Chroniques rebelles
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Norman G. Finkelstein
Réflexions sur la responsabilité collective dans le conflit arabo-israélien (2)
Article mis en ligne le 1er avril 2008

par CP

Les membres du mouvement de La Paix Maintenant et les sympathisants du “camp de la Paix” parlent tous du sentiment de malaise ressenti pendant leur service militaire au Liban ou dans les territoires occupés.
Un sentiment malheureusement secondaire en regard des faits : un meurtre est toujours un meurtre qu’il soit accompli le cœur léger ou le cœur lourd. Yehuda Ya’ari, rédacteur de Kibbutz, a déclenché une vive polémique en parlant du double langage de La Paix Maintenant qui, selon ses dires, associent les idéaux les plus élevés aux actions les plus basses.
En annonçant son intention de “quitter Israël”, Ya’ari ajoute : “J’émigre parce que « La Paix Maintenant » sert Ariel Sharon et [Moshe] Arens. Ils savent montrer leurs médailles quand ils commandent des bataillons pour des missions de répression, puis, hypocritement, arguent de leur bon droit devant un millier de personnes… Quand ils reçoivent l’ordre de disperser des rassemblements [de Palestiniens] ou d’emprisonner des centaines de milliers de personnes dans leur maisons, ils obéissent au nom de la démocratie — concept valable pour un peuple et non pour l’autre — et, au nom de la sécurité d’Israël, détruisent le foyer d’une famille, seulement parce que l’un de ses membres est suspect, laissant enfants, femme, personnes âgées privés de toit, sur le pas de la porte d’une maison détruite. Entre les meetings, les slogans et les grands discours… Ils déracinent des arbres et réveillent des enfants endormis. [1]
Comment, dans ce cas, reprocher aux Palestiniens de se réjouir qu’Israël devienne à son tour une cible ? Ne serait-ce pas plutôt aux Israéliens de se sentir embarrassés de tirer sur les Palestiniens ? Le plus “mauvais cas” palestinien paraît souvent moins répréhensible que le “meilleur cas” israélien.

La position officielle de La Paix Maintenant et de l’aile gauche du parti des Droits des Citoyens est en faveur du service militaire obligatoire ; le “camp de la paix” est catégorique sur ce point et confirme sa position contre le “refus” du service militaire de certains Israéliens. Yossi Sarid, membre du très populaire parti des Droits du Citoyen et de La Paix Maintenant, pense que les “peaceniks” sont peu enclins à commettre des actes criminels dans les territoires occupés. Mais comme le fait remarquer Gabi Nitzan dans Hadashot, les quelque 140 enfants palestiniens tués par balles pendant les quatre premières années de l’intifada n’ont pas été “tués parce que les soldats avaient enfreint des règles. Au contraire, la plupart des enfants palestiniens ont été les victimes de soldats généreux qui avaient obéi à leur devoir”. Le problème ne met “pas en cause les convictions politiques des soldats”, mais plutôt “la présence de l’armée israélienne dans les villes et les villages en tant que symbole de répression du soulèvement populaire d’une population occupée”, une situation qui “provoque la mort d’enfants, de femmes, de jeunes et de personnes âgées. C’est une réalité et chacun doit la confronter en choisissant d’accepter ou de refuser le service militaire.” Sarid, exaspéré par les Palestiniens “grimpant sur leurs terrasses, hurlant comme des fous Allah Akhbar et applaudissant quand les scuds tombaient sur nos têtes”, remarqua avec amertume que, “lorsque une balle tue l’un de leurs enfants, cela touche notre cœur. Quand un missile est délibérément tiré sur nos enfants, cela les remplit de joie.

Il n’est pas sûr que les Palestiniens,“hurlant comme des fous” sur leurs terrasses, se réjouissaient pendant la guerre du Golfe à l’idée de la mort d’enfants israéliens. Il est en revanche certain qu’en se déclarant contre le refus du service militaire (comme le “camp de la Paix” en général), Sarid cautionne le meurtre des enfants palestiniens en ayant le cœur lourd. [2]

Tous ne sont pas dupes des manipulations à la peur ni ne méconnaissent les réels enjeux de l’occupation. Dans la New York Review of Books, le philosophe israélien Avishai Margalit qualifie avec ironie de “kitsch” la littérature “meurtrie et larmoyante” de l’après-guerre de juin 1967. Le “message” contenu dans cette littérature est sans ambiguïté dans sa forme congratulatoire souligne-t-il : “Nous sommes bons, mais nous devons tirer pour tuer — non sans nous replonger dans une quête meurtrie de notre âme tourmentée.” Margalit poursuit en ajoutant que la sentimentalité, avec bonne conscience, est sans doute l’une des choses les plus graves car elle transforme “le soldat combattant en un innocent” ; “l’ennemi” dès lors mérite “les sanctions les plus sévères”.

Un journaliste d’Hadashot cite le cas du général Amram Mitzna qui, grâce à sa séduction, est devenu la coqueluche des Israéliens et des juifs américains. Or pendant les premières années de l’Intifada, il a présidé aux pires atrocités dans les territoires occupés. Le journaliste le décrit comme quelqu’un de “très habile quand il s’agissait de prendre une expression peinée et de rouler les yeux en signe de douleur devant la tâche imposée par la patrie ingrate.” “En dépit de sérieuses difficultés émotionnelles imposées par son devoir” poursuit le journaliste, sarcastique, Mitzna “garde son sang-froid et reste imperturbable… Chaque fois que l’on tire dans le dos [d’un Palestinien], il verse des larmes et chaque fois [qu’un Palestinien] est tué, il donne un discours sur sa rectitude morale qui, malgré l’amère réalité, ne peut être souillée.” “Tout ce spectacle”, conclut le journaliste, “est repoussant, hypocrite, faible et donne envie d’apostropher [Mitzna] et de le confronter au dilemme : préfère-il tirer ou pleurer ? Il est vrai qu’un général doit exécuter les ordres de ses supérieurs politiques, mais il a cependant une marge de choix. Il peut démissionner, et le faisant, mettre fin à sa complicité pour la mort d’enfants atteints par balles dans le dos, pour la brutalité, les humiliations, le harcèlement, la torture physique et psychique… Qu’on nous épargne la présence d’un tel personnage venu susurrer qu’il est irréprochable et que s’il décide de partir, un bourreau prendra sa place. Les « tueurs » qui prennent la relève et sont précédés par leur réputation sont généralement plus honnêtes que ceux qui se disent « l’un des nôtres ». Ils ne dissimulent pas la réalité en versant des larmes de crocodile. [3]

Le tableau angoissant brossé de la situation d’Israël dans les médias états-uniens représente un bénéfice compensatoire. L’image de “l’éternel problème” d’Israël est ainsi conservé dans un espace médiatique modulable. Par exemple, quand Israël a lancé cette vague de violence sans précédent pour réprimer l’Intifada, le Times titrait “Les nouvelles tactiques de violence d’Israël ont fait des victimes de part et d’autre.” Et le New York Review of Books de surenchérir en première page : “l’Agonie en Israël”. [4]

Pour illustrer cette réflexion sur la responsabilité collective, il faut citer le point de vue admirablement candide de Shulamith Aloni, membre du parti des droits des citoyens et de La Paix Maintenant [nommée, après les élections de juin 1992, ministre de l’Éducation du premier gouvernement Rabin et actuellement ministre de la Culture et de la Communication (ndt)]. Questionnée au sujet de la réaction palestinienne pendant la crise du Golfe, Aloni répondit :

Pourquoi serais-je déçue ? Ai-je jamais fait quelque chose pour eux ? La gauche israélienne a-t-elle jamais fait quelque chose pour eux ? La gauche israélienne se compose de citoyens israéliens loyaux à leur pays en accordant leur soutien aux dirigeants et au maintien du système de sécurité national. Nous pensons parfois être différents, avoir fait quelque chose pour les Palestiniens… Avoir beaucoup fait. Mais en réalité, nous n’avons rien fait. Le gouvernement continue de diriger les territoires — en supprimant les droits des personnes, en détruisant, en tuant — et nous avons une part de responsabilité dans cela car nous ne nous sommes pas révoltés. Nous obéissons à la loi. Nous servons dans l’armée… En somme, nous jouons le jeu démocratique. Et le résultat, c’est que nous sommes partenaires … Tous. Nous sommes en réalité la feuille de vigne de la démocratie israélienne… Les Palestiniens n’ont aucune obligation envers nous. Nous n’avons rien fait pour eux et ils ne nous doivent rien. [5]

C’est la “dureté de l’occupation israélienne durant la guerre du Golfe” qui explique la réaction palestinienne à l’envoi des missiles scuds, assura Moussa en me rappelant que par le passé ni lui ni ses amis n’avaient approuvé les attaques de civils israéliens. Depuis, leur attitude avait changé, surtout après ces mois terribles. Le ressentiment des Palestiniens s’était cristallisé alors qu’Israël renforçait son oppression jusqu’à des limites jamais atteintes et que le monde observait silencieusement, parfois même avec approbation.

Le pire avait été le couvre-feu prolongé, insupportable. La Cisjordanie et la Bande de Gaza étaient alors devenues — selon les mots d’un journaliste d’Hadashot — un “vaste camp d’internement”. En règle générale, au moment de la guerre du Golfe, les Palestiniens sont restés enfermés chez eux pendant 45 jours. Le couvre-feu était levé pendant 2 à 3 heures tous les trois ou quatre jours. À Gaza, le couvre-feu était levé seulement durant deux heures par semaine, et seules les femmes étaient autorisées à sortir de leur domicile. Le camp de réfugiés de Deheishe [sur la route d’Hébron] a été placé presque continuellement sous couvre-feu pendant près de 100 jours. Moussa était convaincu que le couvre-feu était complètement injustifié, prenant pour preuve le calme qui régnait dans les moments intermittents de sa non application.

B’Tselem — Centre d’information israélien sur les droits humains dans les territoires occupés — a dénoncé la situation au cours de la quatrième semaine de guerre en disant qu’aucun motif de sécurité ne pouvait justifier plus longtemps le couvre-feu. Il était strictement interdit aux Palestiniens de voyager ou de se rendre dans d’autres parties des Territoires sans permis spéciaux même lorsque le couvre-feu était temporairement levé. Dans ses colonnes, Haaretz publia l’interview d’un électeur du Likud, mécontent mais toujours supporter acharné, faisant son service militaire à Naplouse pendant la guerre du Golfe. Comparant les tracasseries militaires et les restrictions de mouvement aux “Sept portes de l’enfer”, il raconte que les soldats, “remplis de haine, harcelaient par tous les moyens les personnes et les humiliaient”. Les Palestiniens munis d’autorisations étaient retenus pendant des heures aux barrages militaires : “Il y avait des soldats qui exigeaient des conducteurs de retirer les sièges du véhicule ou la roue de secours, et d’écouter une à une et entièrement leurs cassettes. [6]

Alors que les écoles israéliennes avaient repris partiellement leur emploi du temps dès la seconde semaine de guerre et les cours normaux peu de temps après, les institutions éducatives palestiniennes restèrent fermées et l’année scolaire fut sérieusement abrégée. Ceci pour la quatrième fois depuis le début de l’Intifada. Les services de santé furent incapables de fonctionner. Le couvre-feu empêchait le personnel soignant de se rendre sur leur lieu de travail comme il était impossible d’appeler une ambulance ou de conduire les malades palestiniens à l’hôpital. Le même témoin assure avoir vu des soldats refuser catégoriquement le transport de malades vers les hôpitaux, ceux-ci “ne paraissant pas malades”. De là sa question :“Quelle est cette situation où de simples soldats s’estiment capables de diagnostiquer sur la condition médicale des résidents ?” Et d’ajouter :“quand ils attrapent un médecin pendant le couvre-feu, il l’oblige à rester debout, les mains contre le mur, durant une heure et demie jusqu’à ce qu’ils décident quelle mesure prendre à son égard”. L’hôpital Al-Moqassed de Jérusalem n’a enregistré durant cette période que 150 naissances au lieu de la moyenne mensuelle de 500. [7]

Dans le même temps, la vie économique a été ramenée au point mort. La main-d’œuvre employée en Israël et dans les industries locales ne pouvant se déplacer était contrainte au chômage. Les agriculteurs ne pouvaient faire leur récolte. L’estimation minimale de la perte quotidienne durant le couvre-feu a été chiffrée à plus de 5 millions de dollars.

Pendant la guerre, l’inquiétude de Moussa était vive pour sa famille demeurant au camp de Fawwar. Sans travail, celle-ci n’avait même plus les moyens de se procurer de la farine. Les conditions s’acheminaient vers la catastrophe. Un journaliste israélien prétendit que “ [8]”. Al Hamishar a signalé qu’un convoi de médecins israéliens et palestiniens désirant se rendre à Naplouse pour secourir les nourrissons souffrant de malnutrition, avait été constamment harcelé par les autorités militaires. L’arrêt imminent de la guerre n’a rien changé et la situation n’a cessé de se dégrader. Dès avril 1991, un journaliste en reportage à Gaza pour Hotam tenta d’alarmer ses concitoyens sur les graves conséquences du “chômage massif” qui transformait “rapidement la Bande de Gaza en une zone sinistrée, ravagée par la famine.” “La nuit, les pleurs des enfants affamés résonnent dans les rues. Les parents désespérés et impuissants les regardent, désemparés. Leur haine et leur désir de vengeance s’accroissent en comptant les quelques sous restant pour acheter du pain et des légumes, et en s’inquiétant de ce qu’il leur restera le lendemain pour se procurer du lait”. “Le jour viendra”, prévint-il dans sa dépêche, “où le gouvernement israélien — c’est-à-dire nous tous — devra répondre à la question : où étiez-vous et que faisiez-vous quand la Bande de Gaza est devenue un ghetto, quand ses 700 000 habitants y étaient enfermés et que les chômeurs se battaient autour d’un morceau de pain pour leurs enfants affamés ? [9]

Durant cette période, près de 2000 Palestiniens accusés de violer le couvre-feu ont été condamnés à payer des amendes variant de 250 à 500 dollars. La plupart, sans ressources, ont encouru des peines allant jusqu’à six semaines de prison. (Même en période normale, ces amendes étaient exorbitantes. Le salaire mensuel moyen d’un salarié palestinien n’excède pas 500 dollars). Les autorités militaires ont saisi l’occasion du couvre-feu pour exiger le paiement d’impôts concernant l’année fiscale suivante. Le même journaliste nota : “Non seulement le gouvernement israélien n’a pas levé le petit doigt pour prévenir cette situation sans précédent, mais il a même aggravé les choses en envoyant les agents fiscaux pour pressurer des gens dont les poches étaient déjà vides… Tout le monde fait son travail, tout le monde obéit aux ordres. Les multiples bras du gouvernement accomplissent leurs multiples tâches… Avec une indifférence impénétrable dont le résultat est une catastrophe incommensurable, la famine méthodique des habitants de la Bande de Gaza.” Un des habitants aurait déclaré : “Vous nous tuez sans fusils. Vous nous tuez avec des règlements, des formulaires et des ordres. [10]

Hormis le couvre-feu, les Palestiniens avec lesquels je me suis entretenu m’ont parlé avec rancune des fameux masques à gaz — ou plutôt de leur manque. En août 1990, à mon départ des territoires occupés, l’Irak avait déjà envahi le Koweit et la menace de guerre se précisait. La distribution des masques à gaz aux citoyens israéliens avait déjà commencé. Une amie palestinienne m’avait alors confié, dans un mélange de cynisme et de désespoir, que si la guerre éclatait, les Israéliens auraient au moins une certaine protection, “alors qu’on nous laissera crever comme des rats”. De retour aux États-Unis, j’ai fait part de ses craintes, mais on m’a rétorqué que c’était là des fantaisies macabres générées par un jugement venimeux. Israël ne serait jamais aussi cruel ou aussi injuste. Pourtant, cette amie n’était pas loin de la vérité. Le gouvernement israélien a d’abord refusé de procurer des masques à gaz aux Palestiniens parce que, a-t-il allégué, “les régions de Judée, de Samarie et de la Bande de Gaza n’étaient pas les cibles des attaques des missiles irakiens.” Mais cela n’a pas arrêté la distribution de masques aux colons des territoires occupés. Après la révision par la Cour suprême de la décision du gouvernement et le tir de plusieurs missiles sur la Cisjordanie, seulement 3% des Palestiniens reçurent un masque. Mais aucun enfant palestinien n’en a bénéficié. Les Palestiniens se trouvèrent ainsi confrontés à un affreux dilemme : respirer librement en regardant mourir leurs enfants de suffocation ou mourir. Les réfugiés du camp de Tulkarem ont préféré la mort en compagnie de leurs proches et refusèrent les masques.

À cette époque, les médias américains ont littéralement bombardé les téléspectateurs d’images émouvantes montrant des enfants israéliens portant les masques à gaz. Amy Goodman, envoyé spécial, a évoqué pendant un court instant une image plus terrible encore, celle des enfants palestiniens sans masques. Moussa me rapporta qu’à la suite des images diffusées quotidiennement montrant les enfants israéliens portant un masque à gaz, sa petite fille de trois ans, terrifiée, l’avait supplié en pleurant de lui en acheter un. Il avait finalement dépensé plusieurs centaines de dollars pour acheter un masque afin de la “sécuriser”, bien qu’il doutât de son efficacité en cas d’attaque. Son fils lui en réclamait encore un, après la guerre. [11]

(Traduction Alice Depret et Christiane Passevant)