Chroniques rebelles
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Samedi 22 juillet 2023
La Fabrique du féminisme de Geneviève Fraisse. Caiti Blues de Justine Harbonnier. Les Damnés ne pleurent pas de Fysal Boulifa. Sabotage de Daniel Goldhaber, Ariela Barer, Jordan Sjol.
Article mis en ligne le 10 juillet 2023

par CP

La Fabrique du féminisme
Geneviève Fraisse (Le passager clandestin)

Caiti Blues
Film de Justine Harbonnier (19 juillet 2023)

Les Damnés ne pleurent pas
Film de Fysal Boulifa (26 juillet 2023)

Sabotage
Film de Daniel Goldhaber, Ariela Barer, Jordan Sjol. (26 juillet 2023)

La Fabrique du féminisme
Geneviève Fraisse (Le passager clandestin)

Cette émission est une archive des chroniques rebelles diffusée pour la première fois le 28 avril 2012. Les chroniques recevaient alors l’auteure de la Fabrique du féminisme, Geneviève Fraisse, philosophe et historienne, en compagnie d’Hélène Fleckinger, historienne du cinéma féministe, ayant notamment participé à un ouvrage collectif récent et passionnant, Musidora, qui êtes-vous ? Son texte étant intitulé « Le collectif Musidora, entre cinéma et féminisme : variations autour d’une photographie de Pierre Zucca ».
Cette rediffusion a toute son actualité puisque le livre est reparu en 2022 au passager clandestin, avec une nouvelle préface de Geneviève Fraisse.

2017-2022 : 
FIN DE LA DISQUALIFICATION,

OU DISQUALIFICATION SANS FIN ?

Un événement a surgi, une révolte prend forme. Les femmes prennent la parole, publiquement. Arrêtons de dire, et surtout de laisser dire, que la parole s’est libérée. Le sujet femme pratique la forme active et non passive de la conjugaison française. Elles ont donc pris la parole. Alors s’il y a libération, c’est celle de l’écoute, de l’écoute de ceux et celles qui ne voulaient rien savoir ; changement en cours... […]
La loi et le droit sont venus soutenir la révolte de MeToo. Non pas en donnant ou fabriquant de nouveaux droits, mais en permettant à la subversion d’être reconnue. Les femmes ont porté plainte et ne se sont pas contentées de doléances. Elles ont souvent été plusieurs face à un homme accusé, soulignant ainsi la démarche politique. C’est un changement de cycle dans l’histoire du féminisme. Des hommes sont accusés et punis, par la loi comme par l’opinion publique. Or cette révolte est une révolution : elle invite à changer de monde, à inventer un nouveau monde. Dénoncer et condamner sont des actes politiques inscrits dans une temporalité destinée à se transformer, à faire histoire. C’est ce temps à venir qui est devant nous, avec l’inventivité d’un féminisme qui se porte bien ; enfin.
Féminisme qui se diffuse comme à chaque temps fort, mot de féminisme longtemps décrié, mot maudit, écrivais-je jadis ; mot aujourd’hui presque à la mode. On ne boudera pas son plaisir mais on sera vigilante : le féminisme n’efface pas le sexisme.

À la lecture des textes rassemblés dans cet ouvrage de Geneviève Fraisse, La fabrique du féminisme, ce qui étonne tout d’abord c’est la diversité des sujets abordés par cette « historienne des idées de l’émancipation » et l’originalité des réflexions qu’elle développe à plusieurs niveaux et, de fait, qu’elle suscite chez le lecteur et la lectrice.
« La question des sexes est un fonctionnement de la pensée comme de la société. Il faut passer par l’historicité pour comprendre mais tout est fait pour effacer l’histoire. […] Je suis profondément convaincue [écrit-elle] que
renvoyer la question des sexes à une non-historicité relève de la domination masculine.
 »
L’un des objectifs de ses travaux est de « Démontrer que les sexes font l’histoire et font histoire », ce qui revient à analyser le processus de discrimination patriarcal et en démonter les rouages. Il ne s’agit pas de dénoncer avec véhémence un phénomène qui perdure depuis des lustres,
mais plutôt de disséquer ses différentes formes et développements, d’en regarder aussi ses avatars : « Entre les femmes qui illustrent notre condition et la Femme, qui nous qualifierait une bonne fois pour toutes, il semble qu’il soit vraiment difficile d’échapper au superficiel des unes pour s’en référer aux caractères de l’autre. »
Une spécificité non moins intéressante des textes présentés dans La fabrique du féminisme, c’est l’affirmation de facto d’un aller-retour incessant entre théorie et pratique. Comme si la philosophe mettait sa recherche et sa pensée en adéquation avec l’actualité, avec les préoccupations quotidiennes, et, qu’en quelque sorte, elle en initiait une application, sans pour autant en affaiblir ou en minorer la subtilité. Il est vrai que la réflexion alliée à la notion de terrain répond certainement à une attente de beaucoup qui parfois déplorent le
clivage constaté entre la théorie et la pratique.
Alors, une auteure intellectuelle et une femme de terrain ? Même si cela fait figure de raccourci, cela donne en résumé une première impression de lecture et attise la curiosité : « si je me suis intéressée, [écrit Geneviève Fraisse,] au “service” domestique, c’est parce que cette notion permettait de faire le lien entre travail salarié et travail non salarié, domesticité et domestication des femmes, égalité des sexes et hiérarchie sociale. »
« En vingt-cinq siècles de philosophie, les femmes ont été mises en position d’objet pour la pensée et surtout pas de sujet qui pense. Elles sont soit apparence (ce qui se donne à voir), soit symbole ». Et « Aujourd’hui, la question qui se pose pour les femmes n’est pas seulement celle de l’identité
et de la différence, mais celle du sujet et de l’objet.
 » Devenir des sujets…
C’est une revendication constante, « pas seulement des sujets politiques ou civils, mais aussi des sujets dans la pensée. »
Si les femmes sont « dans une structure sociale, un moyen d’échange »,
si les discriminations restent flagrantes — « les femmes sont massivement touchées par la crise économique qui les envoie à la pauvreté », il faut souligner également qu’« il n’y a pas d’altérité sans conflit. Il y a donc nécessairement du conflit, familial, conjugal, économique, politique... La question des sexes, c’est la même chose que la question des races...
Plutôt que de nier les différences, il vaut mieux les identifier
 ».
Bouleversement du lien social qui entraîne un bouleversement du lien
sexuel et comme le remarque Geneviève Fraisse, « Le sexe, c’est l’objet
du refoulement et du consentement à la domination, c’est-à-dire à des
choses qui ne se disent pas. Le sexe ne se dit pas, quoique cela fasse
beaucoup parler.
 »
Différence, identité, égalité, altérité, termes qui reviendront évidemment dans notre entretien avec Geneviève Fraisse autour de son nouvel ouvrage, dense et remarquable, La fabrique du féminisme.
Les philosophes n’ont pas fait de la différence des sexes un objet philosophique, il n’en demeure pas moins que «  la différence des sexes est le fait empirique à partir duquel la pensée s’est développée. » Ce que souligne Geneviève Fraisse. De même qu’elle revendique « la position aporétique entre identité et différence qui scandalise un certain état féministe. » Car ce qu’elle aime,
« c’est la liberté. [Et] L’aporie, ne pas répondre, c’est de la liberté. »

La Fabrique du féminisme de Geneviève Fraisse (Le passager clandestin/nouvelle édition)

Caiti Blues
Film de Justine Harbonnier (19 juillet 2023)

Santa Fe, Albuquerque… Welcome to Madrid (Nouveau-Mexique). En allant vers San Francisco, Caiti Lord s’est arrêtée dans cette ancienne ville-fantôme, cernée par les montagnes, elle bosse dans un bar, parce que « c’est dur de rembourser l’emprunt contracté pour des études » et anime une émission dans la radio locale où elle chante ses chansons en exprimant son mal être : « Je ne peux ni rester ni partir, je veux juste respirer ». Elle chante depuis l’enfance, s’ennuie beaucoup, mais dégage une sacrée énergie : « Je suis juste la fille à qui personne ne s’accroche. Écoute connard qui me voit comme une malheureuse barmaid incapable de faire autre chose alors que je suis diplômée… » Elle s’accroche pourtant, accompagnée par son chien, et entonne sur scène des chansons dans tous les genres, du country à une éblouissante version de Sweet Transvestite du Rocky Horror Picture Show.
Caiti Blues, c’est l’histoire d’une fille attachante et incroyable, qui se bagarre avec talent et lucidité dans une Amérique au mythe anéanti. Le film de Justine Harbonnier raconte Caiti et ce coin perdu des Etats-Unis avec une rare sensibilité : simplement, sans les accents habituels attachés à une route mythique. On rencontre parfois des films qui transportent réellement dans une réalité ignorée, avec humour, générosité et inspiration. Caiti Blues est de ceux là, une belle rencontre.
Caiti Blues de Justine Harbonnier à voir depuis le 19 juillet.

Les Damnés ne pleurent pas
Film de Fysal Boulifa (26 juillet 2023)

Depuis 17 ans, Fatima-Zahra traîne son fils, Selim, de ville en ville, pour fuir les problèmes ou les scandales qu’elle rencontre. Pas facile pour une femme seule de vivre au Maroc, alors elle s’invente un mari dont elle est veuve et qui serait peut être le père de Selim. Après avoir été braquée par un mec qui l’entraine dans un terrain vague et lui arrache ses bijoux, elle décide retourner au village où vit sa famille. Mais cela se passe mal, Selim apprend la vérité sur sa naissance, sa mère a été violée, ce qui explique qu’il n’ait pas de carte nationale puisqu’enfant non reconnu par un père. La mère et son fils repartent et se posent à Tanger où Fatima-Zarah joue encore sur la séduction pour chercher un mari et s’inventer une vie rangée, tandis que Selim se trouve du travail, mais il est facilement manipulé et, comme sa mère, c’est sa naïveté qui le perd.
Le film aborde plusieurs sujets sensibles, dont l’homosexualité illégale au Maroc, mais aussi les relations amoureuses hors mariage, et l’on peut même y ajouter le couple fusionnel mère-fils que forment Fatima Zahra et Selim, exactement dans le cadre de ces tabous et donc en marge de la société, ce qui explique la réaction agressive de l’une des femmes du village. Quand on parle de relation fusionnelle entre la mère et le fils, cela implique aussi qu’elle soit exclusive, Selim est jaloux du projet de mariage de sa mère. Malgré tout, celle-ci lui pardonne tout, c’est finalement le seul être qui est resté auprès d’elle. Cependant l’expérience carcérale change peut-être bien des choses… Échapper à une emprise
mutuelle ? Le film ne le dit pas explicitement. Et Tanger est magnifiquement filmé.
Les Damnés ne pleurent pas de Fyzal Boulifa est en salles le 26 juillet 2023.

Sabotage
Film de Daniel Goldhaber, Ariela Barer, Jordan Sjol. (26 juillet 2023)

D’après Comment saboter un pipeline de Andreas Malm (essai paru à la fabrique)

Un groupe d’activistes vivant dans différents endroits des États-unis, sans liens communs sinon la nécessité de réagir au danger du réchauffement climatique et à ses conséquences, décide de saboter un pipeline qui achemine du pétrole dans tout le pays, sans prendre le risque de blesser quiconque. Le film se construit comme un ciné tract, d’ailleurs, comme l’explique Daniel Goldhaber en préambule, « les films ont pris l’habitude de pointer du doigt un personnage, une société, un gouvernement ou une institution comme le “méchant” qui en serait responsable. Or, dans la réalité, ce méchant n’existe pas. À un degré ou un autre, nous avons tous participé, en tant qu’individus, au dérèglement climatique. Sabotage essaie de démontrer ce que suggère le livre d’Andreas Malm : il ne sert à rien d’attaquer les gens ou les machines qui ont mené à cette situation. Ce sont les infrastructures qui sont nos ennemies, donc c’est à elles qu’il faut s’attaquer pour régler le problème. Et il n’est pas trop tard pour ça.  »
Pour retrouver l’ambiance et le grain de l’image du cinéma militant des années 1960-70, Sabotage est filmé en pellicule 16mm et la production, est complètement hors normes et des circuits habituels de l’industrie cinématographique, qui a « institutionnalisé le cinéma indépendant jusqu’à le rendre contre-productif ». Comme pour les films de la CNT pendant la révolution espagnole de 1936-37, l’équipe du film a été payée « la même somme et a eu son mot à dire. Ça rend le travail plus facile [précise Daniel Goldhaber], et si on parle d’activisme, c’est une manière de se battre contre un système économique établi qui n’a plus lieu d’être ». Comme la notion du réalisateur qui serait le seul « capitaine à bord [c’]est une vision impérialiste. »

Sabotage est un western d’aujourd’hui qui se déroule en décors naturels mettant en scène des personnes concernées par le changement climatique et les méfaits du libéralisme économique, des personnes bien décidées à agir pour la communauté, des hors la loi pour la bonne cause. « Le changement climatique est un sujet qui impacte tout le monde, quel que soit son origine ethnique, son milieu social ou économique. Or, les médias en ont fait un sujet de discorde [souligne Daniel Goldhaber], comme si selon l’opinion politique des gens, il serait impossible qu’ils s’entendent sur des actions pour le combattre, ou simplement en débattre. » Si le film-thriller attire du public, l’activisme pourrait devenir un sujet mainstream et d’autres films pourraient suivre. L’idée que le cinéma de divertissement soit non seulement vide de discours politique mais aussi médiocre est de la responsabilité des studios et des médias, « qui sont politiquement orientées à droite. Je pense qu’un cinéaste doit revendiquer qu’il a des choses à dire et faire tout ce qui est en son pouvoir pour être entendu. [Et d’ajouter] si Sabotage devait devenir un film polémique en France, ce ne serait pas forcément une mauvaise chose. Pour tout vous dire, j’espère même que cela arrivera car cela fait partie du processus de construction des contre-cultures. S’il y a des débats virulents autour de ce film, cela incitera des gens à aller le voir, et leur ouvrira peut-être les yeux sur les véritables enjeux. J’ai le sentiment que la mouvance actuelle de cancel culture par exemple, même si elle part d’une bonne volonté, nous amène sur le chemin inverse, voire ouvre la voie à un dangereux néo-fascisme. Alors oui, ça ne me dérangerait pas que Sabotage trouve son chemin vers le public à travers des gens que ce film mettra en rogne. Car parfois, le seul moyen d’être entendu est de tout faire sauter ».
Sabotage de Daniel Goldhaber, avec à l’écriture Ariela Barer et Jordan Sjol, Sabotage est à voir sur grand écran à partir du 26 juillet.
Dans la foulée, on peut lire ou relire l’essai d’Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, publié par la fabrique en 2020.