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samedi 22 octobre 2022
Bowling Saturne de Patricia Mazuy. La Conspiration du Caire de Tarik Saleh. Azor d’Andreas Fontana. Mon Pays imaginaire de Patricio Guzman. Reprise en main de Gilles Perret. Un Couple de Frederick Wiseman. Straight Up de James Sweeney
Article mis en ligne le 18 octobre 2022

par CP

Bowling Saturne
Film de Patricia Mazuy (26 octobre 2022)

Entretien avec Patricia Mazuy

La Conspiration du Caire
(Boy From Heaven)
Film de Tarik Saleh (26 octobre 2022)

Azor
Film d’Andreas Fontana (12 octobre 2022)

Mon Pays imaginaire
Film de Patricio Guzman (26 octobre 2022)

Reprise en main
Film de Gilles Perret (19 octobre 2022)

Un Couple
Film de Frederick Wiseman (19 octobre 2022)

Straight Up
Film de James Sweeney (26 octobre 2022)

Bowling Saturne
Film de Patricia Mazuy (26 octobre 2022)

Rencontre avec Patricia Mazuy (1h 04’54’’)
Bowling Saturne est un thriller oppressant plongé dans les méandres d’un drame familial, le rejet d’un enfant et la déchirure entre les hommes et les femmes. Le film démarre par une caméra suivant un jeune homme qui mange en marchant jusqu’à un court dialogue :
«  ça va ? Tu viens demain ?
— Je mange.
 » La réponse laconique sonne à la manière d’un no comment et d’un refus de communication entre les deux personnages masculins. Armand, marginal et méprisé depuis l’enfance, face à Guillaume, officier de police dans la norme et poursuivant sa carrière.
Armand, l’éternel rejeté et déconsidéré, est en manque de tout, et son demi-frère, Guillaume, mal à l’aise dans cette situation, tente de réparer l’injustice de leur père. Tout les oppose cependant, mais Guillaume propose à Armand la gérance du bowling et l’appartement de leur père, dont il a hérité et n’a que faire. Ce dernier accepte, et le garçon paumé passe alors du statut d’invisible à celui de patron. Il enfile les vêtements du père comme une nouvelle peau et commence à regarder les femmes avec un autre regard, de même que celles-ci d’ailleurs. Et puis, il y a les amis du père, un clan de chasseurs qui considèrent le bowling comme leur lieu de rencontre, et Armand comme le bâtard.

Au bowling, Armand drague une jeune femme, Gloria, et l’entraîne dans l’antre du père — peut-on qualifier autrement cet endroit, décoré uniquement de trophées de chasse, d’armes multiples et d’images de safaris… La scène de séduction et de sexe est centrale pour comprendre le personnage d’Armand et résume l’idée profonde du film : la chasse, le pouvoir et la domination. La séquence est longue et se déroule en trois temps, premier temps, la fascination tendre et la découverte ludique du corps de Gloria. Dans le deuxième temps, une lente évolution se lit sur le visage d’Armand, les gestes deviennent brusques, Gloria, dans une attitude d’abandon après la relation sexuelle, tente de résister, ne comprend pas ce déferlement de violence et soudain cède à la panique.
Le premier meurtre est le prémisse de plusieurs assassinats de jeunes femmes, hors champ, dont on découvre les corps dans un cimetière avec l’enquête policière, aucune complaisance, juste l’angoisse.

Bowling Saturne, sous des dehors de polar classique, explore les zones d’ombre des personnages et débouche sur une réflexion générale à propos de la violence et du processus de domination, qu’il s’agisse de chasse et de traque de gibier, de féminicides, ou encore des rapports humains. Une impression confirmée avec le dîner des chasseurs, qui visionnent avec extase des films de chasse au gibier sauvage et leur exécution. L’acharnement à tuer l’animal est semblable à celui d’Armand dans la violence et c’est la même impression de puissance à donner la mort. Durant le dîner « baroque » des chasseurs, comme le qualifie Patricia Mazuy, ou encore dans l’antre du père, la cruauté mortifère est hyper présente. Tout contribue à amplifier un machisme latent et violent, qui accentue le climat oppressant du film, dès le début d’ailleurs avec la marche incertaine d’Armand dans la nuit. Une impression pesante et brute, renforcée par le jeu impressionnant des comédien.nes, notamment celui d’Achille Reggiani, qui se révèle étonnant dans un premier rôle au cinéma. Un très beau film de genre, où chaque détail a son importance, les dialogues — « Arrête de boire, tu verras moins d’ennemis partout » —, la lumière, la musique originale de Wyatt E., les costumes, les décors… Un très beau polar !

Parallèlement à la sortie du film, une rétrospective des films de Patricia Mazuy est proposée à la cinémathèque, des longs et des courts métrages, des documentaires… Notamment Travolta et moi (1993) et Peaux de vaches (1988-1989)… Deux livres sont également publiés, dont Patricia Mazuy en dit quelques mots à la fin de l’entretien.
« Je ne m’en rendais pas compte avant le tournage et le montage, mais maintenant, [a déclaré la réalisatrice à propos de Bowling Saturne] c’est celui de mes films où je sens pour la première fois peut-être que c’est une femme qui l’a “regardé et filmé”  ».
Rencontre avec Patricia Mazuy qui tout d’abord raconte la genèse du film…
Bowling Saturne de Patricia Mazuy au cinéma le 26 octobre 2022.
Toutes illustrations musicales sont extraites de la bande originale du film

La Conspiration du Caire
(Boy From Heaven)
Film de Tarik Saleh (26 octobre 2022)

Un simple fils de pêcheur, Adam, est appuyé par l’imam de son village pour partir étudier dans la prestigieuse université Al-Azhar du Caire, épicentre du pouvoir de l’Islam sunnite. Contrairement à ses craintes, son père l’y autorise. Il est très impressionné par l’université, la ville et souvent est moqué par certains étudiants du fait de son origine sociale. Le début des cours est marqué par la mort soudaine du Grand Imam, la plus haute autorité religieuse, ce qui entraîne la réunion du Conseil des Oulémas pour élire un nouvel Imam. Or, face au pouvoir religieux, le pouvoir politique en la personne du chef de la Sûreté de l’État s’inquiète du futur élu, « nous devons donc nous assurer que celui qui va le remplacer partage nos idées », il désigne alors un officier chargé de trouver quelqu’un à l’intérieur pour savoir ce qui s’y fomente. Dissimulé dans le minaret, Adam est témoin de l’exécution d’un étudiant dans la cour de l’université, celui-ci avait infiltré un groupe d’étudiants proche des Frères musulmans. Contacté par l’officier de la Sûreté de l’État, il est impossible à Adam de refuser d’observer ce qui se passe au sein de l’université, sous peine de mettre sa famille en danger. Adam se retrouve donc bien malgré lui au cœur d’une lutte entre l’État et les élites religieuses. Se met alors en place, au cours de rencontres extérieures où l’officier questionne Adam et lui donne des ordres, une partie d’échecs entre cet homme habile et roué et le jeune étudiant venant du bled, dont personne ne perçoit encore l’intelligence. Adam en effet a vite fait de saisir les enjeux de part et d’autre et tout en feignant le Candide qu’il n’est plus, il se joue avec finesse des pièges et des mensonges.

Véritable thriller politique, le film mêle la politique, l’entrisme des services secrets, la corruption, l’influence des frères musulmans, l’internationalisme puisque les étudiants viennent de nombreux pays arabes, et bien sûr la philosophie et la dévotion, réelle ou factice, au cœur de l’enseignement universitaire. Après Le Caire Confidentiel, Tarik Saleh réalise La Conspiration du Caire, qui se déroule dans la prestigieuse université du Caire, Al-Azhar, et dans ce lieu mythique, il met en scène un récit de trahison, de meurtre, de lutte de pouvoir religieux et d’infiltration du pouvoir politique et militaire. Comme il le rappelle, Al-Azhar a été fondée par les Fatimides au Xème siècle et, dès le début, a représenté « le lieu fondamental des études islamiques. Les Fatimides étaient des musulmans chiites mais, quand Saladin a pris le pouvoir en Égypte au XIIème siècle », il a converti Al-Azhar en institution sunnite. Les périodes d’occupation se sont succédées, celle des Turcs, puis des Britanniques et enfin des Français. Al-Azhar a cependant réussi à coexister avec le pouvoir politique en place, « considérée comme la plus importante source de savoir sur l’islam au monde ».

Se disant inspiré au départ par l’intrigue du roman de Umberto Eco, Le Nom de la Rose, Tarik Saleh situe le récit dans une Égypte peut-être actuelle, de toute les manières nourrie par la réalité politique du pays et l’arrivée du maréchal Sissi au pouvoir. Sissi s’est effectivement directement confronté à l’institution d’Al-Azhar pour obtenir l’aide du Grand Imam afin de trouver dans le Coran de quoi appuyer ses projets de lois, mais la réponse de celui-ci fut qu’il lui était impossible de changer le Coran. Ainsi la réalité renforçait la fiction. Mais la Conspiration du Caire dépasse le cadre de l’Égypte et de l’Islam, c’est avant tout une histoire sur le pouvoir et sur l’autorité régissant tout système politique ou religieux. Le film en fait la magnifique démonstration en montrant le jeu des intérêts, les compromissions, les trahisons, comme un canevas inextricable dont on ne sait plus qui en est le maître et tire les ficelles. Le film est certes un thriller haletant, avec des rebondissements multiples, mais c’est aussi sur le fond une histoire philosophique qui parle de la puissance du savoir et de l’innocence. De quoi se demander pourquoi le réalisateur a choisi de nommer Adam son premier rôle et, dans la foulée, on peut également poser la question du prix à payer pour sortir de sa condition sociale.

La Conspiration du Caire est servi par un casting éblouissant et des acteurs renommés, tous les rôles sont importants et les interprétations sublimes. Tarik Saleh jongle avec brio entre le film politique, social, de réflexion, de genre… Mais n’a-t-il pas déclaré : « le genre est une sorte de contrat passé entre le réalisateur et [le public] : si j’annonce un thriller, [le public aura] certaines attentes. Mais j’aime mettre à mal ces attentes, détruire les clichés du genre par l’irruption de la réalité. »
La Conspiration du Caire de Tarik Saleh au cinéma le 26 octobre

Azor
Film d’Andreas Fontana (12 octobre 2022)

Yvan De Wiel, banquier privé genevois, se rend dans une Argentine en pleine dictature pour suppléer à l’absence de son associé, disparu du jour au lendemain sans laisser de traces, hormis d’inquiétantes rumeurs. Accompagné par son épouse, il est d’abord un peu mal à l’aise, mais très vite le pragmatisme prend le dessus, d’autant qu’il y a compétition entre lui et un autre banquier pour des arrangements avec des membres de la junte militaire. C’est donc sans aucun état d’âme, malgré l’oppression qui sévit et le climat social délétère, que ces deux «  professionnels » de la finance se font les complices d’une forme de colonisation et ne sont guère embarrassés par les tractations et les nécessaires connivences avec les membres de la dictature au pouvoir. Certes leurs méthodes sont différentes, mais le résultat revient au même : la complicité avec un régime dictatorial et corrompu. « Concernant la dictature argentine [souligne Andreas Fontana], il faut distinguer deux choses : d’un côté, il y a le rapprochement des grandes banques suisses avec les dirigeants de la Junte militaire, qu’il faut voir comme une opération pragmatique de la part du monde de la finance suisse. Bien qu’assez cynique, c’est une alliance qui respecte le cadre fixé par la législation internationale. De l’autre, il y a les cas avérés de fraude fiscale et de blanchiment d’argent. »

Très bien documenté et se basant sur les procédures ouvertes par Carla Del Ponte lorsqu’elle était procureure générale de la Confédération, le film se déroule entre salons luxueux, piscines et jardins sous surveillance qui, malgré le luxe de façade, dispense en crescendo un climat oppressant. Même si la dictature n’est pas directement montrée, seulement évoquée, la disparition de l’associé, celle de la fille de grands propriétaires engagée politiquement, les allusions et les non dits génèrent un suspens : Yvan de Wiel va-t-il réagir face à ce dont il est progressivement témoin ? « Filmer un banquier entre les murs d’une banque n’a pas d’intérêt. Le vrai territoire du banquier privé [souligne le réalisateur], c’est là où il va chercher son client, en majeure partie à l’étranger. L’idée que le banquier privé pouvait être pris pour un pionnier, pour un colon qui allait conquérir un monde inconnu, m’a paru très intéressante : comme un film de conquistador. Et on connaît la violence qu’a engendré l’arrivée des conquistadores. » Dans cet univers, avec ses codes et son langage, la culture discrète et le rapport intime des banquiers avec leur clients, Andreas Fontana y voit un véritable «  territoire » de cinéma. «  J’ai compris quelque chose d’essentiel à leur sujet : pour les banquiers, il n’y a pas de conflits de conscience ; il n’y a que des conflits d’intérêts. La morale est une affaire comptable ou administrative. »
Les banques ont toujours tenu un rôle particulier en Suisse : « le secret bancaire était en cela une décision très politique, et offensive : pour la pénétration des réseaux suisses à l’international, cela s’est révélé être un mécanisme très puissant... On ne se rend pas forcément compte, aujourd’hui, du rôle qu’a joué la Suisse dans certains processus [commente Andreas Fontana]. Par exemple, en Argentine pendant la dictature : ce n’était pas juste que deux ou trois banquiers ont senti qu’il y avait un coup à faire. Il y avait une vraie stratégie qui consistait à redynamiser les relations, qui étaient assujetties aux aléas politiques du pays. Quand les militaires sont arrivés au pouvoir, il y eut un moment d’euphorie : “Nos amis sont au pouvoir, allons-y !” » Toutefois, le film évite la reconstitution pour s’attacher plutôt à l’évocation d’une époque, en partant « des lieux où se déroulent les négociations avec les banquiers. Une maison au campo, une villa avec piscine... Dans ces espaces privés, le temps ne passe pas, le présent n’a pas beaucoup d’importance. Le rapport à l’Histoire, l’aptitude à s’inscrire dans une relation au passé, agissent, pour ces gens-là, comme un marqueur de classe  ».

Cela donne un film extrêmement original, et si le scénario d’un film est pour le réalisateur un « prétexte narratif, pour explorer des univers », aborder la dictature militaire argentine au prisme des banques privées et des opérations « légales » ou pas, illustre parfaitement des sujets qui, le plus souvent, passent à la trappe. Dans Azor, « la tension du scénario repose avant tout sur un mystère qui attire, mais que l’on ne résout pas [ou plutôt,] plus on s’approche du mystère, moins on le résout. » De même, le personnage d’Yvan De Wiel, sans cesse boosté par sa compagne, est très fluctuant, entre performance et servilité pour répondre aux demandes des « clients », et quels clients ! Notamment l’un des religieux qui fricote avec le régime, inspiré par « Adolfo Servando Tortolo, un archevêque argentin (1911-1998) qui recevait des familles pour les rassurer, avant de transmettre les informations à la junte. » Il faut rappeler qu’en Argentine « un pan de la conférence épiscopale a appuyé les exactions commises durant la dictature. » Par ailleurs, les banques n’ont jamais assumé ni regretté les tractations avec la junte et les conséquences qui en ont découlé pour l’oppression de la population : « J’ai l’impression [conclut le réalisateur] que c’est à nous, à ma génération, d’assumer la responsabilité de ce qui s’est produit durant les heures sombres du 20ème siècle. Je ne me sens pas coupable, mais je ressens la nécessité de réfléchir à tout cela. »
Azor d’Andreas Fontana est un film passionnant, il est sur les écrans le 12 octobre 2022.

Suivi d’un extrait du film de Juan Solanas, Que sea Ley, sur la lutte des femmes pour l’égalité et leurs droits.

Mon Pays imaginaire
Film de Patricio Guzman (26 octobre 2022)

Chili, l’explosion sociale d’octobre 2019 : plus d’un million et demi de personnes manifestent dans les rues de Santiago pour une vie digne, une meilleure éducation, un système de santé décent et le changement de la constitution Pinochet. Basta la misère et l’exploitation ! La hausse du ticket de métro provoque l’étincelle qui propage la révolte comme une vague de libération et la transgression fait irruption malgré la répression et les nombreuses victimes des forces de police.
Patricio Guzman revient au cinéma militant de ses débuts et il se souvient des paroles de Chris Marker lors de son premier film : « pour filmer un incendie, il faut être là avant les premières flammes ». Devant ce soulèvement, Patricio Guzman se remémore ce qu’il a vécu presque un demi siècle auparavant, s’étonne de voir la jeunesse prête à prendre tous les risques, sans chef, sans leader, sans parti politique. Entre les images inspirantes des manifestations, il pose des questions aux témoins, aux activistes pour comprendre, à commencer par cette jeune femme qui dit participer au mouvement pour son fils de 9 ans. Pourtant dit-elle, « chaque fois que je sors de la maison, je ne suis pas sûre de revenir. Mais on est en première ligne et on est tous là. On agit pour l’amour avec courage et c’est ce qui fait peur à l’État et aux flics. » Après des décennies de dictature, la révolte se méfie des partis politiques et des chefs.
2019, c’est aussi l’appel à l’armée pour réduire un mouvement social. Triste réminiscence pour le réalisateur qui a vécu le coup d’État de septembre 1973. « Nous ne sommes pas en guerre » crie l’immense foule qui manifeste contre le système et pour toutes les personnes qui en sont victimes. Le peuple chilien a oublié la peur, et se bat pour la vie et la dignité dans un chaos et une effervescence merveilleuses.

Une jeune photographe montre ses photos magnifiques de manifs et raconte que les flics l’ont délibérément prise pour cible, elle a perdu son œil gauche. Plus de 400 personnes éborgnées. Une Street-médic raconte que ses camarades devaient lui faire un rempart contre les attaques des flics et des militaires pour qu’elle puisse soigner les blessé.es. Les femmes sont présentes partout, prennent la parole, féministes, mères de famille, retraitées, intellectuelles, toutes se battent pour l’égalité des droits et contre un État patriarcal… La performance politique du collectif Lastesis de Valparaiso, Un violador en tu camino (Un violeur sur ton chemin) — parodiant une devise de la police chilienne (Un ami sur ton chemin) — est créée en novembre 2019 contre les violations des droits des femmes, reprise dans toutes les manifestations au Chili et ailleurs, les dernières paroles sont « El violador eres tú ».
Une autre femme souligne qu’ici, « pendant que les politiciens s’en mettent plein les poches », il y a 73 % de mères célibataires qui ne reçoivent aucune aide : « cette révolution est celle des femmes et elles ont raison ». Ce mouvement aura le visage et la voix des femmes pour en finir avec le système patriarcal néolibéral.

L’éveil et la rébellion de tout un peuple, comment est-ce possible ? Patricio Guzman se pose la question en voix off. Un mystère ? « J’aimerais enquêter sur ce mystère, filmer l’effet qu’il a aujourd’hui sur l’ambiance, sur l’air, sur les émotions et les sentiments des gens, sur ce que ces derniers savent et ne savent pas. » Une femme lui répond, l’éveil s’est fait progressivement, malgré le manque d’éducation civique, l’interdiction de parler politique et religion, la peur et l’héritage de Pinochet, mais c’est devenu insupportable.
Contrairement à ses films précédents, Mon Pays imaginaire est optimiste face au dynamisme d’un peuple et ses nouvelles stratégies de lutte, Patricio Guzman attendait ce retour depuis 1973. Il y a un moment d’espoir durant le soulèvement de 2019, avec l’extrême-droite écartée et l’élection de Gabriel Boric qui promettait la fin du néolibéralisme. Cependant, les actualités récentes font retomber quelque peu l’espoir généré par le soulèvement, la proposition de la nouvelle constitution a été rejetée et les inégalités continuent.
Est-ce pour cela que Mon Pays imaginaire de Patricio Guzman se termine par un générique de fin illustré par les images de 1973 ?
Mon Pays imaginaire de Patricio Guzman en salles le 26 octobre.

Musiques : Border Line, En Primera Linea. Bernard Lavilliers, Corruption.

Reprise en main
Film de Gilles Perret (19 octobre 2022)

Cédric travaille dans une entreprise de mécanique de précision en Haute-Savoie et le matin il escalade la montagne. Son père travaillait dans la même boîte et y était délégué du personnel, mais Cédric ne veut pas entendre parler de syndicalisme. C’est pas son truc. Mais lorsque l’usine doit être cédée à un fonds d’investissement et qu’il est question de compression de personnel pour que l’usine soit compétitive, il se rebelle. Surtout qu’il connaît parfaitement la situation, ce n’est pas le personnel qu’il faut licencier, mais investir dans les machines, dont certaines peuvent lâcher à tout moment. La colère prend le dessus quand il voit une de ses collègues être licenciée pour faute professionnelle. Tout le monde se connaît dans l’usine, ils et elles sont allé.es dans les mêmes écoles, partagent la même envie de rester dans la région et apprécient leur métier. Alors dépendre de spéculateurs qui ne cherchent que le profit à court terme, il n’en est pas question, c’est alors que germe une idée folle, celle de racheter l’usine en se faisant passer pour des financiers. Cédric et deux amis d’enfance se lancent, aidés aussi par l’assistante de direction. Reprise en mains est très bien documenté et totalement réjouissant, du début à la fin, histoire pour une fois que les dominés montrent les dents et s’amusent à manipuler le système qui d’habitude les broie.

C’est le premier film de fiction de Gilles Perret, réalisateur de documentaires, qui déclare « On vit dans un monde où on nous fait toujours croire qu’il n’y a pas d’alternative, qu’il n’y a rien d’autre à faire que de baisser la tête. Dans ce film, j’ai voulu montrer des gens qui relèvent la tête justement, qui peuvent être tout aussi malins que les financiers. Ils comprennent que la finance mène la danse alors ils retournent l’outil contre elle en utilisant ses propres armes. Et puis, la marge de manœuvre elle est politique ! Car on pourrait tout simplement interdire […] le système décrit dans le film où les fonds d’investissement ne mettent que 10 % pour racheter une boîte en laissant cette même boîte emprunter et rembourser les 90 % restants... Cette méthode a créé beaucoup de dommages depuis 25 ans, avec des sommes folles parties dans les limbes de la finance puisque, lors d’une revente, tout ce qui a été remboursé par une boîte revient au fonds d’investissement. Un système dégueulasse mais légal. Ce film est aussi là pour incriminer le fait qu’on laisse faire ça. » Malheureusement la plupart des entreprises appartiennent à présent à des fonds d’investissements ou à des groupements mêlant banques et industriels. « La finance s’est installée partout où il y a de l’argent à ponctionner et, évidemment, c’est d’autant moins qui va dans la poche des travailleurs. » Mais rien n’empêche de se battre et d’inventer des moyens pour contrer le système. Et c’est ce qui se passe dans le film !
People, not profit ! lisait-on sur les panneaux des manifs : les gens avant le profit !
Reprise en main de Gilles Perret est sur les écrans depuis le 19 octobre avec des débats, ne le loupez pas ! Et c’est le moment de bouger…

Musique : Kalune, Plein le dos

Un Couple
Film de Frederick Wiseman (19 octobre 2022)

Librement adapté du Journal intime de Sophia Toltoï et de son livre Ma Vie, le film se présente tout d’abord comme un long monologue dit par Nathalie Boutefeu, qui en est aussi la coscénariste. Léon Toltoï, s’il n’apparaît jamais à l’image, est omniprésent puisque la correspondance s’adresse à lui et tourne autour de son comportement, de ce qu’il représente aux yeux de Sophia. L’impression laissée par les écrits de Sophia est qu’elle est complètement sous la coupe de son illustre mari. Ce n’est qu’à de rares moments qu’elle semble s’émanciper, mais cela paraît très fugace, la passion et la crainte de le perdre reprenant le dessus. Il est vrai que l’époque ne se prête guère à l’émancipation des femmes.

Léon et Sophia Tolstoï se connaissent depuis qu’elle est enfant, ils se marient lorsqu’elle a 18 ans et lui 36. Il est déjà connu comme auteur, et durant toute sa vie, elle travaillera pour son œuvre à lui. Sophia est fille de médecin, a reçu une bonne éducation, parle plusieurs langues, lit en anglais et comprend le français, elle aime aussi écrire. Mais peut-être n’en a-t-elle pas vraiment l’opportunité entre les travaux qu’elle accomplit pour son époux et l’éducation des enfants — 13 enfants —, sans compter les lettres que le couple échange. « Ils forment un couple dysfonctionnel, ce qui m’a paru très contemporain [remarque Frederic Wiseman]. Sophie a publié deux romans, dans lesquels elle raconte une relation avec un homme gentil, constant... Elle y exprime l’espoir d’une vie totalement différente de celle qu’elle connaît avec son mari. » Le couple est certainement « hors norme : 36 ans de mariage, 13 enfants, des disputes intenses, des moments de réconciliation passionnés... Dans la nature expressive d’une île sauvage, Sophia se confie sur son admiration et sa crainte pour l’auteur de Guerre et paix, sur les joies et les affres de leur vie commune. » Et cela donne une réflexion intéressante sur le couple au-delà de l’histoire personnelle de Sophia Tolstoï.

Belle idée que ce scénario écrit à quatre mains qui, à travers les mots de Sophia, évoque les aspirations d’une femme à une vie de partage, de création et de liberté. Cela donne un film surprenant de beauté par les images et les mots, scandé à la fois par le temps qui passe et la sensation d’immobilité. Le film relate différents moments de la vie de Sophia, différentes phases de son couple où s’expriment tant l’amour passionnel que la colère et la rébellion. Les paroles intimes, intenses et profondes font corps avec les images du jardin magique et les gros plans sur les animaux — le canard, la grenouille —, les fleurs, la mer, la nature… C’est l’itinéraire de la vie d’une femme qui se transforme en un voyage intemporel et créatif.
Un Couple de Frederick Wiseman est sur les écrans depuis le19 octobre.

Musique : Tony Hymas joue Léo Ferré, La Mémoire et la mer

Straight Up
Film de James Sweeney (26 octobre 2022)

Un film très bavard et très rythmé, pour le moins original, survolant les codes et drôle sur les rapports humains, le fait de définir son « genre », sa place dans une société et sa sexualité, etc. Et d’ailleurs pourquoi semble-t-il une quasi-obligation à la plupart des gens ? C’est ce qui sous-tend la narration du film avec beaucoup d’humour et parfois même une ironie mordante. La famille états-unienne en prend un coup pour son côté gentil intrusif et à côté de la plaque, la visite de Todd chez ses parents en compagnie de Rory est un régal.

L’histoire… Todd, un jeune gay, est terrorisé à l’idée de mourir seul et il est prêt à remettre en question son homosexualité. Peu de temps après une explication en toute confusion livrée à ses ami.es dès l’ouverture du film, ceux-ci étant quelque peu ébahi.es et dérouté.es pour démêler les questionnements de Todd sur la vie, l’amour, la peur, les pulsions et ses propres contradictions… peu de temps après donc, Todd rencontre Rory, jeune comédienne débutante, amusante et loquace, mais bourrée de névroses, et noue avec elle une relation basée sur le dialogue, sans le sexe… Why not ?!

Du Woody Allen vraiment rénové, des échanges déconcertants, romantiques et touchants aussi, mais surtout qui questionnent sur le conformisme et vigueur…
Straight Up de James Sweeny, un réalisateur à suivre… Son film est sur les écrans le 26 octobre.

Music : Bob Dylan, Mamma You been on my Mind.

44ème CINEMED
Jusqu’au 29 octobre


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