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Samedi 28 octobre 2023
La société de provocation. Essai sur l’obscénité des riches
de Dahlia Namian. L’Enlèvement de Marco Bellocchio. Le Théorème de Marguerite de Anna Novion. Portraits fantômes de Kleber Mendonça Filho. MM XX de Cristi Puiu. À l’intérieur de Vasilis Katsoupis.
Article mis en ligne le 28 octobre 2023
dernière modification le 25 octobre 2023

par CP

La société de provocation

Essai sur l’obscénité des riches


de Dahlia Namian (LUX)

L’Enlèvement
Film de Marco Bellocchio (1er novembre 2023)

Le Théorème de Marguerite
Film de Anna Novion (1er novembre 2023)

Portraits fantômes
Film de Kleber Mendonça Filho (1er novembre 2023)

MM XX
Film de Cristi Puiu (1er novembre 2023)

À l’intérieur
Film de Vasilis Katsoupis (1er novembre 2023)

La société de provocation

Essai sur l’obscénité des riches


de Dahlia Namian
entretien avec Dahlia Namian (LUX)

L’Enlèvement
Film de Marco Bellocchio (1er novembre 2023)

En 1858, sur l’ordre du cardinal inquisiteur, les soldats du Pape font irruption chez la famille Mortara dans le quartier juif de Bologne pour enlever Edgardo, leur fils de six ans, au prétexte qu’il aurait été baptisé en secret par sa nourrice
étant bébé. La loi pontificale est indiscutable : il doit recevoir une éducation catholique. Après l’enlèvement et contrairement à la promesse faite aux parents bouleversés qu’Edgardo resterait à Bologne et que la famille pourrait le visiter, l’enfant est envoyé à Rome. Les parents d’Edgardo vont tout faire pour récupérer leur fils, malheureusement les promesses faites aux familles des enfants enlevés sont fausses et ils ne reviennent jamais dans leurs foyers. Soutenus par l’opinion publique de l’Italie libérale et la communauté juive internationale, le combat des Mortara prend vite une dimension politique, d’autant que le pouvoir pontifical est remis en question.
Le film montre l’endoctrinement catholique vis-à-vis des gosses — les interprétations habituelles « le christ a été tué par les juifs  » — et présente, les fastes de la messe catholique parallèlement à la simplicité de la cérémonie familiale du shabbat. Les Juifs sont très discriminés, notamment par le pape qui les traite de pervers et les menace en les humiliant lorsqu’un groupe de la communauté juive vient réclamer l’enfant : « je peux vous faire beaucoup de mal… ». L’enlèvement fait cependant grand bruit et le pape a des cauchemars, des juifs orthodoxes entrent dans sa chambre pour opérer sur lui une circoncision. Ce qui le pousse à prendre la décision de rebaptiser l’enfant.
C’est Anna, la servante de la famille, qui a révélé à l’inquisiteur qu’elle avait fait baptisé l’enfant de peur qu’il reste dans les limbes, ce qu’elle ne dit pas c’est qu’elle a reçu de l’argent du cardinal, qui dira aux parents : « vous voulez revoir votre enfant ? Convertissez-vous !  ». L’enfant va abjurer sa foi au moment de sa confirmation : « la thèse qui prévaut est qu’il était alors trop jeune et influençable pour pouvoir résister. C’était la conversion ou la mort. » D’ailleurs dans le séminaire créé pour la conversion d’enfants juifs et musulmans, l’un d’eux, Simone, est malade et meurt, « mais alors les prières étaient inutiles pour le sauver ? » dit Edgardo. Cette même nuit, il a une vision, il se rend dans la chapelle et contemple le Christ cloué sur la croix, retire les clous et le Christ, après avoir déposé sa couronne d’épines, s’en va. Dans plusieurs scènes du film, la complexité de cette conversion est claire, notamment celle où Edgardo, devenu prêtre, fait tomber le pape en le bousculant. Est-ce involontaire ou une rébellion ? Pour le soumettre, le pape lui ordonne de tracer à même le sol trois croix avec sa langue. Comme l’écrit Marco Bellocchio, sa « conversion, qu’il a pourtant revendiquée avec ténacité, ne sera pas exempte de rébellions inattendues, plus ou moins conscientes, comme en témoignent ses souffrances et les maladies répétées qui l’ont contraint à garder le lit pendant de longues périodes. Il a payé dans sa chair cette adhésion à la foi catholique jamais remise en question. »
Alors que le contexte politique change, la population de Bologne se rebelle contre le gouvernement vacillant du pape, on entend partout « À bas le pape roi ! », un procès est fait au cardinal inquisiteur pour son rôle dans l’enlèvement, mais il s’en tire grâce à son avocat. Toutefois lorsque l’armée républicaine envahit Rome, Edgardo dit à son frère venu le délivrer :
« — Je ne retournerai pas à la maison. Ma maison est ici maintenant. Je n’ai pas été enlevé, c’est un choix libre.
— Un choix libre à 6 ans !
 », rétorque son frère. Edgardo reste inébranlable. Le cas d’Edgardo est très complexe d’où ce commentaire de Marco Bellocchio : « un enfant victime d’une violence morale puis un homme qui, demeuré fidèle à la foi de ses bourreaux (qu’il prend pour ses sauveurs), finit par devenir un personnage qui se passe de toute explication rationnelle. » Ce qui ressort davantage au moment de la mort de sa mère. Il lui rend visite et, tandis qu’elle agonise, tente de la baptiser : « Tu m’as donné la vie. Avec le baptême, je te rends la vie. » La mère refuse.
Autre événement troublant, à la mort de Pie IX, lorsque son corps est transféré, la population s’en prend à la dépouille et hurle « Jetons-le dans le Tibre ! » Edgardo se joint aux cris. Est-ce par peur ou prise de conscience de ce qu’il a subi depuis son enfance ? Le doute demeure, ce qui est certain est qu’il a vécu dans une crainte irréversible depuis son enlèvement.
L’enlèvement est un film remarquable, la vie de cette famille mêlée au contexte politique de l’époque fait de ce film une dénonciation puissante de l’influence de la religion et de ces abus. Les décors sont magnifiques, au même titre que les costumes. La vision du pape Pie IX regardant les caricatures le représentant, qui soudain s’animent, est aussi une belle trouvaille.
Marco Bellocchio atteint avec l’Enlèvement un degré de perfection étonnant. Et l’on perçoit les liens entre certains de ses films comme La Nourrice ou le Sourire de ma mère : classicisme, dénonciation de la religion, du totalitarisme, visions de l’inconscient… Une réussite totale et un film subversif à souhait !
L’Enlèvement de Marco Bellocchio au cinéma le 1er novembre 2023.

Le Théorème de Marguerite
Film de Anna Novion (1er novembre 2023)

« Qu’est-ce qui te plaît dans les mathématiques ? » demande la journaliste au cours de l’entretien avec Marguerite, brillante étudiante de Normale sup, « je ne pourrais pas vivre sans » répond-elle. Thésarde passionnée, Marguerite n’a qu’une idée, qu’un sujet en tête, la recherche sur les nombres premiers et la pyramide de Solbach qui demeure une énigme pour beaucoup de mathématicien.nes. Cependant son directeur de thèse lui annonce qu’il ne suivra plus son travail en faisant cette remarque : « Ce qui vous manque, c’est la maturité ». Marguerite s’oppose à cette décision et vit cela comme une injustice, un abandon. Par la suite, son échec pour présenter son travail, provoque une décision drastique : elle abandonne ses recherches en mathématique et cela malgré les protestations de son professeur et de sa mère. En fait, ce rebondissement remet toute sa vie en question, les événements extérieurs interférant dans son parcours de bonne élève sans faute et sans histoires la bouleversent et de cette expérience elle acquiert une autre connaissance et une certaine maturité.
Marguerite est une drôle de fille, comme le dit son entourage, hors sol et faisant montre d’une autonomie cash en temps qu’elle a une fragilité niée. Dès qu’un problème apparaît, elle le règle d’office avec cette formule « problème réglé ». L’épisode de la découverte du majong est représentatif de son caractère et de sa logique qui ne prend pas en compte les lois sociales et les pratiques habituelles. Elle ne s’embarrasse pas des chichis et des convenances, non elle va direct au but, de quoi décontenancer ceux et celles qui la côtoient. Oui, c’est une drôle de fille qui surprend par ses réactions inattendues.
Le personnage de Marguerite est très intéressant, car elle ne réagit pas selon les règles sociales, notamment imposées aux femmes et sa formation lui octroie une perception différente et un manque total du protocole social et de la hiérarchie. Quant à ses recherches, elles avancent à travers son apprentissage de la maturité : de la passion à l’obsession ?
Anna Novion croque là un personnage hors normes, étonnant à bien des égards et même réjouissant. Le film est sans doute classique par sa fin dans le genre « ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants », mais il n’y a pas de quoi gâcher son plaisir de voir un personnage de femme qui ne lâche rien de son projet devant les difficultés et qui réagit !
Le Théorème de Marguerite de Anna Novion au cinéma le 1er novembre 2023.

Portraits fantômes
Film de Kleber Mendonça Filho (1er novembre 2023)

Portraits fantômes est un documentaire original autour du cinéma et de l’évolution d’une ville, Recife, de son architecture au cours de plusieurs décennies, et ce que cela révèle de la société. Grâce à un montage subtil de photographies, d’archives personnelles et autres des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, l’utilisation des fondus enchaînés, le film révèle les changements intervenus.
Première partie, la maison du réalisateur, ses transformations et celles du quartier au fil du temps. Et puis le chien, la famille… Et les premiers pas du cinéaste. Il est certainement intéressant de constater, dit-il, « dans la réalisation de films : le changement qui se produit entre la perception d’un lieu “normal” et celle d’un lieu de tournage. Un endroit réel au sein duquel nous nous souvenons d’avoir été physiquement et le souvenir émotionnel à travers les images que nous avons vues dans un film. À un moment donné, je me suis rendu compte que la rue où nous vivions, ainsi que notre maison familiale, étaient devenues les sujets de mes films. »
Portraits fantômes est construit en plusieurs parties, dans la seconde, on passe des souvenirs personnels à la société, avec la construction des cinémas dans le centre ville, et leur importance auprès du public. Au passage, on peut voir quelques affiches, Gorge profonde, des films d’horreur, des films cultes, Easy Rider… « Mes propres observations sur les espaces et les villes ne sont pas techniques [souligne le réalisateur], mais elles sont basées sur mon intuition que ces lieux sont les reflets de la nature humaine en interaction avec la société et le capitalisme, ou qu’ils sont (re)façonnés par les deux. Il y a beaucoup à voir dans l’architecture, pour le meilleur ou pour le pire, qu’elle soit belle ou laide, amicale ou hostile dans sa conception. Elle peut générer des tensions, elle peut être agréable. J’ai essayé autant que possible d’ouvrir mes plans dans les films que j’ai réalisés, il y a quelque chose de satisfaisant à placer des personnages dans des espaces, qu’ils soient ouverts et larges, généreux ou étroits. Les villes peuvent être cinématographiques. » Troisième partie, sur le cinéma et les salles de cinéma à la place des églises : la salle de cinéma remplace la messe. Le cinéma et la société, cela implique des signes étonnants, si le premier cinéma a été construit sur une église anglicane, depuis l’abandon du public des salles de cinéma fait que deux de celles-ci ont été rachetées par les évangélistes. « Il est clair [commente le réalisateur] que les quelques trente dernières années ont modifié la façon dont les Brésiliens perçoivent la religion. Le tableau d’ensemble, bien sûr, suggère que les villes changent, c’est dans leur nature, et je crois que la séquence au cinéma Veneza est probablement la métamorphose la plus dramatique montrée dans le film. »
Portraits fantômes et cinéma, la salle de cinéma se muant en temple, et ce chauffeur de taxi qui a le don de disparaître. On peut dire que le film voyage autour du cinéma, de la disparition, des changements de société, du passage des régimes, avec une part nostalgique du temps passé … Des portraits fantômes.
Portraits fantômes de Kleber Mendonça Filho à voir au cinéma le 1er novembre.

MM XX
Film de Cristi Puiu (1er novembre 2023)

Quatre récits, quatre moments dans le temps, plusieurs portraits et le flash sur une société paumée. La première histoire met en scène une psychanalyste, Oana, recevant une patiente pour la première fois. Elle la soumet à un questionnaire type et, au fur et à mesure de la consultation, les rôles s’inversent en quelque sorte. On retrouve ensuite Oana avec son frère dans la cuisine, celui-ci s’affaire à la préparation de son anniversaire, avec très présent le spectre du Covid et l’addiction maladive au téléphone portable. Dans ce deuxième chapitre, l’impossibilité de communiquer et l’aliénation vont de pair. Les gens se parlent, mais visiblement ne s’écoutent pas, sauf à travers le portable.
Dans les quatre histoires, on retrouve un des personnages des autres séquences. C’est le mari d’Oana qui fait le lien avec la troisième histoire. Craignant d’avoir été contaminé par un virus, il fait des tests sur lui-même dans la salle de repos de l’hôpital tout en écoutant un collègue lui racontant un épisode amoureux où se mêlent le sexe et la mafia. Le dernier épisode de cette suite de tableaux se passe à l’extérieur. Un inspecteur de police spécialiste du grand banditisme doit recueillir le récit d’une prostituée sur la vente d’enfants pour la prostitution et le trafic d’organes.
Chaque séquence est entrecoupée par des mouvements de caméra, gros plans sur des herbes où sont abandonnées des déchets. Beaucoup de plans fixes sauf dans la cuisine où toute l’excitation des conversations s’accompagne d’une caméra qui virevolte d’un personnage à l’autre et dans la dernière histoire tournée en extérieur où l’on suit l’inspecteur et les personnes qui se rendent à une messe funèbre.
« Il y a quelques années [raconte le réalisateur], j’ai animé des ateliers d’acteurs au cours desquels j’ai tenté de restituer cette quête de l’indicible, permise par la réalisation d’un film au travers de l’acte de confession. Les leçons tirées de ce travail m’ont permis de construire MMXX. S’il est vrai que le cinéaste est, dans une certaine mesure, un témoin de son temps, alors je considère MMXX, ces quatre entrées d’un possible journal intime, comme ma propre confession inachevée. »
MM XX de Cristi Puiu en salles le 1er novembre 2023

À l’intérieur
Film de Vasilis Katsoupis (1er novembre 2023)

Nemo, un cambrioleur de haut vol (c’est le cas de le dire), spécialisé dans les œuvres d’art parvient à entrer par les airs dans un appartement truffé d’objets d’art, toutes tendances et époques confondues, il est en particulier à la recherche du très convoité auto portrait de Egon Schiele. Il n’a qu’un temps limité pour accomplir le rapt et sortir de cette forteresse, mais bien que le programme soit suivi à la lettre, le code pour sortir ne fonctionne pas et le voilà piégé dans le luxueux penthouse new-yorkais. De plus, son complice ne répond plus, donc son espoir de voir quelqu’un venir le secourir s’amenuisant rapidement, ce qui n’était au départ qu’un fâcheux contretemps tourne bientôt au cauchemar, le loft se muant en prison dorée et la collection qu’il s’apprêtait à dérober lui tenant lieu d’unique compagnonnage.
L’idée du scénario germe dans l’esprit de Vasilis Katsoupis lorsqu’il est hébergé chez un ami, dans un immense appartement de Manhattan, empli d’objets et de tableaux de grand prix ce qui l’amène à se questionner « sur la pertinence des objets d’art et de design comme symbole de la vie contemporaine, en contradiction avec leur utilité dans la vie de tous les jours ». En effet, on peut se demander « si nos besoins premiers n’étaient pas assouvis, l’art aurait-il autant d’importance ? Que signifie l’art, sorti de son contexte ? Peut-être n’est-ce qu’un symbole, une ombre de la vraie vie à laquelle on choisit de donner de la valeur, sur la base de notre perception sophistiquée ? Sommes-nous capables de sortir du carcan de la perception altérée pour voir une vérité objective ? » La situation vécue par Nemo va le placer peu à peu dans ce type de réflexions. La prison luxueuse le ramène en effet à des besoins primaires et vitaux qu’il ne peut assouvir, tel que l’eau et la nourriture. Dans cet antre qui regorge de richesses, les éléments les plus élémentaire font défaut, car la maison est programmée et sous contrôle. Alors quand la température s’emballe en devenant torride ou glaciale, Nemo est impuissant et proche de basculer dans une irréalité dangereuse, alors il crée, il invente et imagine des moyens de s’échapper. Il transforme des œuvres d’art, entasse des sculptures pour atteindre une verrière, et finalement fabrique ses propres œuvres…
Deux personnages pour ce premier long métrage, le voleur, interprété ou plutôt vécu par Willem Defoe, et cette immense maison sophistiquée, avec ses caméras de sécurité qui donnent à Nemo l’impression qu’il est entouré d’humains, mais sans pouvoir les atteindre. Progressivement, la maison se dégrade parallèlement à son hôte et prisonnier. Le film est un huis clos inquiétant à la manière du film de Stanley Kubrick et de l’ordinateur omniprésent dans 2001 Odyssée de l’espace.
À l’intérieur de Vasilis Katsoupis en salles le 1er novembre 2023.