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Samedi 12 août 2023
Panique à l’université Rectitude politique, Wokes et autres menaces imaginaires de Francis Dupuis-Déri. Fermer les yeux de Victor Erice. Reality de Sydney Sweeney. La Bête dans la jungle de Patrick Chiha.
Article mis en ligne le 19 août 2023
dernière modification le 21 septembre 2023

par CP

Panique à l’université
Rectitude politique, Wokes et autres menaces imaginaires

Francis Dupuis-Déri (LUX éditions)

Entretien avec Francis Dupuis-Déri

Fermer les yeux
Film de Victor Erice (16 août 2023)

Reality
Film de Sydney Sweeney (16 août 2023)

La Bête dans la jungle
Film de Patrick Chiha (16 août 2023)

Panique à l’université
Rectitude politique, Wokes et autres menaces imaginaires

Francis Dupuis-Déri (LUX éditions)

Entretien avec Francis Dupuis-Déri

« Les polémistes les plus célèbres et même les plus hautes autorités politiques répètent que les campus sont envahis, dominés et détruits par d’effroyables wokes, inconnus il y a un an à peine. Ceux-ci ont remplacé les épouvantables “islamo-gauchistes” ayant pris la place des terrifiants social justice warriors, qui s’étaient substitués aux monstrueux adeptes [du politiquement correct]. Qui sait si on ne ressortira pas bientôt […] les abominables “judéo-bolchéviques” ? »
Les polémistes que Francis Dupuis-Déri étudient dans son livre, n’utilisent pas ces termes dans le but d’encourager la réflexion et de clarifier la pensée. Non, ils les transforment en mots piégés, que les spécialistes de la propagande définissent comme toute expression qui sert à déclencher un sentiment de panique, de répulsion ou de colère à l’égard d’individus et de groupes qu’on veut étiqueter comme dangereux. Ainsi ces termes permettent de critiquer, de dénigrer l’enseignement et la recherche dans certains champs d’études ainsi que les prises de paroles étudiantes, en particulier féministes et antiracistes. Quelques uns des sujets incriminés sont la socialisation et la sexualité, le couple et la famille, la santé, le travail gratuit et salarié, les créations et représentations culturelles et artistiques, les rapports à l’État, les violences sociales, policières et sexistes, les migrations, le colonialisme et le postcolonialisme, le développement international, la guerre et la paix, l’éthique, l’ontologie, l’environnement, etc. Et comme « les paniques morales carburent à l’exagération, à l’hyperbole et à l’outrance pour mieux fabriquer une menace diabolique. L’agitation politique n’en est que plus efficace. »

Le terme wokes, lancé à la manière d’un cri d’alerte par les réactionnaires de service, est divulgué à tout va sans que d’ailleurs ceux et celles qui l’utilisent puissent en donner une signification précise, car il s’agit avant tout d’entretenir un flou alarmiste sur toutes formes de recherches qu’elles soient féministes, antiracistes, anticolonialistes, etc… Sur qui ou sur quoi repose finalement la montée en épingle d’une catastrophe annoncée ? La panique réelle dans l’université au lieu de développement du savoir serait plutôt l’agitation des polémistes pour occuper le plus possible d’espace dans les médias, mais également la bureaucratisation et l’intrusion des entreprises dans l’université.
L’agitation médiatique consiste donc à déformer la réalité et assurer que
l’université est dominée par les études
sur le genre et le racisme, que cette calamité arriverait tout droit des universités outre Atlantique, « contaminées » paraît-il par « des professeurs de la gauche postmoderne » maniant des armes de censure telles que (prenez des notes !) :
« islamophobie, transphobie, décolonialisme, capacitisme, spécisme, séparatisme lesbien, notion qu’on pensait disparue depuis l’arrivée des queer dans les années 1990... Ces concepts incarneraient la “médiocrité“ de la pensée “diversitaire”, prétexte facile et régulièrement invoqué pour éviter d’en discuter sérieusement. » Et de brandir en guise de preuve qu’à présent, « un jeune chercheur blanc, prometteur, qui se consacre à publier des articles sérieux n’a plus sa place à l’université ». Drôle d’assertion si l’on examine les chiffres, notamment au Québec : « Les hommes représentent 59 % du corps professoral à temps plein dans les universités publiques et occupent 72 % des postes de titulaires, soit le plus haut échelon professionnel. [Le] salaire moyen est supérieur à celui des collègues femmes, avec des écarts de 20 000 dollars par année sur certains campus. Si la place des femmes dans le corps professoral s’est heureusement élargie en une ou deux générations, il s’agit surtout de femmes blanches et elles se retrouvent plus souvent que leurs collègues masculins à assumer des tâches administratives et à s’occuper émotivement des étudiant·e·s, alors que leurs dossiers d’évaluation sont tendanciellement jugés moins positivement, à valeur égale, que ceux de leurs collègues masculins. » Et en France ? En 2019, le CNRS (Centre national de la recherche scientifique), comptait « 63 % d’hommes et 37 % de femmes. On retrouve 70 % d’hommes directeurs de recherche et 78 % d’hommes directeurs d’unités de recherche. Les femmes sont donc clairement minoritaires au CNRS […]. Dans l’ensemble de l’enseignement universitaire en France, [on compte] 75 % d’hommes dans le corps professoral et 83 % d’hommes à la direction des universités. » Les polémistes-bonimenteurs ont du boulot pour convaincre du contraire, mais ces spécialistes de la rumeur et du mensonge ne sont pas avares en énormités susceptibles de frapper les esprits… D’autant que les affirmations qu’ils délaient dans la presse ne sont guère vérifiées, l’image par exemple du « fabulateur pathologique » pour désigner le prof d’université !
Nous poursuivons donc aujourd’hui cet entretien avec Francis Dupuis-Déri autour de son livre Panique à l’université. Rectitude politique, Wokes et autres menaces imaginaires… en évoquant les origines de cette « mode » de la Novlangue comme moyen de brouiller les pistes de l’analyse, de diffuser de la propagande, dernier terme en date : Wokes… Mais tout d’abord retour aux années 1980-90 et à ce que Francis Dupuis-Déri définit comme un élément important de la manipulation des esprits…

Les musiques qui ont illustré l’entretien : How To Walk in Freedom, La Jungle ou le zoo de Jean Ferrat, Ballad of a Thin Man de Bob Dylan, Il est cinq heures, chanson détournée faisant partie de l’album Pour en finir avec le travail, Enfin Bande de cons de Frasiak avec Jérémy Bossone. Western Soil. John Lee Hooker, No Shoes. BOF Les Chats persans, Human Jungle. Sushila Raman, Woman.

Fermer les yeux
Film de Victor Erice (16 août 2023)

Un célèbre acteur espagnol, Julio Arenas, disparaît au cours du tournage d’un film. Bien que son corps ne soit jamais retrouvé, la police en vient à la conclusion d’un décès accidentel. Des années plus tard, le mystère refait surface : l’animatrice d’un programme télévisé traitant des affaires non résolues sollicite le témoignage du réalisateur du film, Miguel Garay, qui était également un ami de l’acteur.
En revenant à Madrid, Miguel, qui a abandonné le cinéma depuis le tournage interrompu et vit de traductions auprès de son chien Kali, est pris par les souvenirs et par l’envie de comprendre…
Le début du film est la première scène du film inachevé, La Mirada del adios (le regard de l’adieu). Triste-le-roi, 1947. Un jardin, zoom sur une statue au double visage. Un enquêteur, interprété par Julio Arenas, rencontre un vieil homme qui recherche sa fille disparue avec sa mère… « Elle s’appelait Judith. Vous aussi vous avez une fille. » L’ambiance extrême orientale de la pièce et l’histoire de l’enfant font évidemment penser à Shangaï Gesture de Josef von Sternberg (1941). L’homme commanditaire est condamné par les médecins et aimerait revoir sa fille avant de mourir.
2012, sur le plateau télé, Miguel raconte : « La Mirada del adios était mon second film. J’ai rencontré Julio au temps du franquisme, nous étions détenus à la prison de Carabanchel, en cellule avec d’autres jeunes. » Après quelques séquences tournées, Julio qui buvait beaucoup à cette époque et semblait préoccupé par la perte du succès, disparaît sans laisser de traces. Après sa disparition, le tournage est interrompu, mais les rushes et le montage des scènes ont été conservés par le monteur. Celui-ci se montre très sceptique par rapport à cette émission de télé, et ne voit quel en est l’intérêt. « Savoir vieillir, là est la question. Quand on est laid comme moi, on a pas de problème », remarque-t-il à propos de Julio. Miguel rencontre la fille de Julio pour la convaincre de participer à l’émission (C’est Ana Torrent, qui tient ce rôle, Victor Erice retrouve ainsi l’interprète de son film inoubliable, L’Esprit de la ruche). La jeune femme refuse de témoigner, d’ailleurs elle n’a aucun souvenir de son père sinon celui de sa voix…
Un film inachevé, un comédien mystérieusement disparu pendant le tournage, un synopsis sur l’enquête d’une fillette enlevée, une émission de télé qui s’intéresse aux affaires non élucidées, un réalisateur dont la carrière s’est arrêtée et qui revoit les séquences oubliées de son film des années plus tard… Peut-être valait-il mieux laisser planer le mystère et ne pas chercher à retrouver Julio ? Tous les protagonistes de cette époque ont continué à vivre, ont changé de vie et parfois de projets. Cependant, après toutes ces années, la recherche de Julio devient une obsession pour Miguel. Une enquête au présent mêlée aux souvenirs du passé, le film dans le film… Le récit plane entre fiction, mémoire, vision du réel ou fantasmée.
Fermer les yeux, très beau titre pour ce film passionnant qui, à certains moments prend des allures d’introspection, une réflexion sur le cinéma, le vieillissement, l’addiction au succès et sa superficialité, l’amnésie, et évoque les différences de perception de l’image avec le changement des supports cinématographiques. De la pellicule au numérique, la vision se transforme, le grain de la pellicule est remplacé par une image plus lisse, et il n’existe plus de salles qui projettent des films sur pellicule. La table de montage de l’ami monteur et les piles de boîtes de films chez lui rappellent le processus de fabrication d’un film.
Après une très longue parenthèse, Victor Erice offre, avec Fermer les yeux, un film bouleversant et profond sur la création cinématographique, l’idée du film dans le film, la narration d’une enquête sur la mémoire, un voyage fascinant entre le prologue et le dénouement.
Fermer les yeux de Victor Erice, chef-d’œuvre à voir au cinéma dès le 16 août.

Reality
Film de Sydney Sweeney (16 août 2023)

Le 3 juin 2017, alors quelle revient de faire ses course du super marché, Reality Winner, vingt-cinq ans, est attendue à son domicile par des agents du FBI venus perquisitionner chez elle. La conversation, puis l’interrogatoire qui s’engage entre deux des agents et la jeune femme est tiré de la transcription de l’interrogatoire officiel. La jeune femme est vétérane de l’US Air Force, parle plusieurs langues, dont l’Afghan, aime voyager, les animaux, est professeure de yoga et a adopté son chien et son chat d’un refuge. L’interrogatoire, empreint au début de bienveillance, est de plus en plus intrusif et déstabilisant. Il se déroule chez Reality, dans une pièce vide, et ce huis clos à trois personnages, deux hommes traquant psychologiquement une jeune femme pour la faire se contredire et l’amener à la confusion pour lui faire perdre pied, est littéralement oppressant.
Une œuvre « inclassable » ? C’est l’histoire d’une lanceuse d’alerte, choquée par ce dont elle a été témoin et dira d’ailleurs avoir détourné un document parce qu’elle aime les Etats-Unis et qu’elle est patriote. Tina Satter découvre le compte rendu de l’interrogatoire dans la presse et songe immédiatement à en faire un film « D’un côté, c’est un document administratif du FBI, mais de l’autre, il s’en dégage une force étonnante. Il raconte le parcours de Reality et évoque ce moment qui a bouleversé sa vie ». Cet interrogatoire, Tina Satter va tout d’abord le mettre en scène à New York et c’est un succès. « La réalisatrice avait à cœur de mêler des plans soigneusement composés, des images saisissantes et une bande-son immersive qui se superpose aux dialogues. On y retrouve d’ailleurs les mêmes bégaiements, quintes de toux, malaises dans les échanges – et moments censurés – que dans le procès-verbal […] C’est un document fascinant parce qu’il révèle, littéralement, la manière dont les personnes concernées par cette affaire cherchent à communiquer [poursuit-elle]. Je me suis dit que le film serait d’autant plus fort qu’on tenterait de restituer la réalité de ce qui s’est passé. Si le résultat est aussi frappant, c’est parce qu’on a conservé la langue du rapport ».
Il faut dire que le film est très intéressant à voir si l’on songe à ces personnes qui lancent des alertes et se retrouve en taule pour avoir révéler des vérités, des abus ou des exactions. À commencer par Julian Assange et de nombreux et nombreuses autres. Cela pose la question essentielle de la signification de la dite « démocratie ». Témoigner, donner des informations sur des faits réels, inhumains ou scandaleux, mettraient en danger les Etats-Unis ? Révéler des pratiques de violence contre la population devrait être frappé d’opprobre, puni ou diabolisé ?
Le film de Tina Satter pose les problèmes que tout le monde devrait se poser, la comédienne, qui incarne Reality est phénoménale dans la candeur et le trouble qu’elle montre. Quant aux deux comédiens qui interprètent les agents du FBI (le gentil insidieux et le brusque mais sympa), ils se partagent la tâche avec soin et font apparaître les méthodes d’interrogation pesantes, piège à toute les fins de phrases, complètement flippantes, avec la bonne conscience de traquer la traitre… Bienvenue dans l’avant goût angoissant façon 1984, le Meilleur des mondes ou Brazil !
Reality de Tina Satter au cinéma le 16 août 2023.

La Bête dans la jungle
Film de Patrick Chiha (16 août 2023)

La Bête dans la jungle est librement adapté de la nouvelle de Henry James, et c’est aussi l’histoire d’un huis clos : pendant 25 ans, dans une immense boîte de nuit, un homme et une femme guettent ensemble un événement mystérieux. De 1979 à 2004, l’histoire du disco à la techno, l’histoire d’un amour, l’histoire d’une obsession.
« C’est l’histoire d’un homme qui attend un événement extraordinaire qui changera toute sa vie. Il demande à une femme de l’attendre avec lui et cette aventure va les dépasser tragiquement. Pour moi [dit le réalisateur] l’histoire de ce couple a la force d’un mythe. Elle nous rappelle à notre condition d’être humain toujours tiraillé entre le présent et le rêve, la réalité et le fantasme. Le mystère de La Bête dans la jungle me hante depuis très longtemps. Il touche à quelque chose dont personne ne parle, mais que tout le monde reconnaît : ce sentiment terrifiant de passer à côté de sa vie, justement parce qu’on espère une vie au-dessus de la vie, une vie extraordinaire, une vie projetée dans l’avenir. J’ai eu envie d’en faire un film parce que j’ai la certitude que cette tension-là, entre présent et fantasmes, vie réelle et vie rêvée, a aussi à voir avec le cinéma. »
La Bête dans la jungle de Patrick Chiha au cinéma le 16 août 2023.