA
Les Ombres persanes
Film de Mani Haghighi (19 juillet 2023)

Le film ouvre, avant même le générique, sur une scène de violence extrême entre plusieurs personnes dont on ne comprend la signification qu’à la fin, donc suspense. Cut. Et le film bascule dans les embouteillages de Téhéran, sous une pluie abondante, qui est l’un des éléments clés avec l’éclairage en clair obscur du film pour en accentuer le malaise et le mystère.
Une femme donne une leçon de conduite dans le trafic dense de Téhéran et voit passer un homme qu’elle reconnaît immédiatement comme étant son époux, elle descend de voiture, le suit et découvre que non seulement il se rend dans un appartement inconnu d’elle, mais qu’il vit avec une femme, son double exactement. Le couple est un clone de son propre couple… Passé le trouble engendré par l’étrangeté de la situation, il va naître une histoire d’amour et de manipulation.
Inspiré par une exposition de photos de guerre prises durant le conflit entre l’Iran et l’Irak, Mani Haghighi raconte avoir découvert alors la photo d’un soldat mort, touché à la tête, qui lui ressemblait trait pour trait. Ses amis présents étaient comme lui troublés de l’existence de ce « clone ». D’où la réflexion de Mani Haghighi sur l’idée du double de soi-même et sur la question au plan dramaturgique puisque, il le souligne, il s’agit « de biologie, d’éthique et de questions existentielles sur ce qui façonnent notre identité. Qu’est-ce que cela fait d’avoir un clone ? Comment pourrait-on vivre avec cela ? » Évidemment imaginer un couple qui serait la parfaite réplique de l’autre, renforce l’étrangeté du phénomène et « sur un plan dramatique, cela ouvrait beaucoup plus de portes pour nourrir le scénario. Nous allions pouvoir parler de mariage, d’amour, d’infidélité et d’obsession. » Le choix ouvre effectivement la voie aux genres croisés dans le film, un thriller à la fois fantastique, social et psychologique « sans sacrifier pour autant le côté philosophique et abstrait du propos ».

Pour ce qui est de la réalisation d’un thriller lié au genre fantastique, il est certain que Mani Haghighi y excelle, si l’on prend pour exemple deux de ses précédents films, Valley of Stars et Pig, où apparaît en surimpression l’humour et l’auto dérision vis-à-vis de sa profession. Dans les Ombres persanes, le choix de la mise en scène, entre réalité et rêve, de la comédienne, Taraneh Alidoosti, et du comédien, Navid Mohammadzadeh, instille le mystère et annonce le piège, le désir et le dénouement. Elle et il incarnent à merveille les deux couples en les interprétant si différemment que le trouble s’installe. Les deux femmes, Bita et Farzaneh, sont très différentes, par le caractère et par le statut social, l’une est indépendante, a un fils et s’oppose à son mari, sa réplique est plutôt effacée et souffre de ne pas avoir d’enfant, quant aux deux personnages masculins, Jalal et Mohsen, ils sont opposés, autoritaire et macho pour le père de l’enfant, et son double est doux et romantique.
La force du film réside également, en dehors du thriller fantastique, dans le fait que Mani Haghighi réussit, avec les Ombres persanes, un film social et politique, « pas de façon affirmée [dit-il] mais subliminale. Avec ce qu’il se passe en Iran, pays de religion fondamentaliste. Un système qui ne dit au fond qu’une seule chose : vous n’avez pas d’autre alternative que celle définie par le pouvoir et la croyance. C’est comme ça et pas autrement. Or l’idée du double, ouvre justement la question de l’alternative. Ce n’est pas une copie de vous, bien au contraire. C’est vous, vivant et expérimentant une autre existence. Aborder cette question, contraire aux dogmes en vigueur, est déjà une critique du fondamentalisme. Le simple fait de situer l’action de cette histoire dans Téhéran, capitale où règne le mystère, la paranoïa et la peur est à sa manière un acte politique. » Si le film ne s’exprime pas frontalement sur la condition des femmes par exemple, ce thème est abordé d’une autre manière.
« Le cinéma n’est pas fait, [ajoute Mani Haghighi], pour dissimuler les choses. C’est le lieu de l’interrogation, le lieu pour tenter de comprendre ce qui vous échappe. […] On m’a demandé un jour si la pluie aurait pu s’arrêter à la mort de Jalal et Bita. Mais non, le dérèglement est bien plus grand que cela. Il dépasse les enjeux de cette seule histoire. » Une porte s’entrouvre à la fin lorsque le fils de Bita confie à son grand-père, « cette femme n’est pas ma mère ».
Les Ombres persanes de Mani Haghighi est un film fascinant. Il est en salles le 19 juillet.

De nos jours
Film de Hong Sangsoo (19 juillet 2023)

Deux conversations en alternance à Séoul : une ancienne actrice est sollicitée par une débutante tandis qu’un vieux poète reçoit un admirateur. Les deux vedettes esquivent les questions existentielles de leur interlocuteur et interlocutrice, la première songe à sa récente reconversion et le second bataille avec son sevrage d’alcool et de tabac.
De nos jours de Hong Sangsoo… on pourrait penser que tout est déjà dit à travers sa filmographie et pourtant, comme à l’accoutumée, son film encore une fois va bien plus loin et entraîne le public. Le décor est planté, les personnages se rencontrent, parlent de leur vie, de leurs projets alors qu’un beau chat fait un passage fugace et disparaît, provoquant ainsi un drame chez l’une des protagonistes.
C’est la seconde fois que le réalisateur filme des chats : « J’écris en m’attendant à ce que les choses ne se passent pas comme prévu concernant l’évolution du chat dans l’espace du cadre. Mais pour ces deux films, les chats ont miraculeusement fait exactement ce que j’attendais d’eux, donc je les en remercie. »
Et Hong Sangsoo évoque également son désir, peut-être inconscient, de « faire des films de la manière la plus légère possible. De film en film, j’ai acquis [dit-il] des compétences techniques, d’abord le montage, le son et enfin la photographie. […] J’ai compris que cela ne servait à rien de chercher à copier la réalité. Cela instituait un blocage psychologique qui m’empêchait de créer librement. C’est pour ça que j’essaie de mélanger des détails de différentes sources afin d’obtenir une distance nécessaire entre le sujet et moi. » Cependant, avoue-t-il, ces détails s’avèrent plus proches de lui en vieillissant, par exemple, le personnage du poète luttant contre son addiction à l’alcool et au tabac. Ce qui diffère dans ce film, De nos jours, c’est certainement la présence du chat magnifique et incontrôlable que l’on retrouve au dernier plan du film comme une figure de sage qui observe les humains. Une sorte de figure tutélaire qui observe les humains et leurs réactions.
De nos jours offre, à travers les échanges et les attitudes des personnages une vision de l’intime des êtres humains, de leur fragilité, de leurs attentes. De nos jours est un film reposant qui donne certainement l’envie de rencontrer les autres.
De nos jours de Hong Sangsoo est au cinéma le 19 juillet.

Sous le tapis
Film de Camille Japy (19 juillet 2023)

Alors qu’Odile prépare un repas pour fêter son anniversaire dans la maison familiale et en attendant ses enfants et petits-enfants en route pour la soirée, son mari décède brusquement sans qu’elle s’en aperçoive. Après l’avoir appelé à plusieurs reprises, étonnée de son silence, elle le rejoint et le retrouve inanimé. Immédiatement, elle refuse sa mort et dans un déni total, elle cache le corps sous le lit à l’arrivée de la famille et prétend qu’il ne va pas tarder.
À la découverte du corps de son compagnon, Odile est dans un tel état de choc qu’elle refuse de voir la réalité et de l’accepter. Une façon d’éradiquer la mort pour se protéger, comme d’ailleurs elle évite d’en parler malgré l’insistance de sa fille qui ne comprend pas le soi-disant « retard » de son père et son absence. Lorsque ses petits enfants découvrent le corps sous le lit, elle leur demande de garder le secret. Tout son univers flanche, disparaît, sans qu’elle puisse l’expliquer.
Ce premier long métrage de Camille Japy, qui est comédienne, réussit à transcrire la sidération que provoque une mort inattendue et brutale avec les conséquences que cela peut provoquer dans la perception de chaque personne de la famille devant la mort, ignorer celle-ci pour ne pas perdre pied, organiser les obsèques face au désarroi de la mère, ce que va faire sa fille, Sylvie, en revanche le fils, Lucas, qui est très proche de sa mère, fuit les responsabilités. Quant à Clara, l’amie de Lucas, elle est libre et son rapport à la mort est naturel. Elle est en cela proche des enfants, qui « s’autorisent à dire au revoir à leur grand-père comme ils l’entendent ».
Le film de Camille Japy est une étude très intéressante sur les réactions souvent irrationnelles face à la mort, le refus des drames en les passant sous silence — sous le tapis — et les conséquences qu’entrainent le déni et la volonté d’oubli.
Sous le tapis de Camille Japy au cinéma le 19 juillet 2023.

Paula
Film de Angela Ottobah (19 juillet 2023)

Paula s’ennuie à l’école, elle a 11 ans et fait des escapades avec son ami Achille, le seul qui la comprenne. Son père est malade, sa mère travaille en Corée et dans la première partie du film, Paula est assez autonome. Tout change lorsque son père lui fait la surprise de partir en vacances dans la maison dont elle rêve, au bord d’un lac. Mais c’est dans cette maison que l’emprise du père se dévoile, il l’isole des autres, des estivants, d’un groupe de scouts, d’un loueur de canots… Interdiction de plonger dans le lac sous prétexte de danger. Pourtant, « l’eau est l’endroit de l’émancipation de Paula [et deviendra] son outil, son pouvoir. »

Paula est un conte horrifique où le personnage du père devient peu à peu un monstre alors que les autres adultes ne voient rien ou ne veulent rien voir, la mère est absente et parle brièvement avec sa fille par téléphone, l’assistante sociale s’inquiète de la déscolarisation de Paula, mais n’insiste guère devant les affirmations du père.
La réalisatrice confie ne pas avoir voulu montrer « le viol et la maltraitance sur une enfant de façon frontale. […] Je voulais raconter [dit-elle] l’emprise sur le psychisme et le corps, et cette espèce d’idée de l’amour. Paula, c’est l’histoire d’un père qui aime sa fille mais très mal, au point de la tuer. » S’en prendre à l’enfant, c’est aussi l’isoler géographiquement, l’obliger de relâcher son lapin dans la nature, lui imposer une forme d’éducation, certains exercices, la nourriture, la priver de sommeil et d’intimité. L’isolement, que Paula finit par intégrer, sa solitude et le manque d’aide auquel elle se heurte, est désespérant, mais elle se révolte tout de même lorsqu’elle retrouve son ami Achille. « Il y a quelque chose de très utopique à raconter cela parce que dans la réalité, les enfants ne se sortent pas seuls de ces situations, et en général il n’y a pas d’adultes pour les aider, donc ils ne s’en sortent tout simplement pas... La fiction devient aidante : elle permet au récit de faire naitre une figure d’espoir » et à ce moment du récit, où le père-prédateur est le plus menaçant, Paula retrouve l’eau et le pouvoir de briser l’emprise. Elle est la plus forte. Paula est un conte à la fois cruel et libératoire interprété par des enfants superbes, dont Aline Helan Boudon dans le rôle de Paula, et par un père toxique, Finnegan Oldfield, étonnant dans sa transformation en ogre de l’histoire.
Paula de Angela Ottobah le 19 juillet au cinéma