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Samedi 21 octobre 2023
CINEMED. The Old Oak de Ken Loach. Une Femme sur le toit de Anna Jadowska. Sissi et moi de Frauke Finsterwalder. Années en parenthèses (2020-2022)} de Hejer Charf. Le Vourdalak de Adrien Beau. Déménagement de Shinji Sômai
Article mis en ligne le 23 octobre 2023
dernière modification le 30 novembre 2023

par CP

The Old Oak
Film de Ken Loach (25 octobre 2023)

Une Femme sur le toit
Film de Anna Jadowska (18 octobre 2023)

Sissi et moi
Film de Frauke Finsterwalder (25 octobre 2023)

Années en parenthèses. (2020-2022)
Film de Hejer Charf (25 octobre 2023)

Le Vourdalak
Film de Adrien Beau (25 octobre 2023)

Déménagement
Film de Shinji Sômai (25 octobre 2023)

Le 45ème CINEMED, Festival international du cinéma méditerranéen a commencé hier soir avec, en ouverture, un film de Fernando Trueba et Javier Mariscal, un film d’animation au titre évocateur, They Shot the Piano Player. En 1976, à la veille du coup d’état en Argentine, un journaliste musical new-yorkais mène l’enquête sur la disparition de Francisco Tenório Jr, pianiste brésilien virtuose. Tout en célébrant le jazz et la bossa nova, le film explore une période éphémère de liberté créatrice dans les années 1960 et au début des années 1970, avant que l’Amérique latine ne sombre complètement dans la répression et la mise en place de régimes totalitaires.
Le film sortira sur les écrans nationaux en 2024. Et suite à la rencontre avec les deux réalisateurs, nous en reparlerons bientôt. Beau début pour ce 45ème Festival qui se poursuit jusqu’au 28 octobre…

L’envie de rappeler certains des films présentés au public en octobre 2022, pendant le 44ème festival, nous est alors venue. Un choix difficile, car les films présentés, longs et courts métrages, documentaires, tous étaient intéressants, passionnants, étonnants… À commencer par celui qui a reçu le prix du public, La Nuit du verre d’eau de Carlos Chahine. Premier long métrage du réalisateur, que l’on connaît également comme comédien, La Nuit du verre d’eau était sur les écrans en juin dernier. L’extrait de l’entretien avec Carlos Chahine est suivi d’un extrait de la rencontre avec Youssef Chebbi et la comédienne Fatma Oussaifi durant le 44ème festival. Le film, Askhal , a remporté l’Antigone d’or et est sorti en janvier 2023.

La Nuit du verre d’eau
Liban 1958

Film de Carlos Chahine

Entretien avec Carlos Chahine (extrait)
L’été, un village dans la montagne… C’est l’aube et dès les premiers plans le paysage s’impose dans toute sa beauté, mais cela paraît être aussi la mise en place d’un décor de tragédie. Un enfant, Charles, observe le monde des adultes. Trois sœurs de la bonne société chrétienne mènent une vie dorée et tranquille, cependant menacée par les échos de troubles inquiétants venant de Beyrouth et des villes avoisinantes. Layla, l’aînée, est une épouse modèle et une mère parfaite, mais l’arrivée de touristes français, la mère et le fils, va en quelque sorte créer une interrogation sur son statut, ses droits et surtout sur ses désirs. La complicité entre les trois sœurs va également générer des questionnements sur l’autonomie réelle des femmes dans une jeune société libanaise qui certes se veut moderne, mais demeure sous l’emprise de règles ancestrales et patriarcales.

Ashkal
Film de Youssef Chebbi

Entretien avec le réalisateur et la comédienne Fatma Oussaifi (extrait)
Le film prend pour cadre un projet immobilier initié pendant le régime Ben Ali sur le site de Carthage, la ville antique détruite par le feu, tout un quartier fantomatique dont la construction a été abandonnée au moment de la chute du régime. Dans un des bâtiments du quartier, pompeusement baptisé les Jardins de Carthage, deux flics, Fatma et Batal, découvrent le corps calciné de l’un des gardiens du chantier. Rien n’explique le geste qui n’est pas un suicide et il ne semble pas avoir eu d’agression. Ce cas est bientôt suivi par des immolations qui paraissant volontaires, sans que le mystère soit levé sur un geste qui devient récurrent dans le décor troublant du quartier désert aux fenêtres aveugles.
Fatma, la jeune policière cherche à comprendre les raisons de ce qui devient un phénomène tandis que, parallèlement, une commission d’enquête est mise en place pour déterminer les responsabilités de la police dans les exactions durant le régime Ben Ali. Si Fatma, femme indépendante et nouvelle dans la profession, n’est pas concernée, son collègue Batal l’est, il fait partie de cette génération, qui a commis des abus et est mouillé directement ou indirectement dans des actes répréhensibles et la corruption.
Les immolations sans trace de carburant se poursuivent et le seul indice est un jeune homme mystérieux dont le portrait robot ne révèle rien, « il donne le feu » dit un témoin. Le thriller bascule alors dans le fantastique, mis en scène dans un décor graphique et soutenu par une bande son très présente.
Ashkal qui signifie formes, motifs, est construit comme un jeu de pistes dans un décor métaphorique et vertigineux. Fatma est la seule qui semble entrevoir le mystère, ou plutôt elle pressent ce que signifie cette vague d’immolations, des formes qui se fondent dans le feu et sur les murs d’une cité abandonnée.
Cette rencontre avec Youssef Chebbi et Fatma Oussaifi s’est déroulée en octobre dernier, dans le cadre du Festival international du cinéma méditerranéen.
Ashkal de Youssef Chebbi a remporté l’Antigone d’or et deux autres prix au festival CINEMED. Les musiques illustrant l’interview sont extraites du film annonce d’Ashkal et de Wide Oriental March d’Amine Bouhafa.

Enfin dernier extrait d’entretien enregistré au cours du CINEMED en 2022, La Dernière reine de Adila Bendimerad et Damien Ounouri, un coup de cœur personnel qu’on a pu voir au cinéma en avril dernier.

La Dernière reine
Film de Adila Bendimerad et Damien Ounouri

Entretien avec Adila Bendimerad et Damien Ounouri (24’ 18’’)
Algérie, 1516. Le pirate Aroudj Barberousse libère Alger de la tyrannie des Espagnols, mais prend le pouvoir sur le royaume. Malgré leur alliance, il aurait assassiné le roi Salim Toumi, dont la seconde femme, Zaphira, va lui tenir tête. Entre mythe et histoire, Zaphira représente le combat d’une femme seule contre tous pour le royaume d’Alger.
Dans le récit de la Dernière reine, Adila Bendimerad et Damien Ounouri se lancent à la conquête de l’histoire algérienne, en même temps qu’à l’imaginaire d’une identité oubliée, bien longtemps avant l’histoire coloniale. Le récit se situe au XVIe siècle, avant l’occupation ottomane, et met scène la reine Zaphira et sa résistance, notamment au pirate Barberousse. Son statut contesté — entre légende et réalité — offre l’opportunité d’aborder une histoire méconnue à travers celle d’une héroïne tragique dont certains nient l’existence réelle. Or, Zaphira symbolise la question de l’effacement des femmes dans l’Histoire et la force d’évocation de la légende à une époque cruciale et jamais représentée de l’Histoire algérienne. Légende ou réalité, cette femme continue de marquer l’imaginaire algérien et cela a suscité « un désir de cinéma [souligne Adila Bendimerad]. Une nécessité politique et poétique, pour l’Algérie mais aussi pour le monde. » Les œuvres cinématographiques tournent majoritairement autour de figures héroïques masculines et les femmes reconnues sont généralement celles qui ont pris les armes. « Zaphira au milieu de tout cela était dissonante, sensuelle et surtout pas consensuelle. » Et Damien Ounouri d’ajouter : « Je ne me retrouve pas dans cette glorification majoritairement masculine. J’avais envie de faire des fictions autour du féminin. On ne peut pas mieux parler d’une société ou d’un monde qu’en parlant et en partant des femmes. [De plus], on ne peut pas continuer à avancer avec les trous noirs du passé sans savoir où s’adosser. » Raconter l’histoire de l’Algérie à travers un récit cinématographique avant la colonisation, c’est rare, et d’ailleurs en trouver des empreintes n’est guère aisé : « en enclenchant cette démarche [explique Damien Ounouri], nous nous sommes vite retrouvés dans le désert car il n’existe pratiquement aucune trace de ce passé ». Alors pourquoi ne pas « partir d’une femme enfermée dans un harem et dans les codes du patriarcat, et qui va exploser les lignes, presque en improvisant, accidentellement et par instinct, [c’est inscrire ainsi] l’histoire de quelque chose entre la volonté, les possibilités et la fatalité. »
Le projet de film d’époque se heurtait toutefois à un autre handicap de taille concernant les décors naturels : « Tous les palais ont été rasés pendant la colonisation, plus des trois quarts des médinas et Casbahs ont été détruites en Algérie. » Il a donc fallu restaurer, réaménager ce qui demeurait et tourner dans différentes villes pour trouver les décors du film. Ce qu’il importait de montrer, c’était le rôle des femmes, malgré les injonctions du patriarcat. « Au cinéma [conclue Damien Ounouri], j’aime que ce corps féminin étonne, bouscule les regards de notre public habitué à voir dans la vie des “corps féminins hautement contrôlés”. »
La Dernière reine de Adila Bendimerad et Damien Ounouri est une première œuvre qui marque certainement la réappropriation de l’histoire algérienne par le cinéma algérien : une histoire tout à la fois culturelle et épique.
Cet entretien s’est déroulé dans le cadre du 44ème festival international du cinéma méditerranéen de Montpellier, le CINEMED, en octobre 2022.

Le 45ème CINEMED se poursuit avec un programme très dense de films inédits, mais également avec une belle rétrospective des films de Ettore Scola, de nombreuses rencontres, celles de Mohammad et Saleh Bakri, deux très grands comédiens et cinéastes palestiniens israéliens

The Old Oak
Film de Ken Loach (25 octobre 2023)

Ken Loach, avec The Old Oak, atteint la force d’un récit comparable à Kes et Lady Bird, la même intensité dans le récit et le même regard sur les causes des tensions sociales. L’arrivée de familles réfugiées syriennes en provenance de camps à Durham, ville de mineurs socialement sinistrée depuis les années Thatcher, soulève des réactions hostiles chez une partie de la population. D’un côté, les familles syriennes qui ont tout perdu et vécu des violences dramatiques, de l’autre les laissés pour compte de la mondialisation, anciens syndicalistes amers et désœuvrés qui se retrouvent au pub The Old Oak. Le propriétaire du pub, TJ Ballantyne les connaît bien depuis les années de lutte, et s’il n’est guère d’accord avec leurs propos, la survie de son établissement tient à ces derniers et seuls clients. L’arrivée des familles syriennes va bouleverser la vie de Ballatyne et pas seulement, cela commence avec un appareil photo arraché à une jeune réfugiée, Yara, qui ne se laisse pas faire et va provoquer la réaction de TJ. Une amitié se noue entre la jeune photographe et cet ancien syndicaliste alors que Yara découvre le passé militant de la ville dans une pièce arrière et quelque peu oubliée du pub. Évidemment les habitués du pub ne voient d’un bon œil la réaction de TJ et la juge comme une traitrise à leur égard, d’autant qu’il prend part à la solidarité qui s’organise.

Ken Loach et Paul Laverty « tissent un film pétri d’humanité interrogeant l’accueil de l’Autre en milieu précarisé. » Un sujet extrêmement sensible et facilement exacerbé par les frustrations dues à l’accumulation des problèmes sociaux et la condescendance du pouvoir. Ken Loach souligne avec finesse les ravages d’une politique sociale catastrophique où l’humain n’a guère de place en regard du profit. Une des premières séquences fait le constat de la spéculation sur les logements des anciens mineurs et l’effondrement de ce qui a représenté le fruit de leur travail. Le film ne juge pas, il explique en revenant aux causes de l’amertume et, comme l’écrit Gilles Tourman « les ravages que la misère suscite dans les esprits : jalousies, frustrations, volonté d’humilier, haine d’un côté et, de l’autre, don de soi, générosité, solidarité. Entre les photos, muettes gardiennes de la mémoire (ici du père de l’héroïne Yara, là de l’histoire du village) et la nourriture, symbole de partage et d’hospitalité, The old Oak, le pub de TJ Ballantyne, devient la métaphore et l’asile d’un monde disparu (celui des mineurs) confronté à un autre en errance (les migrants), tous deux pareillement victimes d’une souffrance tant collective qu’individuelle. » Ken Loach insiste sur les positions des détracteurs des réfugié.es subissant une situation catastrophique et, par ailleurs, les gestes de solidarité. « Au “je ne suis pas raciste mais…” des uns répond le “Il faut de la force pour espérer“ de Yara ».
The Old Oak bouscule bien des antagonismes, c’est un constat sans anathèmes et sans condamnations, il s’agit juste de comprendre ce qu’il reste d’humanité chez les gens et l’espoir de la solidarité. Puissant et bouleversant.
The Old Oak de Ken Loach est à voir absolument le 25 octobre 2023.

Une Femme sur le toit
Film de Anna Jadowska (18 octobre 2023)

Mirka a une soixantaine d’années et paraît mener son rôle d’épouse et de mère de manière exemplaire, de même que son métier de sage-femme à l’hôpital. Mais un matin, après avoir étendu le linge, elle monte sur le toit de son immeuble et soudain tout ce bel édifice des apparences vacille. Elle sort de chez elle et tente vainement de braquer une banque armée d’un couteau de cuisine qu’elle brandit maladroitement avant de s’enfuir effarée par son geste et atterrée par les conséquences qui s’ensuivent.
Le film est basé sur des faits réels, des femmes désespérées ont tenté de braquer une banque. « La situation des femmes en Pologne et dans de nombreux pays demeure très difficile [constate la réalisatrice]. Une femme sur le toit questionne le sort de celles encore “condamnées” par le poids des mœurs et des coutumes à tenir, seules, la place de gardiennes du foyer. Pour Mirka, cette situation est évidente et elle n’a même pas l’idée de la remettre en question. » Cette femme discrète atteint une étape de changements importants dans sa vie marquée jusque là par une routine mécanique et elle est complètement seule. Elle n’a jamais demandé de l’aide, mais brusquement se retrouve confrontée dans un état de dépression qu’elle n’arrive pas à gérer. La plupart du temps, les femmes de cet âge sont invisibilisées dans la société, comme l’explique Anna Jadowska : « Je voulais montrer la vie d’une sexagénaire qui devient invisible auprès des autres mais qui a encore la vie devant elle et qui doit vivre de grands changements : le départ du foyer de son fils, son corps qui vieillit et le changement de dynamique familiale dans laquelle elle évolue. Elle traverse tout cela seule et elle n’a pas les outils sociaux pour l’aider, aucun soutien ou conseils. Elle est vraiment poussée dans cette nouvelle étape de sa vie au lieu d’y entrer doucement. » La pression sociale lui interdit de penser à elle-même, elle doit se conformer au rôle de femme qui lui incombe.
Dorota Pomykała, qui incarne Mirka, est bouleversante dans ce rôle de « taiseuse ». Elle manifeste sa détresse par les hésitations, le regard, les gestes, également une résistance, tout d’abord muette devant l’indifférence qui l’entoure, peu à peu cependant, elle trouve la force d’exprimer ses besoins affectifs, le manque d’écoute de ses proches et des autres, ce partage dont elle a été privée durant des années. Une Femme sur le toit est un très beau portrait de femme en rupture avec les conventions imposées : « il faudrait que tu apprennes à gueuler ! » lui dit sa voisine de chambre de l’hôpital psychiatrique.
Une Femme sur le toit de Anna Jadowska est au cinéma depuis le 18 octobre.

Sissi et moi
Film de Frauke Finsterwalder (25 octobre 2023)

Inspiré des mémoires de la comtesse Irma Sztáray, dernière dame de compagnie d’Élisabeth d’Autriche jusqu’à sa mort, la réalisatrice de Sissi et Moi donne une interprétation totalement fictive de la vie de cette souveraine qui n’avait guère le goût de jouer le jeu et de tenir sa place d’impératrice. Frauke Finsterwalder déclare d’ailleurs ne pas être une historienne, mais une conteuse : « les deux personnages de mon film, Irma et Sissi, sont fictifs. Il en va de même pour les costumes, qui sont loin d’être historiquement exacts, et évidemment pour la bande sonore… » Et d’ajouter, « historiquement, l’impératrice Élisabeth a souvent été décrite comme une femme dépressive et psychologiquement instable. Mais cette vision témoigne d’un point de vue masculin et ennuyeux selon lequel une femme au caractère difficile ne peut qu’être malade. Dans mon film, Sissi est attachante, mais aussi manipulatrice, impitoyable et très vive d’esprit. C’est parfois terrible mais souvent drôle et sympathique. »

Déconstruction d’un mythe pour en créer un autre, où les images se renversent entre expériences de prises de cocaïne puis de haschich lors d’une escapade en Algérie. Irma a 30 ans lorsqu’elle devient la confidente de Sissi qui en a presque 60 et est inlassablement obsédée par l’apparence physique et le culte du corps. « Quand je mourrai, je reviendrai en mouette » dit-elle à Irma, fascinée, qui se plie à tous ses caprices. Elles finissent même par gerber ensemble pour ne pas prendre de poids. Ce qui est intéressant dans le film, c’est le croisement de l’amitié, de la hiérarchie, des enjeux politiques et refus d’Élisabeth de se plier au protocole. Il faut dire que les deux femmes ont également subie de la maltraitance, Irma par sa mère qui la frappe au visage et Sissi par son mari, de même qu’elle a été tyrannisée par sa belle-mère.
Après Corsage, superbe film de Marie Kreutzer, où la maltraitance est également présente, Sissi et moi donne une autre version du personnage de l’impératrice, mais si les deux films sont très différents l’un de l’autre dans leurs traitements et dans le récit de la vie de cette femme que l’on pourrait juger capricieuse, néanmoins un point les relie, c’est la modernité du personnage de Sissi ou bien, si l’on veut son décalage par rapport à son époque. La bande son accentue cette impression avec des morceaux de Portishead et Nico. Sandra Hüller qui incarne Irma est étonnante face à la séduisante et manipulatrice Sissi, interprétée par Suzanne Wolf. On est loin de l’icône des films où jouait Romy Schneider et c’est tant mieux.
Sissi et moi de Frauke Finsterwalder est en salles le 25 octobre 2023.

Années en parenthèses. (2020-2022)
Film de Hejer Charf (25 octobre 2023)

Le film de Hejer Charf, réalisé dans la période particulière du confinement est un témoignage essentiel. En effet, dans cette situation, elle a voulu élargir cet enfermement imposé en demandant à cinquante amis du Canada, où elle vit, et d’ailleurs, de lui envoyer des images, des sons : « Envoyez ce que vous voudrez, dans la langue et dans la forme de votre choix : sonore, visuelle, muette. Répondez comme vous voudrez. » Pas question pour Hejer Charf de se résigner à rester silencieuse et immobile : « Les sons, les images que je recevais de toute part, dans toutes les langues, dans tous les formats, me laissaient croire que les frontières de Montréal s’ouvraient à toutes les nationalités du monde. »

Daniel et Mireille Piños ont également vu le film et écrivent dans le Monde Libertaire : « Les années 2020 à 2022 ont été des années en parenthèses, elles ont renforcé les inégalités et la colère populaire. Le récit singulier de ses amis mêlé aux actualités internationales, à des extraits de films, d’œuvres littéraires et de poésie, dresse un état des lieux de la survie et des combats de notre monde. D’origine tunisienne, la réalisatrice réserve de très belles pages aux luttes des femmes du Moyen-Orient.
Il émane de cette mosaïque d’images internationales un poème documentaire, féministe, optimiste et engagé, ponctué de rappels de décès : celui de Bell Hooks, de Moustapha Safouan, de Nadia Lotfi, d’Etel Adnan, de David Graeber, d’Hélène Châtelain, de Sarah Maldoror, de Nawal El Saadawi, de Marie-Claire Blais, de Maradona, de Moufida Tlatli, de Lina Ben Mhenni et de Jean-Luc Godard.

On pourrait prendre peur face à l’énumération des morts, que ce documentaire sombre dans le pathos de l’hommage aux disparu.es. Eh bien, c’est tout l’inverse qui se produit. Toutes et tous sont incroyablement vivants, parce qu’ancrés dans une mémoire collective qui encourage le combat. La réalisatrice a une façon particulière de les replacer parmi nous. La magie de l’art opère. La culture orientale aussi. Le propos politique, jamais très loin, intimement mêlé à la poésie donne à ce très beau documentaire une énergie positive où tous les espoirs restent permis.
Hejer Charf relie des scènes hétérogènes, monte des fragments de vies venus de différents pays qui d’habitude s’excluent les uns les autres. Elle tisse ainsi avec brio grâce à un montage parfaitement maîtrisé, une histoire de notre monde à travers les luttes féministes et sociales. Ce foisonnement de matériaux cinématographiques témoigne du désespoir le plus profond autant que de l’espoir le plus combatif. […] Et si Walter Benjamin disait vrai : “Il n’existe pas un seul instant qui ne porte en lui sa chance révolutionnaire.” »
Des années en parenthèses dans un monde immobile, inégal, interconnecté et exaspéré… Que reste-t-il de ces années en parenthèses, de la colère, de la découverte d’un monde où la nature reprenait sa place, du sentiment que ça va changer après ?
Années en parenthèses. (2020-2022) de Hejer Charf le 25 octobre au cinéma.

Le Vourdalak
Film de Adrien Beau (25 octobre 2023)

Tiré d’une nouvelle de Tolstoï écrite bien avant le Dracula de Bram Stoker, ce conte gothique comme le qualifie Adrien Beau est à bien des égards différents des autres histoires de vampires. Il semble provenir directement des mythes s’inscrivant dans l’imaginaire paysan. « C’est un homme simple, un paysan. Il pourrait être n’importe qui. Cela montre à quel point, avant de devenir ce personnage archétypal et glamour, le vampire était une superstition de la vie quotidienne, une véritable croyance pour certaines personnes dans des régions reculées d’Europe, et une vraie source de terreur pour des générations. » Pas de seigneur dans l’histoire de Tolstoï sinon le marquis d’Urfé, un courtisan en mission, égaré dans une forêt inconnue. C’est lui qui va introduire le conte, puisqu’il cherche un abri après avoir été dévalisé, mais se heurte à des « passez votre chemin monsieur » avec un avertissement sur les dangers de la forêt et le conseil de voir Gorcha qui l’accueillera sans doute. L’incrédule marquis entre alors dans un monde étrange, de la belle Sdenka qui semble vivre ailleurs, perçoit des signes d’un autre monde et se meut avec une gestuelle allégorique à son frère Piotr qui se travestit, les enfants de Gorcha ne sont pas ordinaires et tout cela participe à l’entrée de la part fantastique dans le récit. Gorcha est absent et lorsque son fils aîné revient d’un combat contre les infidèles, il s’en inquiète, son cadet lui révèle que leur père est parti combattre. Finalement Gorcha fait son entrée au moment du dîner, c’est un Nosferatu dont Adrien Beau s’est inspiré : une « figure squelettique aux yeux profondément enfouis dans des orbites ténébreuses, se déplaçant comme une bête à l’affut, avec ses doigts griffus, [il] est pour moi l’une des créatures les plus puissantes que le cinéma a créé. Je voulais que Gorcha soit un cadavre, un cadavre en mouvement. Mais en même temps, puisqu’il incarne le patriarcat conservateur et arrogant du monde, j’ai pensé que son visage et son expression exigeaient une certaine fierté, une royauté de pharaon, une beauté aristocratique dans la mort. Certes il est monstrueux, et il est mû par un appétit carnassier, mais c’est aussi une personne, qui avance des opinions, quelqu’un de sarcastique, louvoyeur, tordu, qui veut faire valoir sa propre vision du monde. C’est très loin de la pure animalité prédatrice qu’ont souvent les monstres de cinéma. Je me suis même amusé à lui faire des paupières à la Bette Davis, pour lui conférer ce regard hautain qui se perd toujours dans le lointain. » Gorcha est donc une marionnette, conçue par le réalisateur, et cet être qui refuse de mourir et « veut encore avoir prise sur le monde, sur les autres, mais aussi pour laisser apparaître la bêtise ou la folie de ceux qui l’acceptent. C’est là qu’on a trouvé la dynamique de la scène du dîner où réapparaît Gorcha, et où son fils s’inquiète de sa santé... alors qu’il converse manifestement avec un cadavre ! »

Le Vourdalak est un film de genre très réussi et très beau, un conte gothique en effet avec tous les attributs transcendés de l’horreur et de la fascination. Car les pouvoirs du Vourdalak sont mystérieux et indéfinis, un personnage terrifiant : il ne se nourrit que du sang des êtres qu’il aime ou a aimé, « pervertissant l’amour même et faisant du cocon familial, censé représenter la sécurité, le lieu de tous les périls. » Et la fin est très belle comme un éternel recommencement…
Si vous percevez dans le vampirisme une allégorie de la transgression et si vous aimez les très belles images… Le Vourdalak de Sébastien Beau est une réussite vous pouvez le voir en salles le 25 octobre.

Déménagement
Film de Shinji Sômai (25 octobre 2023)

Ren est une adolescente dont les parents viennent de divorcer. Son père déménage, et elle doit s’adapter à cette nouvelle vie imposée par les grandes personnes. Dans un premier temps elle est profondément révoltée contre le monde des adultes et le pouvoir qu’ils et elles exercent sur les enfants, les mineur.es. Elle interroge l’autorité des parents, des profs et se rebelle. Grandir n’est pas simple et accepter cette autorité sans la remettre en question non plus, mais Ren va apprendre au cours d’un cheminement qui l’amènera aux confins de la réalité.
Tout d’abord déstabilisée par la situation, Ren se révolte, crie, s’enferme dans la salle de bains, déclenche un début de feu dans sa classe, fugue, et les parents sont visiblement largués, ne comprenant pas ce qui se passe, trop occupés par leur vie personnelle, où finalement Ren a l’impression de ne tenir qu’une place secondaire. Et chaque fois qu’elle veut provoquer une réconciliation, c’est un fiasco.
Le cheminement se fait au cours de la seconde partie du film, Ren semble avoir compris l’inéluctable sans toutefois l’accepter. Sa dernière tentative de réconcilier ses parents va échouer et après la conversation avec son père, elle réalise que c’est peine perdue. Suit alors son errance dans la forêt qui symbolise la confusion dans laquelle elle se trouve, puis il y a la rencontre avec le couple âgé qu’elle regarde comme des grands parents qu’elle se choisirait. Elle leur promet d’ailleurs de revenir aux prochaines vacances et reprends sa marche dans la forêt jusqu’à un lac où des barques chargées de divinités de paille s’enflamment, les rêves et la réalité se mêlent au cours d’un long plan séquence magnifique…
Shinji Sômai est considéré comme l’un des plus grands cinéastes japonais de son époque et sans doute le plus méconnu en dehors du Japon.
Déménagement est sorti en 1993 et sera enfin salles en copie restaurée le 25 octobre.

Musiques additionnelles : Tony Hymas, Bleak Bleak. Trio Joubran. Sakamoto. Frasiak, Migrants. Leman, Petit garçon.