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Samedi 23 septembre 2023
Haymarket. Récit des origines du 1er mai de Martin Cennevitz. N’attendez pas trop de la fin du monde de Radu Jude. Non alignés & Ciné-Guérillas de Mila Turajlic. Ida Lupino, une femme cinéaste dans le Hollywood des années 1950
Article mis en ligne le 24 septembre 2023

par CP

Haymarket.
Récit des origines du 1er mai

Martin Cennevitz (LUX)

Entretien avec l’auteur

N’attendez pas trop de la fin du monde
Film de Radu Jude (27 septembre 2023)

Deux films de Mila Turajlic sur les écrans le 27 septembre :
Non alignés & Ciné-Guérillas

Ida Lupino, une femme cinéaste dans le Hollywood des années 1950
Rétrospective en 4 chefs-d’œuvre en DVD/BR

Haymarket.
Récit des origines du 1er mai

Martin Cennevitz (LUX)

4 mai 1886, Haymarket Square, Chicago. Une bombe est mystérieusement lancée là où se déroule un meeting pour l’amélioration des conditions de travail et l’application de la journée de huit heures. Cet événement fournit le prétexte aux autorités, qui veulent mettre un frein aux manifestations et aux grèves, de déclencher une répression brutale contre le mouvement ouvrier. Les violences policières, les arrestations, le procès et les condamnations auront des conséquences internationales. Les « martyrs de Chicago », Albert Parsons, Adolph Fischer, George Engel, August Spies et Louis Lingg seront condamnés à mort sans preuves réelles après une mascarade de procès.

Le livre de Martin Cennevitz retrace les faits, se penche sur l’engagement des personnes jugées, les positions des autorités, la corruption, les preuves fabriquées et le simulacre de justice qui marque toute l’affaire et le procès. Le récit est d’autant plus fort qu’il résonne avec les mouvements de contestation actuels. Outre le récit des luttes et de l’acharnement de la répression contre l’organisation syndicale naissante, le premier chapitre est consacré à l’histoire de la région de Chicago — un territoire indien —, et aux méfaits de la colonisation avec la destruction des terres et l’anéantissement de la culture des tribus indiennes : « La prophétie disait : “Si les hommes à peau blanche viennent en affichant le visage de la fraternité, alors viendra une période de merveilleux changements pour plusieurs générations.” Comme les Potéouatamis, les colons chassaient, pêchaient, cultivaient la terre. Comme les Potéouatamis, ils fondaient des familles et ils construisaient des villages. Mais contrairement à eux, ils chassaient plus que ce dont ils avaient besoin. »

À travers un récit passionnant et une description minutieuse, Martin Cennevitz crée des liens avec les militants et les militantes de cette fin du XIXe siècle et leurs luttes. Le croisement des parcours de vie, les rencontres sont autant de découvertes de ces « fragments du passé » qui nous donnent des clés pour une analyse du présent. Haymarket, construit comme un thriller politique ? Pourquoi pas si cela permet de comprendre la réalité d’aujourd’hui…

N’attendez pas trop de la fin du monde
Film de Radu Jude (27 septembre 2023)

Après Peu m’importe si l’Histoire nous considère comme des barbares, évocation du génocide des juifs et des tsiganes au temps de la collaboration de l’État roumain avec les nazis durant la Seconde Guerre mondiale, la remise en question cash du mythe national évidemment revu et corrigé quant aux positions racistes de l’État à travers une mise en scène de rue… Après Bad Luck Banging or Loony Porn démarrant sur une scène de cul d’un couple destinée à une utilisation personnelle, qui fuitait à la suite d’une manipulation maladroite sur le net et menaçait la carrière d’enseignante de la jeune femme. Celle-ci se débattant dans la seconde partie du film pour supprimer la vidéo devenue virale en même temps qu’elle déambulait dans ville de Bucarest avant d’arriver à son lycée où, sur la sellette, elle subissait une forme de procès organisé par la direction à la demande des parents d’élèves. Un véritable morceau d’anthologie de lynchage populaire et d’idées réactionnaires affichées. Une prof qui se filme pendant ses ébats sexuels, même diffusé par erreur, la moralité convenue hurle au scandale alors que partout sur les murs de la ville s’étalent des pubs aux allusions pornographiques claires ou déguisées. L’hypocrisie dans le film en prend pour son grade.

Dans son nouveau film, N’attendez pas trop de la fin du monde, Radu Jude se surpasse cette fois dans sa vision de l’univers cinématographique, la production, la conception, la réalisation, les compromissions avec le « client » qu’il s’attache à décortiquer dans une série de rencontres et de mascarades de tournage, pas si mascarade que ça d’ailleurs, car aborder la pré-production, le casting à travers le travail d’une assistante de production exploitée et payée au rabais pour un bulshit job, c’est souvent le cas et pas seulement en Roumanie.
En guise de générique, des cartons défilent… un réveil sonne, 5h50… Une femme émerge du sommeil, « Fait chier » dit-elle en allant pisser et en s’habillant. Angela, assistante de production, doit se débrouiller pour apporter en fin de journée au moment de la réunion de pré-production un choix de castings différents. Le film ? La commande d’une multinationale autrichienne pour un film de pub sur les risques d’accidents au travail. Angela, nouvelle « Alice au pays des merveilles de l’Est » selon Radu Jude, façon John Waters quand même, démarre sa journée marathon. Se succèdent alors des accidenté.es du travail, la misère la plus crasse, des familles ne pouvant plus payer le chauffage dont le tarif a flambé en raison de la guerre, de même l’essence, ce qui n’empêche pas la compagnie Schell d’afficher des bénéfices faramineux, et je passe les invectives sexistes balancées au passage par des conducteurs à une conductrice. Conduire n’adoucit pas les mœurs et le périple d’Angela dans la ville est un véritable parcours de la combattante, violences verbales, machisme des conducteurs, affiches publicitaires — « On vous emmène aux Etats-Unis » — agressivité sous diverses formes.
Bon, Angela n’a pas la langue dans sa poche non plus, en parcourant dans tous les sens la ville de Bucarest, elle rencontre de grands entrepreneurs et des harceleurs, des riches et des pauvres, des personnes handicapée à vie, des partenaires de sexe, et — trouvaille de génie —, son avatar digital, qui lui permet de décompresser et de dire tout ce qu’elle ne peut pas balancer autrement, des blagues salaces, des histoires douteuses, des critiques politiques, des allusions sans limites, Fuck you ! pour ne pas la citer…

Parallèlement, une autre Angela, chauffeure de taxi, sortie d’un vieux film oublié croise par delà le temps le périple d’Angela, assistante de production. L’idée étant de proposer le portrait d’une femme chauffeure dans la société capitaliste post-totalitaire (en noir et blanc), par opposition à celui d’une femme chauffeure sous la dictature communiste (en couleurs assez pouraves). « C’est le seul film de cette époque avec un personnage de ce type [explique Radu Jude]. Il ne rentre pas dans la catégorie des grands films de la période, et il peut être perçu comme un long métrage conventionnel pour ce qui est de la censure. […] Mon film contient également une multitude d’histoires : des longues, des courtes, et même de simples anecdotes. […] je dirais que c’est un film composé de deux histoires sur le thème de l’exploitation, avec d’autres histoires autour ; ou du moins des images et des sons qui permettent aux spectateurs d’en imaginer d’autres. La narration est importante et la structure du film le montre : deux parties, et dans la première un dialogue avec un vieux film roumain, avec différents styles, etc. Il me semble que la structure, l’architecture du récit est aussi importante que le récit lui-même. »

N’attendez pas trop de la fin du monde est une description de l’exploitation sans fard et sans retenue, démonstration sarcastique de l’utilisation de la propagande sous sa forme la plus commune aujourd’hui : la pub. Une street-movie ponctuée par plusieurs histoires, rythmée par un montage et plusieurs formats qui se croisent et se superposent… Avec l’humour du plus fin au plus cash et lourdingue… Au choix.
N’attendez pas trop de la fin du monde est certainement l’un des films les plus originaux, dérangeants et inventifs de la rentrée. On était bien sûr habitué aux visions secouantes de Radu Jude, mais avec N’attendez pas trop de la fin du monde, on atteint un summum de la vision critique d’un cinéaste qui ne cesse de bousculer les idées toutes faites et préconçues. Et il y a le long passage inattendu sur les croix qui jalonnent le bord de la route indiquant les accidents mortels sur celle-ci, tout ça pour répondre à la remarque de la responsable du marketting de la multinationale. Défilement des croix en silence.
N’attendez pas trop de la fin du monde est une Street movie secouée qui en dit long sur la société roumaine, hier et aujourd’hui, mais la critique va bien au-delà des frontières. Quant au tournage de la pub, qui clôt le film, c’est une description inénarrable des mécanismes de compromissions vis-à-vis du « client », de l’autocensure et du principe de la manipulation par l’image et les mots… L’humour est acerbe, l’avatar d’Angela met les pieds dans le plat… Un film à voir !
N’attendez pas trop de la fin du monde de Radu Jude est sur les écrans le 27 septembre 2023.

Deux films de Mila Turajlic sur les écrans le 27 septembre :
Non alignés & Ciné-Guérillas
(Scènes des archives Labudovic)

Des bobines de films dorment sur des étagères d’archives en Serbie. Elles regorgent d’images oubliées de liesses populaires, de sommets politiques, et parfois de luttes armées anticoloniales. Mila Turajlić les exhume une à une et part à la rencontre de celui qui les a filmées : Stevan Labudović. De 1954 à 1962, de Belgrade à Alger en passant par New-York, ce filmeur passionné a capté sur pellicule, pour le compte de Tito et de l’ex-Yougoslavie, les combats anti-impérialistes et l’opposition à une idée d’un monde bipolaire partagé entre l’Est et l’Ouest. Le mouvement des Non alignés était né, à une époque où l’on croyait que le cinéma pouvait écrire l’histoire.
Non Alignés retrace la naissance du Mouvement des non alignés, en examinant comment un projet global d’émancipation politique a été façonné par l’image cinématographique.
Ciné-Guérillas nous plonge dans la bataille médiatique qui s’est jouée pendant la guerre d’indépendance algérienne où le cinéma a été mobilisé par Tito pour contrer les images de la puissance coloniale française.
Non alignés & Ciné-Guérillas sont en salles le 27 septembre

Ida Lupino, une femme cinéaste dans le Hollywood des années 1950
Rétrospective en 4 chefs-d’œuvre en DVD/BR

Dans le film documentaire de Tom Donahue, Tout peut changer, et si les femmes comptaient à Hollywood ? le manque de femmes réalisatrices dans l’univers cinématographique hollywoodien est souligné, et cela depuis le passage du cinéma muet — où les femmes réalisatrices étaient nombreuses — aux Talkies, c’est-à-dire au cinéma parlant. L’explication livrée est que les moyens techniques exigés étant plus sophistiqués et les budgets plus importants, les producteurs et donc les banques — en majorité des hommes — préféraient confier les réalisations de films à des réalisateurs. Ida Lupino se trouve donc être l’une des très rares femmes réalisatrices à Hollywood, dominé par des hommes depuis les années 1930.
Comédienne, scénariste, productrice et réalisatrice, Ida Lupino possède une maîtrise de son métier de cinéaste qui force l’admiration de quelques uns de ses collègues. C’est aussi la première femme à défendre un cinéma indépendant et à aborder des sujets du quotidien, mais tabous dans la société états-unienne des années 1950, le viol, la bigamie, la maternité non désirée, etc.…
Martin Scorcese dit d’elle qu’elle « possédait d’extraordinaires talents, dont celui de la mise en scène. On se souvient de son travail d’actrice exigeant et rayonnant, mais ses magnifiques réussites de cinéaste sont un peu restées dans l’ombre, ce qui est injuste. Elle fut une véritable pionnière, et ses films sont de remarquables morceaux de musique de chambre traitant de sujets très hardis d’une façon très claire, presque documentaire. Ses films marquent une date dans l’histoire du cinéma américain. Les films de Lupino étudient les âmes blessées d’une façon très méticuleuse, et décrivent le lent et douloureux processus par lequel les femmes tentent de se battre avec leur désespoir, pour redonner un sens leur vie. Ses héroïnes sont toujours d’une grande dignité, à l’image de ses films. C’est une œuvre marquée par l’esprit de résistance, avec un sens extraordinaire de l’empathie pour les êtres fragiles ou les cœurs brisés.  »
La rétrospective en DVD-BR de 4 chefs-d’œuvre de Ida Lupino par les films du Camelia.

NOT WANTED (Avant de t’aimer)

Not Wanted, qui marque les débuts d’Ida Lupino dans la réalisation, raconte le vol d’un bébé par une jeune femme, Sally. Arrêtée par la police, elle raconte les raisons de son geste à la mère de l’enfant. Enceinte et abandonnée par son amant, elle se sent incapable d’assumer seule son bébé, elle le confie alors à une institution pour être adopté. Elle regrette très vite son geste et, désespérée, tente de récupérer l’enfant. Dans tous les films de Ida Lupino, le contexte social est omniprésent de même que la critique de la société états-unienne.

NEVER FEAR (Faire Face)

Un couple de jeunes danseurs répète la première de leur spectacle. Mais la jeune femme contracte la polio, qui met brusquement fin à sa carrière. « Encore une fois Ida Lupino casse la tradition du cinéma hollywoodien où les personnages en fauteuil sont soit bourreaux, soit victimes, soit excentriques, en faisant de son héroïne une simple femme dont le rêve est brisé par la maladie. »

THE BIGAMIST (Bigamie)

Interprété à la fois par Ida Lupino et Joan Fontaine, le film raconte la vie d’un homme, partagé entre deux amours. Son secret est dévoilé par une enquête suite à la demande d’adoption du couple Joan Fontaine/Edmond O’Brien. Deux vies, deux villes, deux femmes… Et le piège se referme inexorablement.

THE HITCH-HIKER (Le Voyage de la peur)

Road movie en huis clos avec un tueur en série. Deux copains partent en vadrouille avec le prétexte d’une partie de pêche et croisent sur la route un tueur qu’ils prennent en stop… Trois hommes en mal de virilité, deux maris roublards, quelque peu frustrés et un psychopathe.
Quasiment tout le début du film et les premiers crimes sont cadrés sur les pieds du meurtrier et de ses victimes, ce qui ajoute au climat angoissant. Ida Lupino réalise un film noir haletant qui joue avec finesse sur la faiblesse psychologique des personnages. Le Voyage de la peur c’est en quelque sorte la virilité passée au grill…
Rétrospective en DVD/BR de 4 chefs-d’œuvre de Ida Lupino